3. Audience royale

Le plafond de ma chambre est grêlé de mes pensées moroses. Félindra est en vie. Ma petite fille chérie. Ma petite tigresse à la frimousse sauvage. Félindra. En vie, loin de moi. L’image de ma fillette bébé hante mes nuits. Toutes mes nuits. Dix années me séparent de la catastrophe du quartier calciné. Quelques années de ma vie de tigre adulte, une éternité pour une fillette sans père ni mère. Existe-t-il encore quelque part un nous ? Un ensemble, une famille ? Pense-t-elle parfois à son vieux père. Se demande-t-elle pourquoi elle est seule, là-bas, loin des siens, loin des touffes de poils et des panières confortables ? Se souvient-elle des lueurs de Kharapath ? De ses premiers pas ici, dans les ruelles pavées de notre cité. Se rappelle-t-elle la tendresse de sa mère, de mes gestes maladroits pour la porter ? Le flot de questions qui m’assaille est sans fin. Incessant.

 

Je mâchouille un os de yack pour me détendre, pour mâcher autre chose que ma perte de repère. Il est d’une solidité incroyable le bougre. Cela m’occupera bien toute la journée. Et après ? Je sortirai pour en racheter un. Si j’en ai la force. Si je le grignote avec un peu moins de force, peut-être que je peux le conserver une journée de plus. J’ai les pattes en l’air et ma queue pend mollement en dehors de la panière, comme perdue dans les lombes de ma demeure. Un tas de souvenirs heureux plane dans la pénombre de ma chambre. Je secoue la tête et me force à me relever. Je ne peux geindre toute la journée. Je dépose l’os dans mon lit et pars rejoindre mon balcon. Lorsque j’ouvre les persiennes, la lumière du jour repousse toutes les ombres de mes pensées. Le soleil réchauffe mon cœur. Un petit groupe de mésanges bleues chante les louanges du jardin de mon cloître. La maman mésange sautille autour de sa portée de cette année et les encourage à prendre leur envol. Un apprentissage périlleux. Une minuscule mésange piaille à plusieurs reprises, agite ses ailes et s’élance dans le vide du monde. Le vent l’accompagne, puis, après quelques secondes en suspens, la jeune oiselle use de ses ailes pour s’envoler bien au-dessus de ses congénères. Elle flirte sur le courant d’air chaud, virevolte entre les branches des orangers jusqu’à se poser sur une statuette de toit. La voilà prête à quitter le nid. À vivre sa vie, loin de ses parents. Cela paraît si évident.

 

Ma vue se brouille de larmes, me forçant à cligner des paupières plus que de nécessaires. Je me détourne du bonheur de mon jardin. L’air que je respire me brûle de l’intérieur. J’ai l’impression que le temps perdu souhaite me consumer à l’aide de mes vieux souvenirs, comme si je n’avais pas déjà payé assez cher ! On frappe à ma porte. Je m’immobilise, une patte en l’air et la queue en suspend pour me tenir en équilibre. J’inspire le plus d’air possible et tient ma respiration. Immobile dans ma chambre, j’attends. Seul le chant des oiseaux occupe l’espace de ma maison. On frappe de nouveau. Trois coups secs, agacés. Impossible de faire semblant plus longtemps. Je me glisse jusqu’à mes brosses, j’attrape la première venue et me peigne rapidement. Mes poils sont loin d’être luisants et coiffés, mais enfin, ça ira pour cette fois. J’enfile une chemise de lin ample, met des chausses couleur ocre et me ceinture la taille en même temps que je descends l’escalier. On frappe encore, plus véhément. Décidément. J’ouvre la porte brutalement. Je fronce tout mon visage à la vue du tigre qui vient déranger ma mélancolie. Vermeil. Voilà bien le pire individu que je ne voulais pas voir aujourd’hui ! Je resserre mes phalanges sur la portée d’entrée.

 

— Qu’est-ce que tu me veux Vermeil ?

— Moi ? Oh, rien. Tu sais bien que moins je t’approche, plus je me sens heureux. Tu sauras que traverser ton quartier d’aristocrate nanti pour venir toquer chez toi est d’ailleurs un calvaire des plus abominables.

