3, il manque un coeur à certains (Zélie)

Une heure plus tard, le gus du téléphone débarque enfin, dans une voiture de ville qui peine à surmonter les crevasses d’un chemin en terre. Ses suspensions ont dû en prendre un coup, parce que la route pour arriver jusqu’au domaine est cahoteuse. Toujours affublée de mon sweat crotté et de mes bottes pleines de boue, je l’attends juste devant la maison. J’ai déjà préparé une des buanderies pour accueillir les chiots, avec des couvertures et des tapis absorbants qui me restaient de l’arrivée de Banana dans la famille.

L’homme descend de sa citadine, une chemise blanche impeccable sous un manteau bleu marine ouvert, et des chaussures en toile assortie. On va rire. J’entends déjà Richard pouffer dans mon dos. Il fait mine de s’en aller pour réparer une des clôtures, son marteau dans une main et un seau de vis dans l’autre, mais un regard dans sa direction et je le vois me souhaiter bon courage en silence.

Je me demande comment il a réussi à caler huit petits chiens dans son coffre, mais je m’approche sans aucune curiosité. Ce n’est pas la première fois que ce type de profil se pointe chez moi, pensant faire une bonne action. La vérité, c’est le cas, ils ont sauvé des animaux d’un destin funeste et ils sont loin devant ceux qui les ont abandonnés. Mais après tant de situations de ce genre, je me dis juste que le geste le plus beau serait de promettre de subvenir à leurs besoins jusqu’au bout, de ne pas se défiler dès que je fais remarquer qu’ils ont besoin de soins, qu’il faut les emmener chez le vétérinaire et que je n’ai pas toujours les moyens de le faire. Là, certains se rebiffent, et ils me laissent sans choix. Vous voulez une autre vérité ? Je ne peux pas offrir à tous ces animaux une vie merveilleuse, je n’ai pas plus d’argent pour m’en occuper que les autres.

— Bonjour, lancé-je en levant la main en arrivant à sa hauteur.

L’homme fait volte-face alors qu’il refermait la portière derrière lui. Son regard croise le mien, et il cligne plusieurs fois des yeux, comme s’il avait une poussière dans l’œil.

— Oh. Salut ?

Encore un qui a entendu parler de moi mais qui ne me connaît pas vraiment ? Ses iris – d’un vert pâle – descendent sur ma tenue et son nez se plisse. Sans aucun doute l’odeur ambiante des lieux qui mettent à mal ses narines peu habituées à la vie provinciale.

— C’est vous que j’ai eu au téléphone ? questionne-t-il en jetant un œil par dessus mon épaule.

— En chair et en os.

— OK. Bah super.

Le retour du mot fatidique. Mes dents viennent s’entrechoquer les unes aux autres et je me retiens de faire frotter leur émail déjà bien attaqué. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est d’un rendez-vous chez le dentiste.

— Où sont les chiots ? demandé-je en me dirigeant vers le coffre.

L’homme est parti par devant, et s’arrête au niveau du capot, me dévisageant comme une âme en peine.

— Je vous avoue que je n’ai pas eu le cœur dans les mettre à l’arrière. Ils pleurent vraiment beaucoup, vous voyez. Peut-être qu’ils sont malades ?

Je fronce des sourcils et m’avance pour faire le tour de la voiture tout comme lui.

— J’ai mis la ceinture de sécurité pour bloquer le carton, mais vous me direz, si j’avais eu un accident, ça n’aurait pas servi à grand-chose. Enfin, ça ne m’est jamais arrivé de ma vie, ça aurait été vraiment dommage que ça soit le cas maintenant !

Il ne s’arrête dont jamais de parler ! Je tente de prendre mon mal en patience alors qu’il tire sur la poignée de la portière deux fois avant d’arriver vraiment à l’ouvrir et jette enfin un œil à l’intérieur. Si ce n’était pas la première fois que j’avais affaire à ce genre de cas, j’en serais tombée sur le cul.

— Normal qu’ils pleurent, ils sont à peine sortis de la mère.

