J’installe mon matériel sur la petite table qui m’est dédiée. Je déroule mon tapis d’écriture tout le long du plateau. Ses bords dépassent de la table basse. Je positionne sur ma droite mon encrier, un petit reposoir, deux belles plumes grises sur lesquelles j’équipe une pointe en laiton sur l’une, une pointe en cuivre sur l’autre, et un bâton de cire turquoise. J’empile quelques vélins vierges de l’autre côté de la table. Je les maintiens avec ma tablette d’argile et mon vieux stylet de mes débuts. Le vieux tigre qui m’a fait mander me questionne du regard pour savoir si je suis fin prêt. Je croise les pattes, ferme les paupières et murmure une prière pour la Déesse. Gloire à toi, Déesse. J’utiliserai ton souffle pour la paix des miens. J’attrape avec délicatesse ma plume du bout des doigts, je trempe son bec dans l’encre liquide et j’attends quelques secondes. Une goutte prend forme, gonfle, s’arrondie et recrache le trop-plein de liquide visqueux. Puis, une fois qu’elle est parfaitement ronde et suspendue à la pointe de ma plume, je l’observe avec fascination. Sa perfection m’impressionne toujours. Je tapote ma plume contre le rebord de l’encrier et offre une liberté temporaire à la gouttelette bleutée.
Kadir est un riche négociant de vin et de bourbon. J’ai déjà pu contempler les folies des modes passagères chez les nobles de Kharapath. Pour autant, Kadir est digne d’avoir la palme de l’extravagance ! Sa tenue est sans pareille. De multiples froufrous colorés débordent de tous les plis de sa roche-chemise, lui conférant un air de saltimbanque de luxe. Il porte à ses poignets une myriade de bracelets aux pendentifs clinquants et cliquetants. Un collier serti d’une gigantesque améthyste pend autour de son cou velu. Ses sourcils trop longs et son poil luisant lui confèrent une aura surfait. Sa manière d’être toujours dans l’excès et déraisonnable m’exaspère. Il a toujours payé la guilde des scribes avec largesse, incapable de rédiger lui-même ses propres contrats. Preuve en est aujourd’hui où il me paye grassement pour signer le contrat d’acquisition d’un petit vignoble près de la Gloire, proche de la frontière sud.
J’attaque le papier dès les premiers mots du négociant. Son parler est distinct, clair, et son phrasé est lent. Aucun défi technique ne m’attend pour cette session d’écriture. Je souffle lentement, en un rythme régulier. Je m’installe confortablement, la patte légèrement inclinée, pour être à même de lier et délier les lettres avec aisance. J’entre dans une douce méditation, mon corps tendu vers mon objectif de copie. Assis en tailleur sur un coussin cotonneux, j’agite le bout de mes pattes arrière pour faire circuler le sang. L’accent de Kadir coule en un flot suave et un brin romanesque. Cela me change des termes durs et froids du monde des juristes. Mon esprit se sent libre de vagabonder aux alentours. Le grand salon dans lequel nous nous trouvons exulte la douceur d’une bonne sieste. Les canapés y sont confortables, les tapis y sont moelleux et de belles et grandes tentures exotiques décorent les murs de la pièce. Je peux sans peine trouver des dizaines d’endroits où me rouler en boule pour y ronfler à ma guise. La demeure du négociant est si vaste que je ne suis pas certain que ses domestiques me trouvent avant plusieurs jours.
Le salon de la villa surplombe une rue passante du quartier sud de Kharapath. Des rires de tigreaux résonnent avec les souvenirs des vieilles pierres du quartier. Un peu plus loin retentit l’exclamation d’une tigresse, visiblement excédée. J’étire un doux sourire sur mon visage concentré, tiraillé entre mon désir de m’envoler hors des murs luxueux de la villa et mon goût du travail bien réalisé. La séance de copie s’étire toute la matinée dans un calme apaisant. Alors même que la demeure de Kadir se situe en plein milieu du vieux Kharapath, le tumulte de la cité est étouffé, arrêté aux portes, refusés aux larges fenêtres. Le lieu à cette aura de chapelle, comme si seules les soirées mondaines pouvaient venir y déranger la quiétude.
