Aria referma la porte de la salle d’entraînement et quitta son cabinet sans se tourner vers le portrait de son prédécesseur. Le poids des yeux perçants de ce dernier lui glaça l’échine cette fois plus encore que les dix-huit dernières années. De retour face aux Sages, la Mère rapporta ce à quoi elle venait d’assister. Son enthousiasme palpable jurait avec l’expression de dédain qu’elle avait montrée à Aria en sortant de ses entraînements.
« Aether nous a enfin donné un As digne de ce nom ! s’exclama le Valet de Cœur que le sourire de la Mère encourageait. Quelqu’un capable de d’en appeler à la cinquième essence !
_ Je ne… commença Tychè avant que la Dame de Cœur lui intime le silence.
_ Réjouissons-nous, cet enfant peut prendre la suite de Taranis et nous débarrasser des rebelles Piques une bonne fois pour toute !
Drystan grinça des dents. Le sort de sa Contrée et de ses gens, aussi rares soient-ils, était sous sa juridiction, ce qu’il se fit un plaisir de rappeler sur un ton menaçant.
_ Bien sûr, lui répondit la Dame de Trèfle, mais il est clair que leur exode ne peut être seulement votre préoccupation puisque votre terre infertile ne leur offre plus aucun moyen de subsistance et qu’il nous revient, dans chacune de nos Contrées, de les accueillir en dépit du bon sens. Vous pourrez vous en mêler quand vous serez apte à aider votre peuple.
Sa voix ferme n’appelait aucun commentaire et Drystan s’enfonça dans son siège car s’il fulminait, il n’en restait pas moins que la Dame de Trèfle n’avait pas complètement tort.
_ Mais avant de… retenta Tychè, dont la voix fluette disparut sous celle du Roi de Carreau, définitivement plus attiré par le banquet promis après la Cérémonie que par le Conseil.
_ Nous devons choisir qui présidera le prochain Conseil des Sages, puisque nous avons désormais un véritable Enfant d’Ether.
_ Insinuez-vous qu’Aria n’est pas un « véritable » Enfant d’Aether ? s’étrangla Drystan.
_ Mon garçon… Aria, eh bien, n’a jamais pu vraiment…
Le poing que Drystan frappa sur la table dissuada la Dame de Carreau de poursuivre. Cette femme l’avait aimé comme une mère dans ses jeunes années mais cela ne rendait pas ses propos moins inaudibles.
_ Elle est à la tête de l’Empire depuis des années et vous voulez la remplacer par le premier venu ?
_ A la tête de l’Empire ? ricana-t-on à l’unisson du côté de la Contrée de Cœur. L’Empire est vaste mon garçon, et personne ne sait à quoi ressemble leur souveraine, à par nous et quelques badauds l’ayant entraperçue lors d’une Cérémonie. Un As incapable de contrôler les quatre essences sera vite oublié, croyez-moi, déclama le Valet en agitant la main d’un geste qui trahissait tout son mépris.
Cette dernière remarque ne manqua pas de faire jaser. La Dame de Carreau lança un regard contrit à Drystan. Aria qui avait suivi les échanges sans se sentir concernée prit soudain conscience de ce qu’il se tramait. Tous autour de la table pensaient que c’était elle, l’imposteur. Elle trouva un maigre réconfort dans le fait de ne voir aucun doute dans les yeux de son ami. Ce fut l’accent râpeux de la Mère qui mit fin aux débats :
_ Puisque tous les couronnés ici présents ne sont pas convaincus que l’As laissée sous ma responsabilité et feu le Père de cette Tour, est un Enfant d’Aether, pourquoi ne pas lui faire passer les mêmes tests que Tychè. Nous en aurons le cœur net, et nous serons alors en mesure de décider lequel est né pour être un As grâce à un vote auquel aucun d’eux n’aura voix au chapitre.
_ Ce n’est pas la peine, déclara Aria. Il n’est pas nécessaire d’en appeler une énième fois à l’essence de Pique, elle ne me répond pas. Quant à la marque sur mon poignet, je vous saurais gré de ne pas lui faire subir le même traitement qu’au dos de Tychè, je pense avoir pris des bains devant assez de serviteurs pour attester qu’elle ne disparaît pas avec de l’eau et du savon. Votez, si vous le désirez, Aether, Déesse-aux-yeux-d’argent, veille sur nous. »
Dix membres du Conseil purent exprimer leur choix. Six votèrent pour Tychè en levant la main. Drystan garda le bras baissé, dardant ses yeux hargneux sur ses adversaires. Le Roi de Carreau n’avait pas jugé l’effort utile, préférant largement se concentrer sur les digestifs que lui amenait un domestique et sa Dame s’était ralliée au choix de Drystan qu’elle couvait du regard. Tendant le poing au-dessus de la table, signe qu’il remettait ce vote entre les mains d’Aether, le Roi de Trèfle ne s’était pas prononcé. Aria se leva, observa quelques instants chacun des visages, s’arrêta devant Tychè, lui souffla quelques mots à l’oreille en déposant sa main sur son épaule puis quitta la pièce, Drystan à sa suite. Elle se rendait dans ses appartements. Sa robe la gênait et le tissu rugueux devenait insupportable. Les lanières de ses chaussures frottaient contre la peau de sa cheville. Elle marchait sans regarder autour d’elle.