Mon interlocuteur ouvre de yeux grands comme des soucoupes avant de les poser de nouveau sur ces pauvres petites bêtes. Dans ma tête, je suis déjà en train de réfléchir à la suite, aux dépenses, au fait de se préparer à en perdre un – ou plusieurs. Ces bébés ne doivent pas avoir plus d’une ou deux semaines. Encore un idiot qui a laissé sa chienne non-stérilisée se balader n’importe où. A chaque fois, j’ai l’impression de répéter les mêmes choses. Stériliser un animal n’est pas un acte barbare quand on voit le sort qui est réservé aux pauvres petits qui arrivent par la suite.

— Mais. Qui pourrait faire ça ?

Je ne peux m’empêcher de couler un coup d’œil suspicieux vers l’homme. Il faut dire qu’il arrive souvent que certaines personnes n’aient pas de scrupules au point de m’amener les animaux directement en mains propres. Il faut alors voir les bobards qu’ils me racontent à ce moment-là. Il comprend tout de suite où je veux en venir, et, à ma plus grande surprise, se met à rougir.

— Bah non ! Jamais je ferais une chose pareille !

Je ne vais pas dire que je le crois, mais il y a une chose dont je suis sûre, il n’est pas du coin, parce que sa tête, elle ne me dit rien. Même si je ne connais pas la plupart des habitants des alentours, les histoires de famille se passent de génération en génération et tout le monde se ressemble. Lui, sa tronche, elle ne me rappelle vraiment personne. Il dit vrai quand il prétend que cela fait longtemps qu’il n’est pas venu dans la région. Il peut débarquer de la ville la plus proche, mais ça fait une trotte, même pour sa voiture de citadin. Je ne sais pas d’où il rapplique, mais ça fait beaucoup de kilomètres juste pour se débarrasser de huit chiots non-sevrés.

— OK, soufflé-je.

Je rechigne à toucher les animaux, parce que mes gants sont vraiment crades, et à cet âge-là, vaut mieux éviter de les confronter à des bactéries. Les pelages semblent longs, et vu la couleur – noir avec des tâches blanches – ça doit être des bergers, border-collie ou australien, peut-être.

— Et, donc, vous les prenez ?

Je lève les yeux au ciel. Leurs paupières sont closes et ils doivent sans doute être morts de froid. Il va falloir préparer les compresses, les douillettes et le coin du feu. Ces petites bouilles ne vont jamais tenir dans la buanderie. Sans parler du lait. Est-ce qu’il m’en reste ? Je ne sais plus. Huit bouches à nourrir, c’est une première.

— J’ai le choix ? râlé-je en me redressant.

Il rabat ses cheveux clairs en arrière, et je remarque la ligne parfaite de trois grains de beauté sur sa joue. C’est assez déroutant. Ils sont espacés de quelques centimètres chacun, la même longueur de l’un à l’autre, en descendant. Comme s’il sentait mon regard sur eux, il pose, dans un geste à la fois maladroit et exaspéré, la main dessus pour les cacher.

— Je suis désolé, dit-il.

Je comprends qu’il fait référence aux chiots, et je me contente de hausser les épaules.

— Est-ce que je peux vous aider, d’une quelconque manière ?

Ça, ça me surprend plus, mais il n’est pas le premier à se proposer. Le plus souvent, ils donnent un chèque plus ou moins gros et disparaissent.

— Vous pouvez toujours faire un don au refuge si ça vous tient à cœur, raillé-je en attrapant le carton.

S’il est prêt à sortir son porte-feuille, je n’ai pas intérêt à faire la fine bouche. Quelques euros seront toujours les bienvenus. Curieux, il regarde autour de lui, comme s’il n’avait pas remarqué avant où il avait atterri. Ce mec est un cas.

— Vous avez un site ? Un Tipeee, ou peut-être une campagne sur Ulule ?

— Quoi ?

Le voilà qui se met à me parler chinois.

— Bah, pour le don. Ou alors, Paypal ?

— Ou la boîte aux lettres ? fusillé-je avec humeur.

Nous nous scrutons un long moment, lui paumé, moi acariâtre. Sans aucun doute que si Ethan était là, il se moquerait, en prétendant qu’avec cette tête, je fais quatre fois mon âge. Là, aucun doute, je dois être le portrait craché de ma mère.

— Je n’ai pas de chéquier, m’explique-t-il au bout de quelques secondes. Je vous déposerai du cash.