— Bien. Maintenant que le contexte est posé, passons aux notes financières. Commencez par délimiter un tableau de trois colonnes par dix.
Ah ! Je relève la tête, la patte en suspens au-dessus de mon parchemin. Le bec de ma plume sec de toute encre. Un tableau comptable ! Je n’aime pas ça. Un frisson me parcourt l’échine comme la vague d’un mauvais souvenir. Kadir traverse le salon et referme les volets d’un geste brusque. L’obscurité engloutie coussins et banquettes. Un page dont j’ignorais jusque-là la présence sort des ténèbres et allume plusieurs candélabres disposés çà et là dans la pièce. Il termine son tour par une lanterne à huile à quelques pas de moi. L’aura des flammes se reflète sur mon bol en éteint. L’encre qui s’y trouve prend une teinte macabre. On dirait un bol sacrificiel. Je me regarde un court instant pour m’assurer que je ne me suis pas transformé en prêtre impie. Je repose ma plume et lisse sagement les poils de ma queue. Je la sens anxieuse. Tout va bien se passer, tentè-je de me rassurer. Kadir prend place juste en face de moi. Ses grands yeux jaune pâle me fixent avec insistance. Son visage est gras, et les plis de ses bajoues disgracieux. Il se lèche le museau, prêt à reprendre la main sur son flot de paroles. Il fait tintinnabuler ses breloques et retrousse ses triples manches. « Allons, scribe. »
Ses mots sont teintés de danger. Je suis fait comme un rat. Je plonge ma plume dans l’encre, la remonte puis attend que le trop-plein se déverse dans le petit bol. Le vieux commerçant voit rouge d’impatiente et frappe du poing sur la table. Surpris, je ne retiens pas mon poignet et vibre de concert avec la table. Des gouttelettes d’encre constellent désormais table et parchemin. Je les parcours du regard jusqu’à remonter au visage contrit de Kadir.
— Plus vite, sire Esmerald. Vous me faites perdre mon précieux temps. J’aurais dû me méfier d’être aussi généreux et de faire appel à vous…
— Sire Kadir, il me faut du temps pour ne pas faire d’erreur. Il serait dommage que vos comptes soient erronés.
— Oserais-tu fausser les chiffres en face de moi petit chenapan ?
— Non, bien sûr que non ! Je ne le ferai pas intentionnellement. Je dis juste que…
— Je me fiche de ce que tu as à dire, scribe. Je veux que tu rédiges, et plus vite que ça.
— Non.
Dans le plus grand des calmes, je dépose ma plume sur son reposoir, puis j’écarte l’encrier sur la droite de la table. Je croise les pattes, rabat ma queue contre moi et affronte du regard le négociant en vin. Ses pupilles se dilatent méchamment et les traits de son visage se durcissent. Ses sourcils, alors tout à l’heure une décoration inélégante de son visage, deviennent une prolongation de son corps comme le fil d’une épée. Il s’appuie contre la table basse et force sur son index contre le plateau. Il dégaine sa griffe et l’enfonce sans vergogne entre les veines du bois. J’entends d’ici son cri déchirant.
— Comment oses-tu le refuser un ordre dans ma propre demeure ?
Kadir frappe de nouveau la table. Le choc propage ses vibrations jusqu’à mon bol. L’encre s’y agite dangereusement, prête à s’échapper. Mes affaires s’enfuient, ma plume roule un peu plus loin et mes papiers s’envolent. Seul le contrat reste là, entre nous, alourdi par les mots inscrits pour la postérité.
— Je suis votre obligé, sire Kadir. Néanmoins, cela fait de moi ni votre laquais ni votre page. Je suis le représentant de sa majesté le roi Tarik, seigneur de Kharapath.
— Peuh ! Les jeunes sont si lâches de nos jours. Notre futur est bien incertain quand je vois vos manières de dépravés alliées à votre oisiveté. Dégoûtant.
Je resserre un peu plus mes pattes entre-elles et m’astreint à ne pas sortir les griffes. Ce vieux con m’exaspère. Mais ce vieux con est un énorme client pour la guilde. Après une bonne minute de silence, il reprend sa litanie avec une voix venimeuse.
— Ton protecteur ne sera pas toujours là pour toi. Je parierai même que tu seras le premier à lui planter un couteau dans le dos.