Je claque la porte si fort que toute ma demeure tremble sous le coup de ma colère. Un livre en équilibre glisse de ma bibliothèque et s’affale par terre en un petit tas de feuillets difformes. Je serre des dents pour m’empêcher d’insulter cette vile raclure. Je pose mon front contre le bois dur de ma porte. J’ai envie de me battre contre lui et de l’étranger de toutes mes forces. Je sais que je suis plus grand, plus agile et plus féroce que ce gringalet. Tarik ne me le pardonnera pas. Oh ça non. Et pourtant, sentir mes pattes autour de son cou freluquet me ferait me sentir si bien. Vermeil frappe de nouveau. Je suis certain qu’il est resté aussi statique qu’une statue de glaise. Je lui ouvre, cette fois plus lentement.

— Sa majesté le roi te convoque pour ce soir.

— Je vois. Que me veut-il ?

— Seulement qu’il souhaite s’entretenir avec toi. Ce ne sera pas à la salle du trône. Il t’invite à le rejoindre sur la terrasse aux dragons. Prépare-toi convenablement. Il ne saura tolérer que tu viennes le voir avec cette gueule de mort-vivant.

— Je t’emmerde Vermeil. Je saurai faire ce qu’il faut, comme toujours. Pourquoi t’a-t-il envoyé, toi, ici ?

— Douterais-tu de la sagesse de mon roi Esmerald ?

— Tarik est mon roi avant le tien, laquais. Il sait surement ce qu’il fait, c’est bien la seule chose qui me retient de te plumer. Dis-lui que je serai à l’heure. Oust.

— Cela changera, Esmerald Asil De Rivage-Vert.

 

Je reste interloqué sur ses dernières paroles. Cela doit se voir sur mon visage, car Vermeil étire un sourire malingre sur sa vielle gueule terne. Je n’aurai jamais besoin de lui. Jamais. Ni demain, ni après. Je n’ai pas besoin d’un roturier dans son genre. Je le regarde partir avec soulagement. Ce tigre n’a vraiment aucune élégance. Je doute même qu’il connaissait le sens du mot fierté. Je me gratte les poils de barbe, songeur face au calme du quartier. Vermeil, d’où viens-tu ? Je claque la porte face à l’injustice du monde.

 

Je m’interroge sur ce que me veut Tarik. La terrasse aux dragons est un des lieux les plus privés du roi, et de fait du royaume. On y est invité qu’en de très rares occasions, et uniquement s’il on est fortement considéré par sa majesté. Tarik y dédie ses diners et dégustations les plus prestigieuses, et parfois quelques invitations mondaines. Il n’agit jamais par coup de tête ou par hasard. Tout chez lui est calculé. S’il avait voulu me donner une affaire d’écriture royale, il m’aurait convié à la salle du trône, dans son bureau ou dans l’amphithéâtre des ministres. Là, il m’invite dans son intimité, et il a fait mander son laquais préféré pour m’envoyer l’invitation. C’est donc une affaire personnelle. Familiale peut-être ? Le soleil lorgne déjà sur les pics montagneux d’Odous. Je ferais bien de me préparer.

 

Un gardien du roi me fait entrer sur la terrasse aux dragons. Le carrelage haut en couleur accueille mes pas et fait ressurgir en moi mes souvenirs d’enfance. La terrasse est identique aux souvenirs que j’en avais. De forme ovale, tout en carreaux rouges et or, une rambarde à la forme allongée des antiques dragons nous invite à venir s’y accouder. Au-delà, un parc arboré privé s’épanoui entre les hauts murs du palais. Je m’approche de la balustrade et pose mes deux pattes sur son rebord irrégulier qui reprend l’échine écailleuse du monstre. Le métal doré de la sculpture est patiné par les générations. Cette fois, mes yeux dépassent aisément les barreaux. À quelques pas se déploient deux arbres à soies roses avec majesté. Centenaires, ils étendent leurs couleurs sur tout le parc. Leur grâce n’a d’égale que les ornements des fenêtres et des toits du palais qui cerne ce paradis clos. Toute la finesse des anciens sculpteurs transparait dans les innombrables statues, épis et faitières. Des paons font la roue face au soleil couchant, accompagnés par les pirouettes des singes et les combats des cerfs. Ce zoo figé m’émerveille toujours autant. L’ambiance feutrée et idyllique du lieu me ramène à mes premières années à Kharapath.

