Quand Justine déposa son morceau de craie sur le rebord métallique, un sentiment de satisfaction l’envahit. Au même instant, la sonnerie stridente de l’école la brusqua dans ses pensées. Elle se secoua légèrement, comme pour remettre de l’ordre dans ses idées. Allez, au boulot !
« — Bonjour bonjour ! Entrez mes enfants, n’ayez pas peurs. Je ne vous mangerai pas, ahah ! »
Sa petite plaisanterie arracha plusieurs rires amusés, une grande majorité d’ailleurs à sa plus grande joie. Seul un petit garçon avait à peine esquissé un sourire fantôme, à peine. Elle l’avait déjà repéré une semaine plus tôt, lors de la rentrée scolaire. Il restait souvent seul, parlant quand on lui répondait mais ne relançait jamais la discussion auprès de ses camarades. L’enseignante se promit de regarder de nouveau son dossier après l’heure de classe. Pour le moment, elle leur rappela les règles de vie quand on intégrait un collège. Tous ces changements de salles, l’emploi du temps à prendre en main, la diversité des professeurs… Cela faisait beaucoup d’informations à intégrer qui allaient les rendre davantage autonomes au fur et à mesure des mois.
« — Bien. Avez-vous des questions ? Oui Thomas ?
— Est-ce qu’on a le droit de changer de place ?
— Pourquoi voudrais-tu changer ?
— Parce que les roux ça pue ! Ahahahah ! »
Aussitôt ce fut un concert de rires moqueurs et de blagues douteuses qui résonna dans toute la pièce. L’enseignante quitta son masque tout sourire pour adopter un air très sérieux. La cible de toutes ces sottises ne disait rien, la tête rentrée dans les épaules. Elle frappa trois fois sur le tableau à l’aide d’une grande règle en bois, réprimant sèchement ce comportement irrespectueux. L’enfant à l’auteur de cette vaste blague écopa de lignes à copier pour le lendemain. Sans transition aucune, elle entreprit de démarrer la leçon du jour sur des règles d’orthographes.
La journée se déroula sans aucun autre incident à déplorer pour le pauvre enfant ciblé. Enfin, pas au vu et au su de tous. Dans l’ombre de certains recoins, il récolta quelques balayettes qui le faisaient tomber; entre deux changement de salles, on lui claqua d’autres sobriquets sur la couleur de ses cheveux destinés à l’humilier toujours plus.
Lorsque le dernier gamin quitta l’enceinte, Justine resta plus tardivement et chercha le dossier du petit Alban PECK dans les casiers de l’administration. Toute cette histoire de remarques blessantes ne lui plaisait pas, elle allait devoir remonter l’information auprès de la direction. Sur la tête de Sartre, aussi poussière qu’il doit être actuellement, cet enfant ne sera pas laissé pour compte ! Le harcèlement était un sujet à prendre très à cœur, cela lui rappelait de bien sombres souvenirs encore parfois douloureux. Elle caressa distraitement sa mèche de cheveux décoloré, qui cachait sa propre rousseur, tout en dévorant l’histoire familiale du petit garçon. Du haut de ses douze ans, la vie ne lui avait pas fait de cadeaux. Plusieurs années auparavant, il fut le témoin direct de la mort violente de sa nourrice. Suite à cela, il refit longtemps pipi au lit tout en enchaînant des angoisses nocturnes. Celles-ci mirent à rude épreuve les parents, qui finirent par se séparer après de longues années ponctuées d’enguelades et de break. Depuis, il enchaînait les allers-retours entre deux foyers où la rancune avait sa place. Bref, un climat familial très peu enclin à la communication. Elle mettrait sa main à couper qu’Alban avait aucun moyen de pouvoir parler de son mal-être. Et seul Dieu-Sartre sait que la construction d’une personnalité se faisait principalement durant l’enfance. En refermant violemment la pochette brune, Justine se jura de tirer cette affaire au clair pour rendre la vie meilleure à ce collégien. L’existence le ballottait suffisamment comme ça; pas la peine que son lieu d’apprentissage devienne un fardeau supplémentaire.
L’enseignante quitta l’établissement à la nuit tombée, et rentra chez elle avec soulagement. Son mari l’attendait, et lui avait déjà préparé un bon petit plat. Toute la soirée, la conversation tourna autour d’Alban, ainsi que de ce qu’elle avait lu dans son dossier. Son compagnon approuvait sa démarche, et la soirée se termina sur de longues embrassades passionnées.
« — Madame la directrice, nous devons faire quelque chose !
— Nous avons d’autres priorités, d’autant plus que vous ne possédez aucunes preuves..