Kadir se relève avec brusquerie et part à la recherche d’un flacon de bourbon. Il se serre un verre tout en maudissant le monde et sa jeunesse. Ses mots acerbes se perdent dans les ombres distordues du salon. Un peu secoué par sa soudaine agressivité, je prends le temps de souffler. Puis, je récupère plume et encre et j’aborde le tableau comptable avec un œil vigilant sur le vieux tigre.
Après des heures de travail éprouvantes, je m’échappe des vieilles griffes de Kadir. J’attends de quitter le quartier pour m’ébrouer. Mon poil empeste les effluves de bourbons parfumés, pouah ! Heureusement, j’ai rendez-vous avec mes amis en ville. Je dois les retrouver à la taverne du Tonneau Sec. Une institution à Kharapath ! Baharak et Zeki m’y attendent déjà, une coupe à la patte. Je les vois qui se prélassent sur la grande terrasse de l’établissement, les pattes et la queue dans un large bassin. Derrière eux s’entend le luxuriant jardin de l’établissement. Je leur fais signe que j’arrive, et Zeki me lève son verre. Il est déjà à moitié vide. À l’entrée de la taverne, une longue queue de manant semble s’impatienter. Un tigre large comme une armoire les retient à l’extérieur. Je m’approche directement de lui, bien décidé à ne pas perdre un instant de plus.
— Je vous salue, gardien des lieux. Que nous vaut votre présence en cette soirée festive ?
— Toi pas négocier Toi faire la queue et patienter avec les yeux.
Il me désigne le bout de la file, après une bonne trentaine de tigres et tigresses. Tous me dévisagent, visiblement mécontent que j’ose les doubler. C’est bien la première fois que l’on me refuse l’entrée de ce divin lieu !
— Je pense que vous n’avez pas bien compris, soldat. Je viens rejoindre deux amis qui sont déjà à l’intérieur de la taverne. Je n’ai pas besoin de faire la queue pour une table, vous voyez.
— C’est toi qui ne comprends pas mon instruction. Toi devoir faire la queue derrière les autres. C’est moi qui décide quand tu rentreras.
Tout chez ce tigre m’agace. Son haleine qui sent la viande avariée, sa tenue de soudard de campagne, son accent à couper au couteau qui est pénible à écouter. Il n’est pas d’ici, et le patronne de la taverne l’a surement engagé pour une bonne raison. Une raison qui m’échappe. Mes délicates oreilles ne peuvent pas en supporter davantage. J’insiste malgré tout.
— Je suis le scribe personne de sa majesté le roi, Tarik le Victorieux. J’exige d’entrer.
— Aucun laisser passer. La patronne me paie pour faire la loi. Je fais la loi. Toi faire la queue. Maintenant.
— Il en est hors de question !
Mes derniers mots sont comme un explosif à ses oreilles. Il m’empoigne par le col avec une rapidité inattendue et dégaine un énorme fauchon. Je tente de me retirer vers l’arrière, mais c’était sans compter sa force prodigieuse avec laquelle il me maintient en place. Le bougre ne lâche pas prise. Plus je bouge et plus il resserre ses pattes sur mon cou, jusqu’à m’empêcher de respirer convenablement. Ses yeux globuleux me regardent avec une colère si intense que je me noie dans leur noirceur. Il finit par plaquer le dos de sa lame sur ma glotte. Je me fige instantanément. Mon cœur cogne dans ma poitrine avec l’envie de s’expulser au-dehors pour prendre ses jambes à son cou. L’air me manque. Je cherche du regard mes amis, mais courbé comme je suis, je ne vois que les murs des bâtisses voisines. Le garde me maintient dans cette position inconfortablement sans broncher. Sans un mot. Sans un geste. Il maintient la pression et m’observe d’un mauvais œil. Je sens sa satisfaction malsaine à me donner une correction. La file d’attente ne bouge pas d’un ongle. Mes pattes tremblent sous la pression et je me sens faiblir d’instant en instant. Mon incapacité à me défendre est plus douloureuse que sa poigne d’acier. Après un moment interminable, le tigre rengaine sa lame et me repousse un peu plus loin. Libéré, je m’écarte vivement de ses pattes et vais m’accouder contre le tronc d’un grand olivier. Le garde de la taverne retourne à sa place, les pattes croisées contre sa poitrine et défie du regard les clients de la file. Plusieurs d’entre eux se retirent discrètement. J’hésite à rejoindre cette queue. Et si le soudard me refuse l’entrée de la taverne ? Tandis que je lisse les vilains plis de mon col, j’aperçois Zeki en pleine conversation avec mon agresseur.
