3-LIBERATION

Au cours de ma seizième année, mon rôle de lingère s'acheva brutalement. Madame Angeline jugea que mes formes pouvaient attirer les voyeurs et autres mains baladeuses. Au poignet, je portais un ruban rouge, signe que j'étais réservée. Aucun homme, ni aucune femme, n'avait le droit de réclamer un moment d’intimité avec ma personne. Je n'étais autorisée qu'à servir le vin, à porter les plats ou à assister à Mlle Jeanne dont les services étaient particulièrement chers. 

L'interdiction de quitter la demeure fut prononcée le jour même. J'étais trop enviable pour déambuler dans les rues de Bordeaux. Les hommes posaient un peu trop leur regard sur un produit déjà vendu. Il était inconcevable que je perde ma fleur avant que le client n’y ait goûté. Durant tout ce temps, je me liai d'amitié avec Mlle Jeanne. Elle souhaitait m'enseigner son art. Madame Angeline refusa. Néanmoins, elle accepta que je partage sa chambre plutôt que celles des appréciées. J'étais l'exception détestée par l'ensemble des filles. Je dormais sur un simple matelas, au pied du lit de celle qui était encore mon amie. Chaque jour, je le roulais et le glissais dans un coffre. La chambre devait être à l'image de son occupante : froide, stricte, et ordonnée. 

Mlle Jeanne m'apprit à être une poupée. Elle m'expliqua que mon corps était une arme. L'entretenir, l'embellir, le magnifier étaient une obligation pour rester à l'abri entre ses murs. Elle avait vu trop de connaissances finir dans les ruelles à tapiner pour quelques sous.

-Souvent elles meurent de maladie, disait-elle, ou abîmées par les chiens de la maquerelle. Ces hommes ont tous les pouvoirs sur les filles. Leur seule obligation est la rente mensuelle que Madame Angeline leur réclame. Grâce à ce fonctionnement, elle reste la maîtresse du commerce du sexe de Bordeaux. Attention à ceux qui cherchent à la doubler.

Mlle Jeanne ne souhaitait pas perdre ma compagnie de cette manière. Elle m'acheta parfums, crèmes, maquillage, vêtements, bijoux. Entre ses mains, je devenais un diamant hors de prix. Madame Angeline refusa des sommes astronomiques pour l'époque. Elle m'avait déjà vendue. Elle honorerait son contrat. Mon orgueil s'amplifia. Je me permettais d'écarter des mains. Malgré les nombreux reproches de ma propriétaire, je me sentais innocemment protégée par l'absence de mon acheteur. 

Cette situation dura jusqu'à mes dix-sept ans. Je finissais par croire que cet homme ne viendrait jamais chercher son dû. Grâce aux conseils de Mlle Jeanne, j'étais une perle. J'étais aussi de plus en plus détestée par les autres filles. Depuis mon arrivée, le groupe n'avait cessé de se modifier. Les trois autres, arrivées à la même période que moi, avaient depuis longtemps fini entre les mains d'un des six chiens de la maquerelle. Je ne m'étais pas inquiétée de leur sort. De toute manière, leur destin ne m'intéressait nullement. 

Ma nudité n'était plus un problème. Habillée de mon ruban rouge, je traversais l'immense salle du lupanar tout en aguichant les clients. Je créais une frustration dont les filles se servaient pour effectuer leurs passes. Elles me détestaient parce que je ne subissais pas les inconvénients d'être une putain. Les jours se suivaient et se ressemblaient. Dans ce microcosme, Mlle Jeanne réussit à cacher à Madame Angeline mon apprentissage. A l’abri des regards, l’art de la domination pervertissait mon âme de croyante. Je devenais une pécheresse, admirative du charisme de Mlle Jeanne. Devant une assemblée, le sexe faible prenait le pouvoir sur ces hommes puissants et soumis aux courbes d’une maîtresse autoritaire. Ils gémissaient, suppliaient, pleuraient et remerciaient toujours la déesse de leurs plaisirs. J'y vis la possibilité de ne jamais finir dans une ruelle. Et pourquoi pas, être un jour ma propre maquerelle.

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