 

Mon introduction au palais fut ponctuée de moments exaltants. Adolescent, j’étais déjà instruit sur l’ordre social et la place prépondérante de l’aristocratie au sein de notre peuple. Je savais que le palais royal était là pour épater le peuple et rappeler à tout un chacun que sa majesté le roi était le garant de notre paix et de notre bonheur. Et pourtant… À chaque porte dépassée, je bayai aux corneilles sur l’incroyable décor qui s’étendait tout autour de moi. Je ne pouvais m’empêcher de rêver au-delà de mes espérances, d’épier les adultes et serviteurs du roi, de fouiner dans les tiroirs qui m’étaient interdits. Chaque balade en ces lieux était une nouvelle aventure pour moi. À chacun de mes passages, je m’asseyais avec les autres orphelins et j’écoutais les histoires de notre garant et mentor. Je crois que je ne mesurais pas tout à fait la chance que j’avais de pouvoir pénétrer le bâtiment le plus prestigieux de notre peuple et de pouvoir griffonner sur mes tablettes et carnets librement. La vie à l’orphelinat n’était pas d’une grande aisance, ni d’un confort remarquable. Nous étions trop nombreux pour la place à disposition, la basilique était au crépuscule de sa grandeur et les droits qui nous étaient accordés étaient proches du néant. Toutefois, les visites du palais ou des autres lieux administratifs de la ville nous faisaient oublier que le pays était alors encore en guerre. Je ne pensais plus ni à mon village sous contrôle ennemi ni même à mes parents qui m’avaient abandonné pour me protéger. Kharapath était pour moi le début d’un bonheur véritable.

 

L’ouverture d’une double porte me ramène à la réalité. Je lâche la rambarde, une pointe de nostalgie coincée en travers de la gorge. Je m’avance jusqu’à la table dressée pour l’occasion. Tarik, mon roi, s’avance jusqu’à moi comme le glissement élégant d’un nuage en balade. Sa robe de chambre blanche striée d’argent lui confère une aura sacrée Il incline la tête pour me saluer et m’invite à table. Je m’incline bas comme je l’ai toujours fait. Il est mon roi avant d’être mon mentor. Alors que nous nous installons au fond des luxueux fauteuils, je remarque que les traits de son front sont plus plissés qu’habituellement. Son regard dirigé vers la table décorée semble chercher une petite douceur inexistante. Je ne l’ai vu anxieux que très peu de fois. Je m’enquis sans douter de ce qui le tracasse.

 

— Comment allez-vous votre majesté ? Je vous sens quelque peu sur les nerfs. Laissez-moi vous aider, ou au moins vous divertir.

— C’est aimable de ta part, Esmerald, de vouloir prendre soin de moi somme si j’étais un vieux tigre affable. Mes soucis ne sont que passagers, n’y penses pas.

— À votre aise votre majesté. Vous savez, c’est un honneur d’avoir été convié ici, avec vous. J’affectionne particulièrement ce jardin. Il est si…

— Précieux. Ce jardin porte toute la symbolique de mon règne. Sa beauté ne réside pas tant dans son apparence que dans son symbole. Le roi des tigres se doit de vaincre et d’être glorieux Esmerald. Et cela pour sa suite. Mangeons. 

 

Je reste interdis quelques instants. Un jardin avec deux arbres pour deux frères. Des rumeurs affirment qu’après la guerre, Tarik ait enterré son frère ici, au pied d’un des arbres à soies. Tarik est préoccupé par la place inconfortable de roi solitaire. C’est bien là un sujet sur lequel je ne peux pas l’aider. Sa majesté est un locuteur avare de mots. Ses discours sont rares et puissants comme les pluies printanières. Il sait tenir ses auditeurs en haleine dans l’arène qu’est le palais aussi savamment que motiver ses troupes pour la guerre, adossé aux remparts de la cité. Tarik ne parle en public que quand il l’estime nécessaire et utile. Il n’est pas de ceux qui défilent dans les rues de la cité pour le plaisir des manants et des politiciens. Lorsque j’étais en étude pour devenir scribe, il m’invitait régulièrement dans ses quartiers privés. Il ne commençait toujours pas trois questions : comment je me sentais, si la journée avait été bonne, et comment je progressais dans mes études. Ensuite, il se taisait un moment. Mal à l’aise devant son silence sacré, je ne pouvais alors m’empêcher de lui parler des détails de la vie de Kharapath qui retenaient mon attention. La veille, une violente bagarre entre un postier et un banquier à l’heure des rossignols. Le jour même, une troupe de tigreaux pas plus hauts que trois pommes s’amusaient à reproduire une scène mythologique devant le grand bassin des étoiles. Et encore tout à l’heure, juste avant de passer les portes du palais, un sombre lion au faciès de guerrier déambulait le long des murs du palais. C’est après la troisième anecdote, et pas avant, que Tarik me coupait et commençait à échanger de manière plus naturelle.