Il porte sa grande toge de travail. D’un beau bleu azur aux broderies élégantes. En son centre est dessiné un étourneau, symbole des traducteurs. Peut-être a-t-il une chance de convaincre ce grand benêt de garde ? Une partie de moi désire entendre les propos de chacun, d’être spectateur de ce duel intellectuel entre un des plus grands érudits de notre cité et un soudard des vallées. Pour autant, mon corps freine des quatre fers. Pas question de m’approcher de nouveau de cette brute épaisse ! Par réflexe, j’attrape ma queue entre mes pattes et la caresse doucement. Mes poils y sont encore tout sensibles. Ma nuque m’élance, me rappelant au passage la marque brûlante de mon col attrapé par le garde. De vilain picotements dansent le long de mon échine. Zeki me fait signe, et le garde détourne le regard sur la queue des tigres assoiffés. Le premier de la file recule d’un bon pas, de peur de prendre un coup gratuit. Je le comprends. Je rejoins mon ami et me faufile dans l’établissement aussi discrètement que les souris dans les galeries du palais royal.
Je dépose ma sacoche de scribe au pied de la table. Une odeur appétissante de grillade m’invite à prendre part aux festivités. Deux poitrines de porcs aux épices attendent sagement de rejoindre mon estomac. Quelle délicatesse de leurs parts ! Je me pourlèche les babines, salivant d’avance du régal qui m’attend. Avant même que je puisse poser une patte sur la première côtelette, une jeune serveuse portant le tabard de l’établissement nous sert trois pintes de bières aux herbes fraîches. Indécis quelques instants, Zeki et Baharak m’invitent à trinquer. J’attrape alors ma bière et trinque en leur honneur. L’odeur de la menthe blanche envahit mes narines et se dépose en moi comme le frimas de ses contrées d’origines. La tension lovée entre mes omoplates se dissipe. Je peux enfin me plaindre de mon épouvantable journée en toute tranquillité. Baharak ricane à ma description de Kadir, tandis que Zeki sourit poliment. Zeki aime conserver sa neutralité en toute circonstance, alors même qu’il n’en pense pas moins que moi, le bougre. Son objectivité professionnelle me le rend encore plus intelligent qu’il ne l’est déjà. Je lui offre une petite tape sur l’épaule avant de laisser la parole à notre plus jeune ami. Baharak nous conte ses premiers jours en tant que scribe officiel face aux acariâtres prêtresses de la Déesse des cinq cieux. C’est une clientèle prestigieuse pour un si jeune scribe ! Leur exigence est telle que chaque mot doit être tracé avec une extrême précision. Même les juristes du roi sont moins regardants qu’elles.
Le soleil s’éclipse au fil de nos conversations, laissant un air rafraichissant parcourir les rues de la cité. Les pavés relâchent les rayons solaires emprisonnés au gré de la journée. Les passereaux se rassemblent en bandes pour piaffer une dernière fois avant que le crépuscule ne les enveloppe. Au contraire, l’ambiance qui règne au Tonneau sec se réchauffe sous les halos des lanternes et des danses d’insectes virevoltants. Le repas terminé, nous nous prélassons tous les trois au bord du bassin, verre en pattes et langue bien pendue. Nous débattons sur les dernières rumeurs à la cour, le cœur rêveur sur l’inaccessible princesse Safiye, fille de sa majesté le roi Tarik. Face à nous, les eaux calmes du bassin reflètent les deux lunes blafardes. C’est Baharak qui prend la direction de la conversation. Il a l’oreille qui traîne partout, et son jeune âge lui permet d’être excusé de ses nombreuses fautes de conduites. Zeki et moi-même, plus mature et nettement plus grand, passons moins inaperçu. Malgré cela, je conserve quelques compétences pour me fondre dans une foule : je suis doué pour trouver les bonnes tenues et je suis capable de me murer dans le silence. Zeki quant à lui, n’a ni l’une ni l’autre. Traducteur dans l’âme, il voue un véritable culte à sa vocation. Il porte toujours l’une des signes distinctifs de sa corporation : la toge, la cape ou la fibule. Cette dernière est plus petite, mais pas moins discrète que le reste. Elle est tellement ostentatoire que même un aveugle ne pourrait la louper !