Après avoir prononcé son nom plusieurs fois sans arrêter Aria dans son élan, Drystan lui attrapa la main et l’attira vers lui. Il maintint la tête d’Aria collée contre son plastron. Il s’était mis à la rassurer de cette manière après le décès du Père. Cet homme les considérait tous deux comme ses propres enfants. Aria avait appris à lire sur ses genoux et Drystan s’était émerveillé des contes qu’il inventait pour eux. Sur son lit de mort, le Père leur avait dit qu’il était heureux d’avoir été choisi par Taranis, quoiqu’il ait au départ trouvé culotté de lui assigner un tel rôle, pour élever l’As suivant et qu’il n’échangerait sa place pour rien au monde. Il avait alors ébouriffé les cheveux de Drystan du plat de la main et avait lâché dans un soupir qu’il lui faisait confiance pour la suite. Après cela, Aria n'avait pas dormi plusieurs nuits durant. Le sommeil l’avait finalement trouvée au côté de son ami, l’oreille tendue contre son torse, bercée par les battements de son cœur. Drystan, dont la gratitude soulevait le coin des lèvres, adressa une prière à Aether pour l’homme qui avait eu d’un Père bien plus que le titre. Il posa son menton sur le haut de la tête d’Aria.
Elle pouvait entendre résonner son cœur, rapide mais serein. Elle se concentra sur ce son et lentement le monde autour d’elle reprit formes et couleurs. Les nuages qui obscurcissaient son esprit se dissipaient. Le corps de Drystan l’entourait avec délicatesse, elle pouvait sentir son odeur s’échapper de ses vêtements, des notes fraîches et amères habillaient sa peau. Aria avait toujours pensé que Drystan ressemblait à l’orée d’un bois. Lumineux et vif, doux et puissant. Après une dernière inspiration, elle repoussa le bras musclé déposé sur son dos. Il l’accompagna jusqu’à sa chambre, sa main dans la sienne.
Finalement débarrassée de sa robe encombrante Aria épluchait les Chroniques d’Aether dans les archives de la Tour. Drystan avait rejoint la garde pour l’entraînement et elle se retrouvait donc seule dans la grande bibliothèque de la Tour. Elle parcourait les pages une à une, s’arrêtant chaque fois qu’était mentionné un Enfant d’Aether. Le Conseil avait beau avoir voté pour Tychè comme nouvel As, elle ne voulait pas rester sans comprendre. Elle referma un énième ouvrage brutalement. Tous ces livres ne lui apprenaient rien qu’elle ne sache pas déjà et nulle part on évoquait deux Enfants d’Aether en même temps. Elle se laissa tomber sur l’un des fauteuils verts situés dans un coin de la pièce. Les Chroniques d’Aether s’étalaient sur des rayons entiers, certains si hauts qu’il fallait une échelle pour accéder aux ouvrages de la dernière étagère. C’était dans cet endroit que la Mère lui avait enseigné l’histoire et la théologie, elle se souvenait des piles de livres qui s’amoncelaient sur le bureau lorsque son institutrice s’emportait dans ses explications. Refusant d’abandonner, elle reprit ses recherches. Il devait y avoir une explication logique à toute cette situation. Elle changea de pan de murs et ouvrit les Chroniques de l’époque de Taranis. Elle se plongea dans la lecture d’un passage sur la fin de la Grande Guerre. Le conteur dont le nom avait disparu, ne tarissait pas d’éloge sur la capacité de l’As à maîtriser la cinquième essence, Chronos. Chronos. Ce nom ne lui était pas étranger. Elle fouillait dans sa mémoire. Elle avait enfin mis le doigt sur ce que lui évoquait ce terme lorsqu’elle fut interrompue par l’apparition d’une crinière brune à côté d’elle. Tychè la regardait. Surprise elle recula de quelques pas.
« J’ai peut-être les réponses à vos questions, annonça-t-il. »
Quel chapitre ! Que va donc devenir Aria si elle ne devient pas l’As ?
Et Tychè, à peine débarqué, va faire basculer la vie d’Aria mais celle-ci se montre compatissante à son égard. Une très bonne personne, certes, mais cela lui jouera-t-il des tours ?
De même que Tychè pour Aria qui a tout eu (sauf une place au conseil ^^’) et pas lui.
Maintenant je me pose une question. Comment le Père et la Mère sont-ils désignés ? Je veux dire que ceux d’Aria sont tellement différents que - contrairement à ce que je pensais qu’il s’agissait d’un couple déjà formé - je me demande comment ils peuvent vivre ensemble.
J’espère que la Mère, la Dame de Carreau qui semble apprécier Aria, et Drystan pourront faire quelque chose à cette situation complexe !
Et enfin, comment Tychè peut avoir des réponses aux questions d’Aria alors qu’il ne connaît pas les formes de politesse face au conseil ?
Hâte d’en savoir plus sur lui !
Au plaisir !
Je trouve ça toujours intéressant les retours avec pleins de questions et de suppositions ! Evidemment je ne répondrai pas mais ça me permet de voir l'effet que produit le chapitre. Merci donc d'avoir partagé tes impressions.
Le duo Tychè/ Aria fonctionne un peu par opposition, comme des opposés, je suis ravie de voir que tu l'as relevé, c'était l'effet que je souhaitais produire.
Par rapport au Père et à la Mère, je ne sais plus exactement à quel moment le mention est faite dans les chapitres (déjà postés évidemment) mais ils sont "désignés" pour ces statuts. Sans en dire plus, ils ne sont pas biologiquement liés à Aria. Pour ce qui est de la cohabitation le chapitre 4 pourra peut-être te donner quelques indices ^^
Je ne réponds pas aux questions suivantes mais je suis toujours très contente que l'histoire te plaise et que tu poursuives ta lecture. Merci pour ce commentaire !
A la revoyure !