 

Deux serveurs déposent sur notre table un plateau à étages garni de nombreuses assiettes. Je reconnais les tranches de cochon noir des Monts-Cascades, une côte de yack des plateaux, du coq au vin, des brochettes de truites de la Gloire et plusieurs assiettes débordantes d’épis de maïs grillés, de pommes de terre rôties et des pommes chaudes. Sa majesté me régale ! Je me pourlèche les babines avec appétit. La faim gronde en moi et repousse sans état d’âme ma sollicitude pour mon roi et mes doutes pour son invitation. Je m’empare des couverts en ivoires et attaque la truite sans demander mon reste. Peut-être que Tarik voudra bien me dévoiler ses secrets une fois repu. Il est de notoriété publique qu’un tigre affamé est aussi fermé qu’une huître de la côte Est !

 

Tarik finit par délier sa langue avant le dessert. Mais cette fois, il ne tourne pas autour du pot.

— Esmerald, j’ai besoin de ton talent pour le prochain mariage de ma famille.

Ses quelques mots me font frétiller d’impatience. Mes oreilles remuent dans sa direction et mes pensées se braquent sur Safiye, princesse de Kharapath. Je me suis toujours bien entendu avec elle. Notre âge très proche nous ayant aidé à avoir des sujets de conversations similaires. Sa curiosité pour les arts écrits notamment. Je remue la queue d’excitation et murmure une courte prière à l’intention de la Déesse des cinq cieux pour la remercier. Tarik reprend.

— Safiye se marie avec le prince de la famille des Longues Crinières, au sein du royaume de Mara. Le mariage se doit d’être fastueux. Je le souhaite inoubliable.

— Je vous entends votre majesté. Dites-moi de quelle manière je peux aider votre fille ?

— Il me faut me procurer la mémoire d’un historien qui a vu se dérouler le rassemblement des peuples de Mara. Je désire que tous les invités présents soient marqués au fer rouge, qu’ils aient des étoiles pleins les yeux après la cérémonie. Je souhaite que ma fille soit au fait d’une légende à conter afin d’impressionner son prince et tout l’auditoire. 

— Oh… Je vois. Il existe de nombreuses histoires sur les peuples de Mara, votre majesté. Décorer la salle de cérémonie avec des attributs liés à ladite légende rendrait le spectacle encore plus grandiose. Avez—vous pensez à recruter des comédiens au-travers de notre pays ?

— Ne dit pas de sottises Esmerald. Je ne veux pas que nos convives s’amusent comme dans un cirque. Je veux qu’ils soient impressionnés par Safiye, et seulement par elle. Il vaut mieux un ennemi impressionné par leur future princesse qu’un ennemi qui croit que je ploie le genou, moi le roi, face à leur délégation.

— Entendu votre majesté. Cela tombe bien, car je sais où vous trouver les meilleurs contes et légendes de tout le continent ! De combien de temps je dispose pour mener à la mission à bien ?

— Quelques jours devraient t’être suffisant.

Je m’étrangle à moitié en avalant mon verre d’eau. J’évite de cracher le trop-plein à la face de mon roi et m’efforce de suffoquer en silence.

— Et bien… Pour réaliser une digne copie du conte et m’assurer de son impact, oui bien sûr… Mais pour le voyage, voyez-vous…

— Le voyage ? Où comptes-tu me dénicher le papier Esmerald ?

— Flamme-Vaillante votre majesté. C’est là-bas qu’il y a les meilleures archives. J’y trouverai à coup sûr la mémoire suffisamment complète d’un historien du royaume de Mara. 

— C’est à plus de sept jours de Kharapath en calèche. C’est loin, Esmerald.