Baharak se délecte à nous conter les moindres détails qu’il a capturés au cours d’un diner, d’un échange au marché ou d’une balade dans les jardins. Parfois, il se contredit lui-même avec une information contradictoire à ce qu’il nous a asséné comme la pure vérité quelques instants auparavant. Bon client, Zeki et moi approuvant ses dires sans le lui faire remarquer. Ce qui m’impressionne le plus n’est pas tant son art oratoire que sa mémoire prodigieuse. Il se souvient de tout, tout le monde, tout le temps. Même les détails les plus insignifiants comme les griffures sur le bras d’une concubine ne lui échappent pas. Un jour, alors qu’il entamait son apprentissage en tant que scribe, Baharak m’avait raconté son arrivée à Kharapath par la grande porte, au sud de la cité.
— Je tenais la patte d’un grand soldat, armuré de pied en cap. Il me conduisit sur les premiers pavés de la cité. Je me rappelle encore combien ils étaient brûlants pour mes coussinets à nu. Le soleil était à son zénith et brûlait tous les malheureux qui traînent dehors. Il brillait si fort que je n’arrivai même pas à distinguer la tête de mon protecteur. Ses rayons se reflétaient dans les bassins de la place des anciens peuples. Je pleurai d’aveuglement alors même que le brouhaha ambiant me terrifiait. J’avais envie de reculer, de faire demi-tour et de ne plus jamais mettre une patte en ce lieu maudit. Mais… je ne le pouvais pas. J’avais bien trop peur de lâcher la patte du sergent. Il tentait tant bien que mal de me rassurer, mais je n’écoutai pas. Je voulais juste rentrer chez moi, retrouver mes draps et mes coussins. Retourner dans un passé révolu, enterré à tout jamais.
Ses mots m’avaient troublé plus que je ne voulais me l’avouer. Encore aujourd’hui, à la mémoire de son histoire, je tremble. Je me suis revu, petit, traverser moi aussi les premières places de la ville de toutes les abondances. Je craignais d’avancer vers cet inconnu bruyant, grouillant, violent. Il m’était alors impossible de reculer. Pour quoi faire ? Derrière moi, il n’y avait que la guerre. Les mots de Baharak étaient chargés de souvenirs douloureux que je partage toujours. Lui comme moi ne sommes pas d’ici. Nous sommes des étrangers qui nous sommes habitués à vivre comme les kharapathéens. Non… Je me refuse de croire que je ne suis pas un tigre de Kharapath ! Cette cité est tout pour moi. Elle est ma raison d’être, elle est ma vocation, elle est toute ma vie. Je vibre chaque jour avec elle. Mes pensées fusionnent avec ses bassins. Mes poils ne font qu’un avec ses jardins. C’est ici que sa majesté Tarik m’a recueilli, m’a fait grandir et m'a honorée. Je suis kharapathéen. Zeki me donne un coup de patte pour me ramener à la réalité.
— Les amis, je vous ai réservé la plus grande des nouvelles pour la fin ! Accrochez-vous aux étoiles de la Déesse si vous le pouvez et rangez vos queues, car vous n’êtes pas prêt !
— Ha ! Laisse-moi en douter Baharak. Avec toi, il n’y a jamais de fin, ni aux rumeurs, ni à tes histoires.
— Esmerald à raison. Tu es les oreilles de la cour autant que celle de la cité. Il y aura toujours une nouvelle croustillante pour toi, et donc pour nous.
— Que vous êtes mauvaises langues tous les deux ! Vous êtes jaloux de mon talent de dénicheur de la vérité parmi les flots incessants des tigres et tigresses de la cité.
— Ce doit être ça oui. Sers-moi donc du vin en même temps que ton histoire Baharak.
