Du blanc. Un blanc brouillé par ses cils. Un blanc aveuglant. Elle s’attendait au noir, elle se souvient du noir, mais maintenant elle lutte pour lever des paupières lourdes comme du plomb et le ciel est devenu blanc. Un plafond. Un retour à l’auberge ?
Doucement, tout se lève en elle. Le coton dans ses oreilles, sous sa peau, au fond de sa gorge ; le coton qui remplit ses poumons, étouffe ses pensées, écrase sa trachée.
Des fourmillements lui remontent dans les pieds, les doigts, les bras. Ils grésillent à ses oreilles dans lesquelles se déverse un bruit assourdissant. Ça couine, ça bip, ça grince, ça tonne de paroles qui s’entrechoquent. L’odeur lui agresse le nez, la pique ; elle veut la chasser mais ses poumons peinent à se remplir et à se vider.
Elle a mal partout. Mal de passer d’un engourdissement total à un corps plein et entier. Un corps qui pèse, qui brûle, qui coince, qui cogne. Elle déglutit. Ça rappe. Elle veut parler. Elle veut appeler Robin, Alix ou Fulbert. Elle sait que les ombres qui s’agitent au-dessus d’elle ne sont pas eux, que les voix qui résonnent ne sont pas les leurs, que l’air qui se brasse tout autour n’est ni celui des bois, ni celui de l’auberge.
Mahaut est terrifiée, mais elle ne peut ni crier, ni pleurer, ni s’enfuir. Son corps de pierre ne fait que ressentir. Le crépitement de l’atmosphère, la gravité qui lui broie le souffle, le froid qui court sur ses bras.
Elle se concentre, car elle ne peut faire que ça, et les ombres se précisent quelque peu sur un blanc qui s’adoucit, et les voix se détricotent pour former des phrases.
— Mahaut, vous m’entendez ?
Oui, elle entend. Elle se concentre encore. Une lumière vive passe devant ses yeux. Elle distingue un sourire sous une moustache, des yeux derrière des lunettes, un pull bleu sous une blouse blanche. Elle remarque des objets clippés à une poche de poitrine – des stylos – et s’inquiète soudain de sa broche.
S’inquiète du dragon, de l’épée, de ses amis. Son cœur accélère, les bips accélèrent.
— Tout va bien, Mahaut. Tout va bien, dit l’homme.
Et elle ne sait pas si tout va vraiment bien, parce que cet homme est médecin et qu’elle sait que cet endroit est un hôpital, et qu’elle ne voit ni Robin, ni Alix, ni Fulbert. Ils ont pourtant dû l’emmener ici. Et Rubia ? Sa tête bourdonne. Elle veut se rendormir. Elle veut ses amis. Elle ferme les yeux.
Tout sera plus clair au réveil.
Mon Dieu. J’ai eu si peur, si p…
...vérifier d’éventuelles séquelles.
… m’entends ? Mahaut ? Pourquoi elle ne…
Laissez-lui du temps. Les réveils sont hachés et…
Est-ce que je…
...bien sûr. Je vous y en…
Ma chérie ? Est-ce que tu m’entends ? Tu me vois ?
— Ma chérie ? Est-ce que tu m’entends ? Tu me vois ?
Oui, elle le voit et elle l’entend, mais elle ne peut pas le dire. Elle veut lever le bras mais il est beaucoup beaucoup trop lourd.
— Docteur ! Sa main !
— C’est très bon signe. Je vous l’ai dit, le réveil sera long et entrecoupé de moments d’apathies. Bonjour, Mahaut.
Le médecin au sourire sous sa moustache se penche vers elle. Il est si net à présent. Sa silhouette découpée et recollée sur un décor embrumé. Mais c’est l’autre qu’elle fixe. L’homme massif, à l’impressionnante barbe brune et aux yeux rouges d’avoir pleuré. L’homme qui semble si heureux que rien ne lui a jamais fait plus peur. Il porte une chemise à carreaux froissée et un jean. Pourtant, les chemises à carreaux et les jeans n’existent pas à Fort-Levant. Il se tord les mains. Il va se casser les doigts, son père, à force de les malmener.
— Peux-tu cligner des yeux deux fois si tu me comprends ? reprend le médecin.
Mahaut s’exécute. Les sourires fleurissent à nouveau. Encourageant pour l’un, noyé de pleurs pour l’autre.
