2 / [Ouest] - Cages à poules

Par Cyrmot
Notes de l’auteur : J'avais 8 ans et je ne comprenais pas qu'on puisse ne pas aimer le papier peint. Ou les appartements HLM.

1

Refaire l’appart


 

— C'est bon le raccord en bas loulou ?

Les tiges et les feuilles étaient toutes face à face, c'était joli à voir. C'était magique même comme ça tombait bien ensemble. Je posai mes mains sur le gros motif pastel en reniflant à plein nez. La colle sentait super bon.

— Melvil ? Le raccord !

Je relevai la tête et trouvai celle de ma mère bien plus haut, presque contre le plafond, le corps arc-bouté sur un petit escabeau.

— C'est bon ? je peux descendre ? J’expédiai un oui oui assuré, ma mère passa la grosse brosse de partout sur le papier.

On avait bougé les meubles la veille avec Noémie et Octave, tout était entassé au milieu du salon, canapé, table, fauteuils, télé. Ça ressemblait presque à un stand de brocante ou à un déménagement. Sauf que nous on ne déménageait pas, ma mère était juste rentrée un soir un gros cabas à la main et un tas de rouleaux sur les bras, puis elle avait parlé de refaire l'appart. J'avais d'abord imaginé des escaliers, des murs écroulés et remontés ailleurs pour faire des nouvelles pièces, une salle de jeu ça aurait été génial, alors elle nous avait fait le topo en déballant les trucs.

Je ne compris pas tout de suite pourquoi elle voulait changer de papier peint, elle parla de luminosité, de rafraîchir l'intérieur, elle comptait s'y mettre d'ici la fin de la semaine le temps d'avoir tout sous la main.

—C'est quoi ça ? Ça sert à quoi ? J'avais demandé en fouillant le cabas.

— Ça c'est une roulette de tapissier. C'est pour bien fixer à la fin et enlever les bulles.

J'aimais bien l'objet, je commençai à le faire rouler sur la table de la cuisine, les portes du placard, sur le dos et le crâne d'Octave aussi, d'un geste agacé il avait repoussé mon bras avant de demander un peu inquiet si on avait le droit parce que de dehors ça se verrait, et dans la cité on dirait partout vous avez vu chez les Merlot ça a trop changé ils font quoi. Ma mère avait ri en lui pinçant la joue puis elle était partie dans le salon, un rouleau à la main, regarder comment ça ferait.

En allant la voir s'affairer, je comparai la taille d'un rouleau à la longueur des murs. Sûr qu'il y aurait du boulot, même rien que pour une pièce.

On ne serait vraiment pas trop de deux pour avancer.


*

 

Fllronnn fllronnn, ça faisait fllrronnn fllrronnn quand ma mère passait la brosse, j'aimais bien le son, ça allait bien avec maroufler ; elle m'avait appris le mot, je le trouvais chouette, faut maroufler le lé elle avait plusieurs fois répété dans la matinée d'une voix pro. Même si c'était bizarre, c'était pas normal un mot si court. Fllronn fllronn, j'attendis qu'elle termine pour passer derrière, assurer que ça soit bien collé, éclater les bulles. A chaque fois je reculais d'un pas pour admirer le travail, propre et net. Un vrai pro aussi.

On devait aller chez mon père pour le week-end avec Octave et Noémie, mais moi ça me disait rien mais alors rien du tout. Il était avec une nouvelle femme depuis quelques temps, Véronique. Elle était vaguement sympa, habitait dans une vague banlieue à l'ouest de Paris, et la seule chose de sûre c'était qu'on s'emmerdait ferme chez elle, dans sa baraque au milileu des champs, à rien foutre ou bien jouer au Yam ou aux osselets en mangeant son pain perdu, et elle avait des chiens en plus de ça.

J'avais réussi à convaincre ma mère que je serai super utile au chantier, et hop un week-end cochon-qui-rit de zappé, en une matinée on avait déjà fait la moitié de la pièce. Elle avait laissé les fenêtres grandes ouvertes pour aérer, de là je voyais tout le monde qui nous observait à l'œuvre. Les petits à vélo, les mères en revenant des courses, et la plupart s'arrêtant pour causer, ah c'est sûr ça va mettre un bon coup de frais!... Eh ben faut avoir le courage!... Et c'est ton fils qui se cache là derrière ah ah!... Mais tu l'as trouvé où ce papier?!...

Mais une fois tout le voisinage au courant on avait pu avancer, le lendemain vers midi c'était déjà plié, j'aidais fièrement ma mère à ranger tout le matériel au milieu des odeurs de colle fraîche et des motifs colorés.