La musique de la troupe de ce soir nous entraine avec un air chaleureux. Les verres pleins, les oreilles attentives, Zeki et moi jouons le jeu de notre ami. Nous le regardons avec autant de ferveur que les croyants au temple de la Déesse. Baharak se frotte les pattes d’impatience. Je sors mon matériel de scribe pour donner plus de poids à son jeu de comédien. Je sors même le plus beau vélin que j’ai sur moi et lui en montre la qualité du grain. Zeki s’amuse face à mon ironie et me laisse de la place sur le parapet qui nous cale le dos. Je suis prêt à noter les sornettes de mon ami. Baharak boit une gorgée de vin, s’essuie ses moustaches frisées et se rapproche de nous deux. Il nous attrape chacun l’un par l’épaule et nous annonce sa nouvelle.
— J’ai entendu dire que la tigresse qui a provoqué il y a dix ans la catastrophe du quartier calciné vient de terminer son premier cycle aux archives de l’université de Flamme-Vaillante !
Ma plume déchire le parchemin et se brise contre la tablette. Ses fibres éclatent et se dispersent entre mes poils. Le bois craque sous mes griffes et des échardes me mordent les doigts. Leurs pointes acérées transpercent ma peau. Mon sang vient tacher le vélin. Je serre la mâchoire et claque des canines. Félindra ! Je me lève, le souffle court et les babines en feu. Dix ans. Un vide affamé engloutit mes compagnons et la terrasse du Tonneau Sec. Mon quotidien à la cour de Kharapath perd l’équilibre. Je quitte la terrasse sans porter un regard en arrière et trace ma route dans les ruelles de la cité aux mille jardins. Je bondis de place en place et ignore les regards que l’on me porte. C’est si difficile de me freiner. Je connais le chemin par cœur. Tout le monde connaît le quartier calciné, bien sûr. Mais moi, je connais tous les chemins qui y mènent. Je débarque dans le quartier aux relents de cendres éternelles. Je contourne les récents échafaudages et retourne là où tout a commencé. Je pénètre dans les ruines du centre d’étude. L’odeur y est encore tenace. Les murs et les plafonds sont recouverts d’une épaisse couche de suie. La fontaine est muette. L’obscurité des lieux m’accueille avec compassion.
Félindra. Ce jour-là, tes talents ont détruit bien plus des maisons et des études. Ce jour-là, tu as détruit notre vie par la même occasion. Je sais, je sais que tu n’y es pour rien. Sa majesté t’a épargnée malgré l’usage dégénéré de ta magie. Je l’ai supplié de te conserver à mes côtés. En vain. Il t’a exilée, là où je ne devais jamais te retrouver. Là où l’on enseigne, par l’histoire et les archives, le mal incarné de la magie au sein de nos peuples. Là où tu grandis, loin de moi. Loin de chez toi.
Dans le patio du bâtiment en ruine, le jardin à repris vie. Du lierre s’infiltre dans les cicatrices du bâtiment. Des bourgeons pointent le bout de leur nez. Elles attendent des jours plus chauds pour éclore. Un couple d’écureuil me scrute, surpris d’être dérangé sur leur territoire. Je les observe un moment, les poings fermés, mon cœur serré. Je ne peux continuer ainsi à me voiler la face. C’est décidé, demain, je pars pour Flamme-Vaillante.
Suite à lecture de ce nouveau chapitre, je te fais mon retour !
Alors, j'ai trouvé quelques longueurs dans ce chapitre. Il y a deux scènes qui prennent beaucoup de place et pour lesquelles j'ai du mal à percevoir l'intérêt.
◘ La scène du début, avec Kadir (encore que j'arrive à lui trouver un intérêt parce que ça apprend davantage d'éléments sur la guilde des scribes), m'a semblé longue, et en plus je dois dire que je n'ai pas bien compris le passage de l'énervement de Kadir. Je crois que tu veux, par ce biais, en dévoiler un peu plus sur le caractère d'Esmerald, mais j'ai eu du mal à accrocher... Pourquoi Kadir devient-il si agressif au sujet du fait qu'Esmerald a pris trois secondes pour réfléchir avant de se mettre à sa besogne ? Pourquoi Esmerald rechigne-t-il pour finalement le faire sans rechigner ? Pour moi il manque un petit quelque chose pour rendre cette opposition, ce petit conflit un peu plus prenant et un peu plus réaliste.