— Cela me ferait entre quinze et vingt jours pour accomplir votre mission. N’est-ce pas suffisant ?

— Le mariage de Safiye est dans moins d’un mois. Et si tu ne trouves pas ?

— Impossible votre majesté. On parle là de la cité des archivistes. Je vous dénicherai la perle rare.

— Kharapath loge elle aussi des archivistes. Pourquoi ne pas voir directement avec eux ? Cela te prendrait trois fois moins de temps.

— Oui, il est vrai, mais… Je veux m’assurer de vous dénicher l’histoire la plus fabuleuse qui existe. Celle qui marquera le temps de votre patte.

— Tu joues sur mes sentiments pour éviter mon pragmatisme, Esmerald. Que me caches-tu pour désirer partir si loin de tes terres ?

— J’ai besoin de m’éloigner de Vermeil quelque temps votre majesté. 

 

J’ai menti avec plus d’aplomb que je m’en croyais capable. Je pose mes pattes sur mes genoux, à plats, et tente de rester le plus naturel possible. J’esquisse un maigre sourire en me disant que malgré tout, mon mensonge contient une part de vérité. Je ne verrai pas la sale tronche de Vermeil pendant près d’un mois. Un mois ! Le bout de ma queue frétille à mes viles pensées. Tarik m’observe comme un archer vise sa cible. Ses traits sont froncés, ses pattes jointes. Les babines serrées, sa gueule n’a rien de joviale. Il me sent. Sa truffe grise remue une fois, deux fois, trois fois. Il s’avance un peu plus près de moi et, gêné par les assiettes, décale la vaisselle léchée avec soin quelques instants auparavant. Il tend la patte jusqu’à mon visage, écarte les doigts et sort une de ses griffes. Comme un père auprès de son fils, il tend sa griffe jusque sous mon menton pour mieux m’observer. Je la sens piquer ma peau. Je ne peux m’empêcher de déglutir. Il me sourit, tourne sa tête légèrement sur le côté, m’inspecte avec malice. Mon cœur bat les tambours. Puis, sans plus de cérémonie, Tarik se retire et se réinstalle dans son confortable fauteuil.

— Va pour Flamme-Vaillante. Assure-toi de rentrer en temps voulu avec la légende le plus incroyable que tu trouveras. Tu as ma confiance, je te mettrai à disposition un carrosse et une lettre de passe.

— Je vous remercie votre majesté. Cela me facilitera grandement les recherches. Le peuple des iguanes est particulièrement procédurier. 

 

Les plats de loukoums au sucre de rose nous sont servis dans un calme tendu. Je mets du temps à les apprécier, assailli par le mensonge que j’ai osé servir à mon plus puissant protecteur. Et puis, l’anxiété de Tarik est contagieuse. Je n’arrive pas à savoir ce qui l’inquiète, outre le mariage de sa fille. Sa position n’est pas menacée, aucune révolte ne gronde et les autres royaumes nous laissent en paix. De quoi peut-il bien avoir peur ? Le miel des gâteaux glisse dans mon gosier avec délice. Ils adoucissent ma nervosité. Les roucoulements des tourterelles comblent le silence. Tarik joue avec les nombreuses bagues qui ornent ses pattes. Je bats le rythme de ce moment plaisant avec ma queue. Autour de nous, le soir déploie ses couleurs ambrées. J’affectionne cette intimité solennelle que j’ai avec Tarik. Je sais qu’il n’est pas de mon sang, mais je le vois comme mon propre père.

 

Tout à coup, des brides de souvenirs surgissent du néant de ma mémoire. Un chemin taillé dans la pierre, le feu qui crépite. Les pommes de pins qui craquent et qui éclatent. Je suis assis juste en face Les flammes embrasent mes pupilles. La chaleur me recouvre de son châle généreux. Je joue avec un cavalier taillé dans une pièce de bois. Il est rugueux et ses arêtes sont fortes. Il est un peu brut pour un jouet, mais je l’aime beaucoup. Je m’amuse à glisser mon pouce sur la crinière du cheval. Je m’imagine galoper au vent avec le soleil pour seul compagnon. Les grandes pattes de mon père reposent à mes côtés. Une longue ligne découverte de poil sillonne son puissant mollet. Il glisse ses doigts sur ma tête et me caresse avec tendresse. Il ne parle pas. Il n’en a pas besoin. Je me retourne pour lui parler. De profonds ténèbres occupent sa place. Il n’y a rien d’autre que le néant. Obscur, froid. Immense. Tarik se lève. Je repousse mon fauteuil et me précipite dans ses bras. Il sursaute. Je le serre de toutes mes forces et je cale ma tête contre sa poitrine pour qu’il ne puisse pas y voir mes larmes. Mon roi ne fuit pas. Il me câline comme si j’étais son fils. Il ne dit rien lui non plus. Il n’en a pas besoin.