— Aucune preuve ? » s’étrangla Justine.
Elle fut éconduite sans plus de cérémonie. Encore hébétée par un tel comportement, son pas tonitruant la dirigea tout droit vers sa salle de classe. Huit heures sonna à ce moment précis, et sa classe l’attendait. En arrivant elle perçut des moqueries, ce qui fit grimper en flèche son taux d’agacement.
« — Taisez-vous ! Je veux du silence aujourd’hui ! Le premier ou la première que j’entend ira faire un tour dans le bureau de la directrice ! Allez, on entre ! »
Malgré sa réputation de « prof cool », ses élèves restèrent coï face à un ton si sec. Aussi, aucun ne moufta durant le cours. Des tas d’exercices d’orthographes furent distribués, dans un silence pesant. Ils se demandaient tous pourquoi Mme Beck était aussi en colère, et prirent soin de pas l’énerver davantage. Pendant cette heure, Justine couva le petit Alban de son regard compatissant. Lui, avait les yeux fixés sur sa page avec une grande concentration. C’est décidé, elle ira lui parler à la fin du jour. En jetant un regard sur l’agenda numérique, elle obtint ainsi le déroulé de sa journée; et cela coïncida avec son propre planning. Un sourire de victoire essuya ses lèvres.
L’enseignante quitta enfin son dernier cours avec empressement. D’un pas hâtif, elle traversa toute l’aile scientifique pour rejoindre l’extérieur et son préau. Elle aperçut au loin la touffe rousse de son élève harcelé, suivi - pour ne pas dire poussé plus exactement - par une bande de trois joyeux lurons. Elle devina sans peine leurs intentions et se mit en tête de les arrêter avant qu’ils ne puissent tenter quoique ce soit. Mais à cette heure-ci, la masse de collégiens la ralentissait considérablement. Après quelques grommellements, Justine parvint à s’en extraire.
Le groupe s’était isolé vers les étages supérieurs, profitant du calme environnant. Soit les élèves étaient en salle de classe; soit étaient rentrés chez eux. Dans tous les cas, les garnements devaient être persuadés de pouvoir commettre leurs méfaits à l’abri des regards adultes.
Pas cette-fois !
Justine se mit à trottiner, redoutant le pire. Dans ce bâtiment, il y avait trois étages. Mais à chacun d’eux, personne. Quelle perte de temps ! D’un regard curieux, elle aperçut la porte donnant accès au toit entrebâillée. Mue par une mauvaise intuition, son pas se fit bien plus pressant en la franchissant. À son approche, le tableau faisait peine à voir. Deux élèves tenaient fermement Alban, le troisième le rouait de coups en s’en donnant à coeur joie dans le ventre, et avait même commencé par le visage au vue de ce nez ensanglanté.
« — Hé vous trois ! Non attendez ! REVENEZ-ICI ! »
Au moment où elle les interpella, ils s’échappèrent comme une tripotée d’oisillons pris sur le fait par un renard. Dans un accès de rage, Alban fit tomber l’un de ses agresseurs au sol par une balayette subtilement effectuée. La professeure se rua sur celui-ci, laissant les deux autres s’enfuir. Ça en fera déjà un de puni, et il balancera les autres.
« — Tu ne peux plus t’échapper, et crois-moi tu ne recommenceras plus. C’est inadmissible un tel comportement jeune homme ! Et… ALBAN ! »
Le jeune collégien roux avait enfourché son camarade sur le buste, le maintenant avec ses genoux et le frappait à son tour avec une hargne décuplée par sa colère. Il criait à chaque coups, comme extériorisant sa propre souffrance. Justine restait ébahie par tant de violence qui s’échappait d’un si petit corps. Elle en resta clouée au sol, sa conscience professionnelle se craquelant au fur et à mesure des frappes données.
Je dois… Je dois faire quelque chose…
Lors de son arrivée sur le toit, elle avait cru apercevoir Alban dans un piteux état. Mais au vue de cette énergie employée, nul doute qu’il avait encore de la ressource à disposition. Et le spectacle dura encore, encore, encore. Il dura bien encore après que l’élève coincé au sol cessa d’insulter, cessa d’implorer pardon, cessa même de bouger. On n’entendait plus que les poings du jeune rouquin s’abattre sur son bourreau avec toujours autant d'amertume dans chaque geste.