Elle, elle est soudain épuisée. Les lumières pourtant si fortes papillonnent. Le blanc se grise. Les voix plongent à sa suite, mais elle s’enfonce trop vite pour les saisir.
Chaque éveil lui apporte davantage de sensations et de force. Mais son esprit s’affute aussi, ses pensées se précisent tant qu’elle essaye de les rejeter. Chaque fois elle s’attend à voir Robin, Alix ou Fulbert en ouvrant les yeux. Mais c’est toujours le médecin, un infirmier ou son père. Elle aimerait se réjouir de découvrir ce-dernier chaque fois qu’elle ouvre les yeux, mais une peur indicible se fraye un chemin dans ses tripes.
Alors Mahaut cherche à se rendormir. Elle cherche le chemin de Fort-Levant. Mais son corps récupère des forces presque malgré elle.
Un jour, elle bouge les mains et les pieds. Un autre, elle parvient à se mettre en position assise. Sa chambre donne sur le ciel. Elle traque les jours dans l’alternance de nuages et d’étoiles, dans le gris de la pluie, le rose de l’aube et l’orange du crépuscule.
On lui dit d’essayer de parler, mais elle a l’impression que ce sera la fin de quelque chose. Elle veut demander où se trouvent ses amis, si Rubia a été tuée, si Lif a été remise dans son rocher, mais elle sent que les réponses ne viendront pas, alors elle se tait.
C’est elle qui en donne, quand on lui pose une question, par des hochements de tête. Elle réapprend à marcher, à manger, à se doucher. Elle refuse de voir d’autres gens que son père, qu’elle n’ose pas toucher de peur qu’il soit vrai.
— Le docteur Julien pense que tu pourras bientôt sortir.
C’est rare que son père tente une discussion. Comme Mahaut reste mutique, il a pris l’habitude de venir avec un roman et de faire la lecture. Ça les apaise. Il a dû se sentir galvanisé parce qu’elle lui a offert sa compote. Mahaut se demande si elle doit regretter d’avoir franchi cette limite.
Mais elle commence à se sentir si seule d’avoir son père si proche.
— Tu devras revenir pour voir une psychologue, une ou deux fois par semaine.
Elle la connaît. Elle est même allée dans son bureau une fois, pour fixer obstinément le mur de dessins d’enfants derrière la praticienne.
— Mahaut…
Sa voix est si lasse qu’elle se tourne vers lui. Le regard de son père tombe sur la broche que Mahaut a récupéré et épinglé à sa blouse. Elle ne sait pas interpréter ces regards-là. Ils sont pleins de brouillard, des écrans de fumée, alors que d’ordinaire son visage est un livre ouvert.
Il repose la compote sur le plateau repas. Mahaut s’empresse de boire pour se retenir d’effleurer son bras.
— Est-ce que tu m’en veux ?
Elle glisse les mains sous la couverture et les serre fort fort fort. Elle se moque des contacts de l’infirmière pour l’aider à se laver, du docteur qui l’ausculte ; ce sont des gestes froids dont elle peut se détacher.
Mais justement, elle commence à se glacer dans cette chambre lumineuse et cette odeur de médicaments. À attendre des amis qui ne viennent pas, qui sont certainement coincés quelque part, prisonniers peut-être. Elle sait que les mains de son père seront chaudes, et ça devient si dur de résister.
— Ma chérie, parle-moi. Je t’en supplie.
La voix se casse, et avec elle c’est Mahaut qui se craquelle, qui s’effrite comme de la craie. Elle n’y arrivera pas toute seule. Pour trouver Robin, Alix et Fulbert, elle devra quitter cet hôpital et voir au-dehors. S’il y a un au-dehors. Elle n’y arrivera pas seule.
— Papa, bredouille-t-elle.
C’est doux et terrifiant de prononcer des mots. De prononcer ces mots. C’est déchirant de voir des larmes rouler des yeux de son père et se perdre dans sa barbe. Effrayant de le voir amorcer un geste pour la prendre dans ses bras.
Elle cède. Elle presse son front contre son épaule. La chaleur qui se referme sur elle pourrait la brûler. Toute cette chair, ces muscles, cette réalité qui rencontre la sienne lui font tourner la tête.