En retrouvant le vieux papier peint gris à rayures du couloir, le même que dans toutes les pièces de tous les appartements de la cité, je me dis qu'on était comme des rois maintenant, avec genre une salle de château quand on arrivait.

L'impression se confirma de retour dans la lumière dorée du salon, ma mère n'avait remis que les tapis au sol, ça résonnait quand on parlait, j'imaginai alors tous nos repas du soir là-dedans ou quand on regarderait la télé, on serait comme des riches, la tête d'Octave et Noémie quand ils reviendraient de chez les paysans.

 

2

Là où tu vis


 

Quinze jours plus tard c’était rebelote chez Véronique, je me tordais les doigts dans tous les sens sur une feuille de papier en comprenant rien à ce qu’elle me disait, pli vallée, pli montagne. Un barbu à bandeau chantait d'une voix toute molle sur un disque derrière, rien qu'en voyant la pochette ça m'avait déprimé.

Je ne savais pas trop ce que fichait mon père, certainement du bricolage encore, quelque part au fond de cette baraque. La plupart du temps il nous lâchait en arrivant, il revenait pour le repas, puis on ne le voyait plus de la journée.

Parfois à table Véronique lui disait que ça serait bien de déménager, que c'était trop petit chez elle, surtout pour tout ce qu'elle faisait, pour ses créations, qu’ils pourraient se trouver quelque chose ensemble. Qu’il y aurait même de quoi coucher les mômes, un coin à eux.

Mais mon père ça semblait plutôt lui convenir cette situation. Alors il parlait d’autre chose, il terminait son verre, s’allumait une gitane, buvait son café. Et puis il retournait bricoler.

Et ce midi encore Véronique l’avait regardé partir en se mordant les lèvres, les yeux plongés un moment dans le vide.

Et puis d’un coup elle avait tapé du plat des mains sur la table, avec une toute autre voix, comme pour une grande nouvelle à nous annoncer.

Quelque chose d'assez chiant s'était alors profilé à l'horizon.

Elle y avait mis du cœur pourtant, Qui c'est qui veut faire de l'origami elle avait lancé. Une heure après elle s'animait encore, entre ses pliages de poules et de lapins. Elle avait même mis les chiens dehors, une première.

Enfin bref, il devait être dans les 15 heures, la journée était déjà sans fin, et je ne pigeais toujours pas comment terminer sa foutue grenouille malgré ses encouragements. Comme ça tu pourras la mettre sur ton chevet, ou la montrer à tes copains, elle m'avait sorti, et ça non plus je pigeais pas.

Je me voyais bien sur le terrain de foot à la cité, arrêtez les gars, arrêtez le match arrêtez tout ! Hop je vais vous montrer ma grenouille sauteuse qui va faire des petits bonds jusqu'au corner, hop hop.

Alors qu'on avait demandé quoi à la base avec Octave à part un avion, juste un truc vite fait pour s'amuser ; elle avait des tas de fiches pour plier tout le zoo de Vincennes, mais rien qu'un planeur il y avait plus personne. Mon père y arrivait bien lui normalement, il aurait pu prendre cinq minutes pour nous montrer, plutôt que de disparaître dans ses outils.

J'entendais parfois des bruits de perceuse entrecoupés d'aboiements de chiens dehors.

De grosses grilles seraient tombées d'un coup autour de nous ça ne m'aurait même pas surpris.

 

*

 

— Ben tiens tu peux venir m’aider si tu veux, il me reste des carreaux à fixer sur la pierre.

Véronique avait fait des aller-retours dans la cuisine, on n’avait pas trop su ce qu’elle farfouillait là-bas, juste que ça sentait bizarre jusqu’ici, comme si elle avait fait cuire des plantes dans son four, puis elle avait mis un autre disque, en tirant une drôle de tête. Elle était restée des plombes debout devant la pochette, toute blanche avec des yeux un peu rouges, avant d'aller s’asseoir en tailleur au bout du salon.

Ça chantait dans tous les sens sous des flûtes et des tambours son disque, ils devaient être au moins quinze par chanson.

Je lâchai mon pliage de cocotte à moitié broyée sur la table et cherchai un coin où me poser, entre la petite marre de carreaux multicolores, la panière à chien, un plateau rempli de vaisselle, l’outillage sur la bâche plastique et des revues de théâtre et de poésie étalées.

— Regarde c’est simple, moi je coupe les morceaux et toi tu les colles.

Elle avait une voix différente, un peu pâteuse, et elle ouvrait grand les yeux pour fixer sa grosse pierre posée contre le mur. Je me demandai comment on avait pu rentrer un truc aussi énorme dans la pièce.

— Mais c’est quoi, ça sert à quoi en fait ?

— De quoi, la mosaïque ? Ben c’est de l’art, ça sert… ça sert à créer des jolies choses.. ... à voyager... C’est chouette hein ?