 

Le matin est le pire moment de la journée. Cet instant tragique où j’ouvre un œil, où le monde tangue. Mon ventre joue l’équilibriste entre être affamé et dégager les relents sucrés des loukoums de la veille. J’ai une patte en dehors de ma panière, les poils aussi ébouriffés que ceux d’un foudroyé. Un vague souvenir d’un rêve désagréable s’échappe de ma caboche. Le réveil du matin est bien plus dur que celui des siestes. L’envie de me retourner dans mes draps me traverse l’esprit. Qu’ai-je à y gagner à me lever ? Je tourne la tête en direction du tabouret qui borde mon lit. Deux livres y sont empilés. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je tends la patte pour les décaler. La tête à l’envers, les yeux retournés, j’observe mon trésor retrouvé. Le médaillon taillé dans l’émeraude qui représente ma fille. J’ai beau tendre les griffes, le médaillon me résiste. Je grogne d’impuissance. Impossible de bondir de rage quand on fait la tortue. Finalement, je repousse mes désirs de sommeil. Je me lève avec la désagréable impression d’avoir fait un rêve inaccessible. Je saisis le médaillon pour mieux observer le visage de Félindra quand elle n’était alors qu’un bébé. Ses traits polis avec une grâce infinie me renvoie une dizaine d’années en arrière.

 

Félindra est une tigresse minuscule. Je la tiens avec autant de précaution que si je tenais ma propre vie. Sa petite tête aux poils en pétards remue entre mes pattes. Elle agite ses pattes et grogne comme un petit chat. Je sais qu’elle meure de faim. Je ne peux m’empêcher d’attendre encore un petit peu. Puis, agacée par ma patiente pourtant ténue, elle m’observe de ses deux grandes billes. Ses pupilles d’or me fixent avec intensité. J’y vois pétiller des centaines d’étoiles. Un petit éclat émeraude luit au fond de son œil droit. La Déesse soit louée de m’avoir offert un aussi beau bébé. Félindra ouvre grand sa gueule, montre ses crocs et émet un miaulement ridiculement mignon. J’éclate de rire. Ma fille ne se démonte pas. Elle recommande, sûre d’avoir gain de cause. Je ne peux résister bien longtemps. Il est l’heure de manger.

 

Je m’ébroue face à ce vieux souvenir. Avoir la possibilité de revoir ma fille m’enchante. Pour l’heure, ce n’est pas elle qui va me donner ma pitance. Je brosse mes poils à l’aide de la première brosse qui tombe sous ma patte, puis je descends à la cuisine. Voyager le ventre vide de fait pas partie de mes habitudes. J’enfile mon tablier, me lave les pattes avec soin puis observe mon garde-manger. Il est bien rempli, un large choix s’offre à moi. Mes yeux partent sur le poulet alors que mon ventre lorgne sur les œufs. Je me prépare une omelette au lard et aux herbes de la Gloire. Toute recouverte de fleurs et d’herbes dorées et violacées, j’emmène avec moi mon assiette et m’installe à table dans un silence apaisant. Le feu crépite toujours dans le four et le chant des oiseaux s’envolent derrière le volet mi-clos. Assis sur le côté droit de ma grande table à manger, je tourne le dos au salon. Les velours et coussins y sont trop attirants après le réveil du matin. À mes côtés, cinq chaises sont vides. Lorsque mes amis viennent manger à la maison, Baharak se met toujours face à moi pour mieux me narguer de son jeune âge. Lui qui est si fougueux et volatile, je m’amuse à penser qu’au moins chez moi, il a une attache solide.