Au sujet de ce passage aussi, il y a cette phrase qui me gêne :
"— Ton protecteur ne sera pas toujours là pour toi. Je parierai même que tu seras le premier à lui planter un couteau dans le dos." -> déjà j'ai un peu de mal pour comprendre le sens que tu voulais lui donner. La première partie laisse penser que Kadir sous-entends que Tarik ne sera pas tjrs là pour protéger Kadir, donc qu'il l'abandonnerait... Mais la seconde suggère qu'Esmerald le trahirait sans hésitation. Ça entre un peu en opposition pour moi.
Niveau petites choses qui m'ont fait tiquer sur ce passage aussi, il y a ça :
"- Plus vite, sire Esmerald." -> sire ? Le terme me semble mal choisi pour un scribe. Maître-scribe ou qqch du genre me semblerait mieux convenir.
◘ La seconde scène qui traînait en longueur, à mon avis, c'est la scène avec le videur devant le bar. Là je n'ai vraiment pas perçu l'intérêt de cette scène. On a déjà bien compris qu'Esmerald s'estime être quelqu'un d'important qui le dit sans arrêt à qui veut ou ne veut pas l'entendre, aussi j'ai un effet de répétition. La longue scène d'étranglement n'a rien apporté non plus je crois, sinon une bonne description mais en dehors de ça, je n'ai rien. Puis finalement toute cette scène retombe d'un coup... Zeki parle au videur, et hop, fini. On ne sait pas ce qu'il lui a dit, et il y a cette phrase "...me faufile dans l’établissement aussi discrètement que les souris" -> alors que clairement Zeki lui a obtenu le droit d'entrer, donc pas de raison de se faufiler discrètement, si ? J'ai l'impression que quelque chose m'échappe.
◘ Pour finir sur une bonne note, la fin du chapitre est intrigante ! On sent que Félindra est quelqu'un d'important pour Esmerald, et forcément ça attise la curiosité. Donc un effet de cliffhanger réussi ! Et cette histoire de quartier calciné intrigue aussi.
Quelques remarques sur la forme aussi :
- "liquide et j’attends quelques secondes. Une goutte prend forme, gonfle, s’arrondie et recrache le trop-plein de liquide visqueux" -> répétition liquide un peu redondante et je trouve que le terme "visqueux" détonne avec le champ lexical utilisé dans ce paragraphe.
- une aura surfait -> surfaite
- refusés aux larges fenêtres -> refusé
- sur mon bol en éteint -> en étain
- voit rouge d’impatiente -> impatience
- oses-tu le refuser un ordre -> me refuser ?
- cela fait de moi ni votre laquais -> cela ne* fait de moi ?
- m’astreint -> m'astreins
- une longue queue de manant -> manants
- et patienter avec les yeux -> je ne comprends pas bien cette expression, "patienter avec les yeux". Est-ce une coquille ou le sens m'échappe-t-il juste ?
- C’est toi qui ne comprends pas mon instruction. Toi devoir faire la queue derrière les autres. C’est moi qui décide quand tu rentreras. -> la façon qu'il a de s'exprimer est changeante. On passe de "c'est toi qui ne comprends pas" qui est correct, à "toi devoir"... Pour rester en harmonie avec cette expression abrupte, j'aurais plutôt dit "toi pas comprendre". Mais ce n'est que mon avis :)
- le patronne de la taverne -> la* patronne
- le scribe personne de sa majesté -> en* personne
- cette position inconfortablement sans broncher -> cette position inconfortable* ?
- pas d’un ongle -> griffe ?
- m'a honorée -> honoré
- Esmerald à raison -> a* raison
- ont détruit bien plus des maisons et des études -> bien plus que* des maisons ?
- à repris vie - > a repris
Voilà voilà pour aujourd'hui ! À bientôt :)
Cela me fait d'autant plus plaisir que tu as lu tout d'une traite !! Et en effet, on rentre dans le vif du sujet, et ce n'est pas fini hihi. Je suis aussi content que mon style plaise. Je le sais non exempt de défaut, alors c'est toujours plaisant de voir qu'il y a un public. :)
Mes salutations,