Je tournai la tête un peu comme elle, à droite, à gauche, devant son œuvre.

C’était plutôt moche, ça faisait comme un grand soleil avec des fleurs autour mais tout était carré, bordélique et mal dessiné.

— Et tu vas laisser ça là ?

— Ben oui tu veux que je la mette où, c'est pas le château de Versailles chez moi ah ah. Regarde, ça va faire une déco sympa avec la peinture sur soie en face.

Je jetai un oeil derrière moi, trouvant un tas d'éclaboussures sur un drap tendu, une pagaille de masques accrochés autour.

— Tiens je t'ai mis la colle, t'as plus qu'à le poser.

— ... Et je le mets où ?

— Où tu veux, tu es libre! C'est ça aussi faire de l'art!... Fais comme tu sens !

Je collai le truc vert tout en bas, à la limite ça pourrait faire de la pelouse, puis répétai le même geste plusieurs fois, avant d'hésiter devant le carreau qu'elle venait de me refiler.

Elle éclata de rire.

— Eh ben alors ? Je te sens perdu là mon grand !

— Ben c'est bizarre aussi le violet ça va pas.

— Mais non il y a rien de bizarre, mets le où tu veux !

— Mais je peux pas, il m'en faut un autre, un vert.

Elle me rendit encore son sourire éclatant.

— Faut arrêter de mettre les choses dans les cases, faut se laisser aller !

— Mais après on comprend plus rien.

— On s'en fiche de ça mon grand, si on comprend tout, tout de suite, après c'est pas rigolo !

Je la dévisageai en réfléchissant à ce qu'il y avait de rigolo, puis reposai le carreau en soupirant.

— Pourquoi tu mets pas du papier peint sur les murs ?

— Hein, du papier peint ? ! Oh non pitié, hi hi. Quelle drôle d’idée.

— Nous chez nous on en a mis dans la salle à manger et puis dans l’entrée, ça fait super joli.

— La « salle à manger » ?.. Oh l’angoisse déjà le mot, hi hi… La salle à manger, l’entrée... C’est encore des cases tout ça !

— Ben non, c’est des pièces.

— Oui oui j'ai bien compris... ... ... Mais bon, tu trouves pas ça ringard toi, ou super triste le papier peint ?

— Non j’aime bien.

— Ah bon ? Enfin je sais pas, toujours les mêmes dessins sur les murs, partout, c’est … – elle planta un carré dans l'air avec ses mains – c'est un peu « clac-clac », non?

Elle reprit le carreau violet et le colla n’importe où au hasard.

— Je sais pas, non.

— Ah bon. Et donc ça te plait toi ?

— Ben oui, c’est beau le papier peint.

— Ah bon, d’accord.

Elle fit tourner entre les doigts et observa longuement le carreau qu’elle venait de piocher.

— Et puis c’est tout propre, c’est mieux, j’ajoutais.

— D’accord, d’accord.

On resta un moment en silence devant le soleil carré.

— Sinon moi je pourrais t’aider à le poser si tu veux.

— Hein ?

— Le papier peint. Je peux t’aider, je connais tout maintenant, ce qu’il faut acheter et tout…

— Ah ah, c’est gentil !... Mais non c’est vraiment pas possible houla non, moi la tapisserie tout ça je peux pas !

— Ah tu peux pas ?...

— Non non, et surtout pas ici ! Et puis j’aurais pas la place ! ... Mais je comprends que là où tu vis - elle replanta un carré, clac-clac – je comprends que dans un HLM ça soit très bien ! Elle colla son morceau avec application.

— Dans un HLM ?

— Bah oui, quand tu vis dans une cité forcément du papier peint à côté c’est joli.

Une cascade d’aboiements tonna au même moment dans le jardin, je sursautai en regardant vers l’entrée, m’attendant à quelque chose, des couinements désespérés, une porte défoncée, bref qu’on se recogne les chiens dans la minute.

Puis en me retournant vers Véronique je la découvris de nouveau absorbée dans son bazar, yeux grands ouverts et brillants.

J’attendis un peu puis me levai pour aller voir où en étaient Octave et Noémie.

Si ça se trouve en mélangeant une poule et un bateau ils auraient trouvé par hasard un pliage pour faire un Concorde ou un F-15.

 

3

 

— Mais non pfff, n’importe quoi !

— Quoi n’importe quoi ? Sii !

— T’as rêvé, elle s’en fout je te dis.

— Qu’est-ce que t’en sais d’abord.

On était attablé dans la cuisine avec Octave et Noémie, mon père nous avait ramené un peu avant la nuit.