L’enseignante quant à elle… Jubilait. Cette vision d’horreur pour beaucoup lui apportait un certain réconfort. Elle rougissait à cette pensée mais ne pouvait pour autant l’ignorer. Ses propres souvenirs traumatiques liés à des années et des années - bien longues - de harcèlement, dû à sa rousseur également, semblaient se panser minute après minute. Une boucherie humaine se déroulait sous ses yeux, et pourtant un vrai pansement solide venait envelopper ses maux avec énormément de douceur. Un soupir même de soulagement - pour ne pas dire de jouissance, ce serait trop d’aveux d’un coup - glissa sur l’ourlet de ses lèvres souriantes. Alban s’arrêta de cogner, à bout de souffle et pleurant à chaudes larmes sur le corps inerte de son harceleur.
Justine réagit aussitôt à ces pleurs, et c’est ce qui la fit s’avancer à petit pas. Une fois près du collégien, celui-ci la regarda avec frayeur. Il s’exprima alors d’une petite voix honteuse.
« — Je… Je suis désolée madame, je ne sais pas ce qui m’a pris et…
— Chut. Ne dis rien mon garçon. Tu as très bien fait. »
Alban la regarda de ses yeux écarquillés. Il vit l’adulte s’avancer encore, lui déposer un baiser sur la joue ainsi qu’une main sur l’épaule, recueillit un « merci » au creux de son oreille. Un étrange frisson le sillonna. Ses larmes coulaient encore, mais son chagrin semblait doucement se tarir.
« — Qu’est-ce que je… Qu’est-ce qu’on fait madame ? »
L’interpellée réfléchit un instant, avant de répondre joyeusement - comme s’il s’agissait d’une proposition de vacances :
« — Tu vas m’aider ! On va le rouler jusqu’au bord et pouf. Il tombera. La gravité fera le reste. Enfin, pour ce qu’il en reste bien sûr... »
Elle osa un petit rire amusé, joint par une expression détendue par le collégien. Celui-ci hocha alors la tête et cessa définitivement de pleurer. Une fois debout, libérant sa victime de son poids, il la regarda une fois encore avec un air ébahi et douta quelque peu.
« — Mais… Ce n’est pas très bien de faire ça…
— Tu sais Alban, dans la vie il y a des gens biens et d’autres moins biens. C’est une utopie de dire que tous les êtres humains sont bons de nature. Un grand philosophe du nom de Socrate a dit un jour “Connais toi, toi-même”. Si tu juges qu’il a mérité ce qu’il a eu, si tu te connais suffisamment pour déterminer que tu es quelqu’un de bien suite à cela. Alors tu l’es. C’est aussi simple que ça. Maintenant aide moi. Il se fait tard, et le corps ne sera sûrement retrouvé que dans la nuit. D’ici là, les chiens errants du coin auront déjà prit leur dû. On parlera d’un accident, j’appuierai cette théorie auprès de la direction; et fin. La directrice n’aimera pas que les journalistes viennent tels des vautours, alors elle acceptera cette explication sans chercher plus loin. C’est exactement ce qu’il faut faire. Bien sûr, ce sera notre petit secret. Ok ? »
LE LAMA ENCHAÎNÉ
L’actualité léchée de votre région !
ACCIDENT MORTEL AU COLLÈGE SARTRE
Dans la nuit de vendredi à samedi, un jeune collégien de 14 ans a chuté du haut de son établissement scolaire et a trouvé la mort. C’est la gardienne du collège qui a fait cette macabre découverte.
Il était apparemment connu pour être un élève perturbateur, qui aimait ne pas respecter les règles et souvent fumer des joints à cet endroit. Une glissade serait à l’origine de cet accident malheureux. Il n’a pas survécu à sa chute. De plus, des chiens errants ont pu venir dévorer une partie de son corps toute la nuit.
Un corps réduit en charpie par des bêtes sauvages
Lors de la découverte du corps il ne restait plus grand chose d'identifiable de ce pauvre enfant. Ses parents ont refusés de témoigner face à cette scène atroce, insoutenable même à regarder. Les pompiers sont rapidement intervenus, bien que la gardienne avait déjà recouvert le corps d’un drap blanc en signe de respect pour la famille en deuil.
<< Il est évident que ce pauvre garçon a chuté à cause d’un manque de lucidité. Je refuse toute enquête supplémentaire.
L’affaire est close, je partage la tristesse de ses parents. >>
Aurait déclaré la directrice du collège Sartre. Une enseignante, souhaitant restée anonyme, a même soutenu l’idée que l’enfant tragiquement décédé aurait dû être pris en charge bien plus tôt par un pédopsychiatre. Son comportement montrait des signes évident d’un trouble mental, d’un manque certain de concentration.