J’empêche mes dents de se mettre à grincer en claquant des mâchoires et en soulevant le carton contenant les chiots. C’est ça, comme s’il avait prévu de repasser dans le coin. Qu’il continue sa route de petit citadin. Sans aucun doute doit-il penser que c’est triste pour ces petits animaux laissés sans défense, mais qu’un refuge est le meilleur endroit pour prendre soin d’eux et qu’ils trouveront des supers maîtres une fois qu’ils seront en âge d’être adoptés. Mais il ne pense sans doute pas à tous ceux qui finissent à la fourrière parce qu’ils n’ont pas la chance d’être trouvés au bord de la route, ou trop vieux, ou trop malades, ou trop peureux, ou trop agressifs suite aux horreurs qu’on leur fait vivre. Oui, pour lui, la réalité, ce sont ces huit petits chiots, et pas la centaine dont j’entends parler chaque semaine.

— C’est ça, balancé-je en me retenant de grogner.

Je réajuste ma prise sur le carton pour être sûre de ne pas le laisser tomber, et là, le mec a le geste le plus con que j’ai jamais vu. Il tente de m’aider ! Je le repousse d’un coup d’épaule mal poli et d’un regard noir. Aucun doute que je soulève plus de choses que lui. Je me trimballe des bottes de foin de seize kilos à longueur de journée. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est d’un homme dans mes pattes !

— Bon, bah, bon courage, me lance-t-il.

Il a compris le message, il est resté près de sa voiture tandis que je m’éloigne dans la boue pour rejoindre le devant de la maison. Bon vent ! Je ne me retourne même pas alors que je franchis la porte, le carton à bout de bras, les petites bêtes appelant une mère qui ne reverront plus.

— Ouah, je crois que ta politesse l’a choqué ! plaisante avec aigreur mon frère, affalé dans le fauteuil de papa, placé devant la fenêtre.

J’entends dans mon dos le bruit d’un moteur, et je soupire, sachant que cet homme met enfin les voiles.

— Peut-être qu’un jour tu apprendras à accepter les cadeaux avec le sourire ? continue-t-il.

Je coule un regard mauvais dans sa direction tout en m’en allant rejoindre la cheminée. Dès que je pose le carton sur le sol, Alex me tombe dessus, du pain de mie plein la bouche. Super, on va manger dans à peine une heure et mon frère le laisse ingurgiter n’importe quoi. Il ne voudra jamais rien avaler ce midi, et encore une fois seulement des gâteaux au goûter. Un super régime alimentaire pour un enfant de trois ans.

— Un cadeau ? Tu te moques de moi ?

Les pauvres bêtes sont déjà en train de hurler, leurs petits ventres vides. Liés par les heures de travail, les réveils à cinq heures du matin, les journées sous la pluie et les galères, je sens la présence de Richard dans le couloir avant même qu’il ne passe la porte du salon.

— Il reste de quoi faire deux ou trois litres de lait.

Lui-aussi a su lire dans mes pensées.

— Je l’ai mis à chauffer.

Il s’avance et s’accroupit près de moi, les mains sur les genoux.

— Ils sont vraiment minuscules, commente-t-il.

Je ne peux m’empêcher de sourire. Il a toujours eu un faible pour les petits animaux à poils. Présentez-lui un poussin, et il restera indifférent. Mais alors, les chiots et les chatons, ses points faibles. Il tend une main que je sais lavée et frotte ses doigts entre la tête d’un petit père, les yeux clos, la bouche ouverte.

Je sens une présence dans mon dos, et je suis surprise qu’Ethan ait fait le déplacement.

— Super, huit bouches de plus à nourrir grâce à mon salaire.

Ce n’est pas mon genre, mais j’espère vraiment que le citadin va déposer une belle enveloppe dans la boîte aux lettres...

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Audrey
Posté le 09/11/2020
Vraiment très sympa cette histoire. Tu la racontes très bien. C'est juste et tristement réaliste.
Tu as fait un super travail de recherche.
Vivement la suite !
rroulietta
Posté le 09/11/2020
Merci beaucoup, ça me fait très plaisir !
Pour l'instant, ce ne sont même pas des recherches, mais plutôt des choses dont j'ai été témoin ou des récits de gens que je connais ^^
Bientôt ♥ !
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