Au stade où j'en suis, cependant (et ça pourra évoluer mais encore une fois je te livre l'impression au fur et à mesure), je pense que je comprends pourquoi cette première partie me faisait un effet un peu bizarre. En fait c'est important qu'on y croie, mais en même temps, c'est une préparation pour ce qui va suivre, un peu comme si la vraie histoire commençait maintenant (? ça reste à voir mais...). Ça explique ce côté un peu accéléré de certains passages, ces scènes "importantes" bien délimitées plutôt qu'essaimées comme tu le fais habilement d'habitude (je dis pas qu'ici c'est pas habile, juste que c'est plus... arrrh, je sais pas comment dire, genre très carré ? très construit ?). J'ai vraiment besoin d'avoir un regard global avant de pouvoir fixer mon avis, donc bon, je vais juste continuer. Poutoux !
Eh ben oui, voilà, exactement : je voulais une rupture totale entre les deux parties, de ton et d'histoire.
La vraie histoire, en soi, elle commence effectivement maintenant. Dans l'écriture je me suis assurée d'avoir une partie 1 un peu plus courte que la seconde (c'est pas énorme, mais c'est le cas). Du coup, à l'écriture, je me suis retrouvée à condenser parfois beaucoup... parce que j'avais pas de recul sur la place que prendrait la partie 2.
Du coup j'imagine, et j'espère, que tu préfèreras cette partie 2.
La partie 1 fait vraiment très jeunesse et c'était dur pour moi de juger à l'écrit si c'était trop ou pas assez (bon, mon public test de une enfant de 13 ans a pleuré parce qu'on quittait le monde de Fort-Levant, donc pour l'instant je sais que ça plaît un peu XD)
Poutoux !
D'abord parce qu'on comprend tout sans avoir besoin d'explications (enfin je vais te dire ce que j'ai compris...), ensuite parce que la réticence de Mahaut à revenir dans ce monde, à quitter ses amis, on la comprend et on ressent aussi très fort. On sent le crève-cœur d'être ainsi tiraillée entre les deux mondes, même si elle ne le formule pas consciemment ainsi.
Ce que j'ai compris, c'est qu'elle avait eu un grave accident et qu'elle est restée un certain temps entre la vie et la mort, que sa mère n'est pas (plus) là, et que son père s'en veut (pour quoi, ça on ne sait pas encore). Bon je ne m'aventure pas plus loin, on peut imaginer plein de trucs à ce stade...
Ce qui se devine en filigrane, c'est que le passage d'un monde à l'autre n'est pas forcément évident...
A bientôt pour la suite !!
Tu as plutôt compris ce qui doit être compris (le père ne s'en veut peut-être pas autant que tu sembles l'imaginer).
J'espère que la suite te plaira, avec ce changement de ton justement.
Merci d'avoir tout lu si vite.
A bientôt !
Visiblement, mourir dans l'autre monde l'a recatapulter dans son monde à elle, mais c'est clairement pas ce qu'elle aurait voulu, elle veut juste retrouver et aider ses amis :'( La situation est assez horrible pour le pauvre père qui fait tout ce qu'il peut pour sa fille, sans forcément comprendre ce qui va pas, mais en même temps, il peut pas comprendre.
Est-ce qu'avait de changer de monde, Mahaut a eu un grave accident ? Ca expliquerait son état à l'hôpital. Est-ce que sa maman est morte pendant l'accident, et elle a récupéré à ce moment la broche qui lui a permis au moins mentalement de changer de monde et de la sauver ? Le papa a l'air de s'en vouloir pour l'accident, il y est pour quelque chose ou c'est juste il s'en veut de voir sa fille blessée ?
En tout cas, j'ai vraiment beaucoup aimé tout le chapitre, avec Mahaut qui lutte contre son rétablissement, qui veut clairement pas penser que tout ça n'était qu'un rêve, et qui lutte contre elle-même beaucoup. J'ai vraiment trouvé tout ça très poignant, très cool et très bien fait ! =D
Je suis très rassurée que tu aies éprouvé tout ça. Ce chapitre est un moment crève-cœur pour Mahaut... Et si j'ai réussi à le transmettre, c'est l'idéal !
Je vois que tu as encore des théories uhuhu Donc je suis curieuse de lire tes réactions sur la suite.
Merci de lire si vite Flammou, ça m'aide et ça me fait prendre confiance en ce texte !
Bisous !