 

Après le repas, je remonte préparer mes affaires pour le voyage. Je commence par le plus important : mon coffret de scribe. Construit selon mes désirs, il répond à toutes mes missions comme un vieil acolyte. Je peux y stocker quelques encres humides et sèches, un pinceau, des stylets et une plume. J’y roule plusieurs papiers et prends avec moi un parchemin et un vélin. J’ajoute le tampon de la guilde et celui de sa majesté le roi. Je termine par un torchon propre pour absorber les futures tâches d’encres. Je referme le petit coffret avec précaution. Le petit déclic métallique ravi mes oreilles. Je glisse mes doigts sur le bois sculpté du coffret. Ses arêtes glissent sous mes doigts, habitués au moindre de ses recoins. J’ajoute ensuite à mes bagages trois tenues, un oreiller, un panier de viandes séchées, un fromage que j’enroule dans un tissu et un lot de fruits secs. Je n’oublie pas ma broche en laiton pour me curer les crocs.

 

Avant de partir, je m’arrête devant le tabouret. Le médaillon est là, posé face visible. Si je le prends, je pourrai le montrer à ma fille. Je pourrais lui assurer de qui je suis si elle ne me reconnait pas. Pourrait-elle ne pas me reconnaître ? Dix ans, c'est long pour une enfant. Je crains trop la réponse pour m’attarder sur cette réflexion. Je laisse le médaillon. Je suis sûr ainsi de ne pas le perdre. Oui, c’est mieux ainsi.

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Cléooo
Posté le 24/06/2024
Hello Daënor ! Lecture de ce nouveau chapitre :)

Alors au global je l'ai bien aimé, mais j'ai trouvé la dernière partie (les préparatifs pour le voyage) un peu longuée. Plutôt, ces brides de souvenirs qui viennent "sans prévenir", je pense surtout à celui avec le roi, m'a paru un peu forcé à cet instant.

Quelques remarques au compte-goutte :
-> J'ai bien aimé la scène de description du jeune oiseau qui s'envole. Elle était apaisante, et j'ai bien aimé sa symbolique.
-> Esmerald a une haine forte pour Vermeil. J'aimerais savoir d'où part cette rivalité entre les deux, ce qui fait qu'Esmerald l'a tellement en grippe. C'est difficile d'expliquer pourquoi, mais le voir haïr Vermeil sans comprendre les raisons qui font que, me rendent Esmerald un peu antipathique.
-> "somme si j’étais un vieux tigre affable." -> Je n'ai pas compris cette phrase (enfin je crois que c'était "comme si", mais je n'ai pas compris la logique de "affable" dans ce passage). N'est-ce pas précisément ce qu'il est, au moins envers Esmerald ?
-> "Il ne commençait toujours pas trois questions" -> Il commençait toujours par trois questions ?
-> "mais je le vois comme mon propre père." -> je trouve que ça rompt un peu avec la logique du chapitre où Esmerald avait peur qu'il le fasse exécuté pour avoir humilié Vermeil en public. Vu leur rapport comme tu le décris dans ce chapitre, je crois que c'est plutôt la peur de l'exécution du chapitre précédent qui est un peu incohérente.
-> "Elle recommande, sûre d’avoir gain de cause." -> recommence ?

Voilà ! Donc Esmerald va partir pour Flamme-Vaillante et retrouver sa fille ! La suite s'annonce intéressante.
Carl
Posté le 14/06/2024
J'aime beaucoup tes personnages ! Ils sont des caractères forts et différents ! Ca les rend attachants ! Ca aide à rendre l'histoire captivante ! Même les personnages qui se veulent "agaçant" (je pense à Vermeil) ont leur charme !
Daënor Sauvage
Posté le 15/06/2024
Bonjour Carl,

Oh ça c'est très cool. Je trouve que c'est le plus difficile justement dans l'écriture, de rendre ses personnages attachants sans en faire trop. Vermeil est un personnage qui me plait alors même que je l'ai peu développé tout au long du roman. Mais je m'attends à voir des retours dessus justement pendant les relectures. C'est difficile aussi de développer des personnages quand on écrit à la première personne. Même s'il y a quelques changements de pov par ci par là ;)

Mes salutations,
Carl
Posté le 15/06/2024
Salut Daënor !
Oui les personnages c'est tout un défi ! Personnellement c'est ce que je préfère ! On ressent particulièrement leur caractère lors de discussion ! Mais je ne doute pas qu'à la première personne ça doit être un casse-tête !
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