Ils croyaient pas à mon idée, je comprenais pas. Je terminais ma compote en fronçant les sourcils. J’en avais parlé tout excité à ma mère en arrivant, le manteau encore sur le dos, et là ça avait été encore plus simple, elle avait secoué la tête et n’avait plus rien écouté.

En gros j’étais le seul à croire que Véronique viendrait peut-être vivre à la cité, j’y avais réfléchi sur le chemin du retour, je trouvais ça super logique. En plus il y avait un appartement tout vide dans l’immeuble en face au quatrième, juste au-dessus des Abdellaoui, je passais devant chaque fois en allant à l’école.

Et puis comme ça elle aurait de la place pour son bazar, même le gardien pourrait l’aider pour monter sa grosse pierre, ou même un jour la redescendre pour la foutre en l’air dans un des containers, avec ses masques et ses draps tendus quand elle se serait décidé à mettre du papier peint.

Et même pareil pour ses chiens, il y avait bien Madame Levêque qui promenait le sien au moins huit fois par jour, ça ferait toujours quelqu’un avec qui discuter.

— Elle s’en fout, reprit ma sœur en débarrassant son assiette. Je l’ai entendu parler de la cité avec papa quand ils étaient dehors. Et une autre fois aussi dans la voiture.

Je sais pas comment faisait ma sœur, on aurait dit Madame Bouchard la femme du gardien, elle était toujours quelque part pour entendre des discussions et tout savoir.

— Et ben alors ? Franchement c’est nul ce qu’elle a dit.

— Quoi c’est nul, elle a dit que c’est bien le papier peint dans l’appartement.

— Mais t’es bête ou quoi, elle a dit qu’on vivait dans des cages à poules et tout, qu’elle se demandait comment on faisait pour habiter ici parce que c’était pourri. Même que papa il était pas d’accord, alors elle a dit c’est horrible les cités, ça devrait pas exister.

Je gardais la bouche ouverte, la cuiller encore pendue contre la lèvre.

Pourquoi elle avait dit que c’était horrible, je comprenais pas. Je me concentrais un moment pour voir quelque chose d'horrible, je voyais des monstres ou des missiles qui tombaient, des tornades ou des flammes de partout.

Je reposai ma cuiller et regardai par la fenêtre.

Un vent léger soulevait quelques feuilles mortes sous le lampadaire devant l’immeuble.

Quelques flaques d’eau éparpillées reflétaient la lumière, sur le parking derrière deux mecs discutaient devant une voiture.

J’aperçus la silhouette de Walid, le grand des fils Ourimi qui rentrait dans son immeuble, tête baissée dans son blouson. Puis celle d’un chat qui rôdait vers le local à mobylettes.

Je ne voyais rien d’horrible là-dedans, qu’est-ce qu’elle racontait.

— Moi je veux plus aller chez elle, fit mon frère à côté, en plus ils sont débiles ses chiens.

— Et puis sa maison elle est pourrie, moi aussi j’y vais plus, viens on va le dire à maman.

Le menton enfoui dans ma paume, j’observai Octave et Noémie quitter la cuisine, puis tournai de nouveau la tête.

Sur le parking la voiture venait d’allumer ses phares.

Je suivis sa marche arrière, jusqu’à la voir disparaître derrière le bâtiment d’en face.

Pendant un moment je demeurais les yeux plongés dans la pénombre, parcourant les rideaux de salons tirés sur des lueurs de télé à tous les étages, les cuisines illuminées, les néons et la buée, et les têtes qui passaient parfois devant les carreaux.

Et puis au quatrième, je retrouvai une rangée de fenêtres noires, vides, un grand appartement désert.

J’imaginai un instant comme ça aurait été trop chouette de tout tapisser là-dedans sans aucun meuble à bouger.

J’imaginai Véronique pieds nus installer des ateliers de tout et n’importe quoi dans chaque pièce en chantonnant, faire son pain perdu dans la cuisine, et puis mettre son chandail et descendre les chiens.

J’imaginai mon père aussi, sa voiture garée sur le parking, et lui quelque part au fond de l’appartement en train de bricoler.

Je voyais sa caisse à outils au sol, son paquet de gitanes et ses clefs sur un bureau, son blouson pendu au porte-manteaux. Je le voyais un instant me féliciter une perceuse à la main pour le papier peint - j’en aurais choisi un avec des fleurs et des soleils tous carrés - puis repartir dans ses travaux.

Et je me voyais en bas rejoindre mes copains pour faire un foot, et me sentir super bien, encore mieux qu’un riche, entre chez ma mère et chez mon père tous deux face à face, comme si tout était bien raccordé.

Comme s’il n’y avait plus de raison d’avoir des pensées tristes ou l’impression parfois que quelque chose me manquait.

Comme si mon père était presque rentré.

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