Une marche blanche sera organisée ce dimanche, en l’honneur de ce pauvre garçon. Le collège ainsi que la mairie respectera une minute de silence dès lundi dix heures, en son hommage.
LA LAMA ENCHAÎNÉ
Faits divers
J'ai beaucoup aimé ce chapitre ! Il est super cool !
On reste dans le glauque et le gore, et c'est tout ce que j'adore.
Cependant, plusieurs choses m'ont posés problème :
- j'étais surprise que le dossier scolaire d'Alban détient autant d'informations personnelles. Je ne me souviens pas que l'on donnait autant d'info que ça a l'école. Après j'avoue que j'ignore si un enfant a un suivi psy par ex si cela est signalé. Du coup, ce point m'a paru un peu vraisemblable;
- si je comprends parfaitement que la prof soit contente qu'Alban est pris le dessus, le fait qu'elle ne l’arrête pas , j'ai du mal à le comprendre. A près le personnage a sûrement ses raisons que tu expliquera peut être plus tard.
Mais sinon, c'est très bien écrit; Tu as un style très fluide.
- pour le dossier je suis partie du principe qu'un tel événement dramatique est forcément signalé à l'école pour veiller au bien être du p'tit. Après je t'avoue que je n'ai pas vérifié si ça se faisait réellement ^^
- Aaah oui pour la prof eh bien quand j'ai écrit cette scène c'est un peu comme si c'était aussi la vengeance de la prof du coup c'est pour ça qu'elle est aussi ravie et le laisse faire ahahah elle est finalement soulagée de s'être enfin vengé en soit 🤭
Très bon chapitre. Je trouve intéressant que tu nous racontes l'histoire d'Alban à travers les yeux d'autres personnages, en sera-t-il de même pour les autres chapitres ?
Le personnage de Justine, la prof, est assez... particulier, je dois dire. D'abord elle a l'air d'une prof cool et prend à cœur son travail, et, doucement, on la découvre en train de sombrer dans un mauvais côté. Cette scène où Alban finit par craquer et attaquer le garçon qui le passait à tabac, je comprends bien que ça puisse la choquer, mais même harcelé dans le passé, se réjouir d'un tel comportement me semble bien malsain... le conduira-t-elle dans le côté obscur de la conscience humaine ? Avec son bagage émotionnel, j'imagine sans mal Alban se faire manipuler par sa prof, ça s'est déjà vu en plus. Ou en tout cas, son comportement ce jour-là n'auras fait que pousser ce gamin à devenir un monstre.
C'est vraiment intéressant de nous faire part de ces instants de son passé, des passages marquants (c'est peu dire...) mais peut-être qu'il aurait mieux valu les caser au milieu de ton texte ? Un peu comme des intermèdes quand les choses deviennent sérieuse, pour nous faire comprendre doucement d'où vient la folie et le trouble du personnage.
Bon, à part ça et quelques formulation un peu étrange ("ainsi de ce qu'elle avait lu dans son dossier" je pense qu'il manque un mot : "ainsi que...") ce fut un chapitre vraiment chouette, quoique plus "doux", selon moi, que le précédent. Il y a juste un dernier petit détail qui me turlupine : je trouve les noms de familles de la prof et d'Alban un peu trop semblable, à ma première lecture j'ai même pensé à une erreur, que tu leur avais donné le même nom, ça m'a un peu fait bugger.
Voilà, je crois que c'est tout...
Curieuse de découvrir la suite ! ;)
A bientôt !
Merci encore !
Idem je trouve que d’adopter encore le point de vue d’une autre personne qu’Alban est vraiment chouette.
Tout est bien amené, le récit est prenant.
J'ai beaucoup aimé ! Hâte de lire la suite !
J'aime beaucoup leur construction indépendante proche de la nouvelle, avec un contraste (littéralement) brutale à la chute. On sait qu'il va se passer un truc, mais l'effet de surprise prend bien grâce au ton presque naïf du début, bien que déjà mêlé d'un certain malaise qui ne fait que grandir.
Pas forcément fan des histoires d'enfances difficiles, mais le focus sur les adultes et leurs réactions... plutôt surprenantes est sympa, hâte de lire la suite !
Je sais pas quoi dire si ce n'est que c'est incroyable
Le stress monte, et cette prof ?? Mais le pire c'est qu'on leur en veut pas ??? Enfin moi non ? Parce que tu as réussi avec une force incroyable a développé leur emotionalité et on a de la compassion pour eux et c'est atroce. Et la partie du journal est génial, j'adore tes mise en page c'est vraiment trop cool T-T
Vraiment Alban : t'as pas une vie très cool mon bibi T-T
Le pauvre hein !