Ils s’étaient installés dans l’un des petits salons aménagés entre deux des étagères dévolues aux livres de sciences. Tychè profitait des petits gâteaux qui agrémentaient les macérations d’hibiscus qu’on leur avait apportées. Cela ne faisait que quelques heures qu’il était devenu l’As et déjà deux membres de la garde lui avaient été attribués, reconnaissables aux épingles quadrilobées bicolores qu’ils portaient sur leur armure. Aria songea à Drystan et à sa position, maintenant qu’elle n’était plus tout à fait l’As. Lui avait-on demandé d’ôter cet insigne de sa spallière ? Elle s’attarda un moment sur ces deux hommes, revêtus de la tenue officielle des gardiens. Le dos droit et le buste bombé vers l’avant ils ne semblaient pas peu fiers d’avoir obtenu ce statut. Tychè leur demanda s’ils pouvaient les laisser seuls, ils ne manquèrent pas d’être déçus, Aria pouvait le deviner à la moue de l’un et au grognement de l’autre. Après quelques regards dans sa direction, ils se résolurent à quitter la pièce. Tychè lui lança un sourire qu’elle trouva sincère. Avec ses cheveux bruns et ses yeux dorés il n’avait pas du tout l’air d’avoir les seize ans requis pour participer à la Cérémonie. Assis dans son fauteuil, ses jambes battaient l’air sans toucher la moquette beige désormais mouchetée de miettes. Elle le voyait plus près, son visage dessinait des traits juvéniles et sa peau laiteuse était marquée de deux fossettes.
« D’où venez-vous Tychè ? finit-elle par demander, craignant de le mettre mal à l’aise si elle continuait à l’observer en silence.
_ Je ne sais pas trop, déclara-t-il tout en se léchant les doigts, recouverts par le coulis qui suintaient des sablés.
_ Par Aether ! Ne savez-vous donc pas qui vous êtes ?
_ Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais puisqu’on en parle, c’est elle qui m’envoie.
_ Qui donc ? demanda Aria, de plus en plus interloquée par les réponses de ce jeune garçon.
_ Aether.
Soit ce garçon était fou, soit c’était elle qui le devenait. La Déesse-aux-yeux-d’argent n’intervenait pas dans le monde depuis la Grande Guerre. Les Chroniques rapportaient que les cris des soldats étaient montés jusqu’à elle et l’avaient rendue sourde aux appels des fidèles. Depuis, nombreux étaient ceux qui avaient prétendu la rencontrer, Aria en avait même reçu certains à la Tour avant de reconnaître leur escroquerie et de les confier au Conseil des Erynies pour décider de leur sort. Sa méfiance dut se lire sur son visage car Tychè poursuivit :
_ Je ne peux pas te dire comment, car on m’a fait jurer de ne pas en parler. Il paraît que si tu savais on ne pourrait plus vivre normalement.
Aria haussa les sourcils. Il donnait le sentiment de la connaître depuis longtemps et de ne craindre absolument rien d’elle malgré ce qu’il venait d’affirmer, balayant l’hypothèse d’un revers de manche, comme s’il ne s’agissait que de racontars peu crédibles.
_ Ce que je sais c’est qu’Aether m’a envoyé à la Tour pour te confier quelque chose d’important. Il avala une gorgée de la boisson, ce qui lui arracha une grimace. Tu dois partir Aria. Aether veut que tu partes.
Il n’y avait aucune méchanceté dans le ton qu’employait Tychè face à elle. Il paraissait convaincu de ce qu’il avançait. Ce qui n’empêcha pas Aria de tiquer.
_ Pourquoi devrais-je te croire ?
_ Oh ! Tu n’es pas obligée. Aether l’a décidé, d’une manière ou d’une autre tu partiras, j’ai juste pensé que tu aurais aimé être au courant. Il haussa les épaules avant de tremper de nouveau ses lèvres dans sa tasse. Ah, c’est vrai ! Le message… Le message…
Il fouillait dans toutes les poches de son pantalon élimé, en baragouinant des mots incompréhensibles. Aria le dévisageait. Elle le vit sortir tout un tas de choses incongrues, passant d’une petite conque rutilante à un vieux baromètre érodé par le temps. Il étalait toutes ses babioles sur la table en écailles de tortue sans guère y dégoter ce qu’il cherchait. Il eut finalement l’air d’avoir une illumination et quitta la pièce en courant, sous les yeux désabusés d’Aria et des gardes. Il revint quelques secondes plus tard, referma précautionneusement derrière lui et revint s’enfoncer dans le fauteuil vert qui crissa sous son poids. Il tendit à Aria un minuscule objet à quatre faces. Elle le fit rouler entre ses doigts. Hypnotisée par cette espèce de pyramide en relief, elle en inspecta la surface lisse. Après quelques instants sans rencontrer une quelconque aspérité, elle tourna les yeux vers Tychè qui n’avait pas repris un seul biscuit.
_ Le message, Tychè, lui rappela-t-elle.
_ C’est ça le message ! Alors, ça dit quoi ? demanda-t-il penché vers l’avant, trépignant d’impatience.
Aria regarda de nouveau avec attention la petite sculpture de bois qu’elle avait dans les mains.
_ Je ne vois rien. Vous êtes sûr qu’Aether vous a confié ce message pour moi ? il hocha vigoureusement la tête. Aether, la déesse-aux-yeux-d’argent ? se sentit-elle obligée de préciser.
_ Bien sûr que c’était elle, je n’aurai pas pu me tromper ! Elle m’a dit de te remettre le message et de prendre ta place à la Tour pour quelques temps.
_ Pour combien de temps ?
_ Elle m’a pas dit, répondit-il en sautant du fauteuil.
_ Mais qui êtes-vous donc Tychè ? laissa-t-elle échapper dans un murmure.
_ Je te l’ai dit, si tu savais on ne pourrait plus vivre normalement. »
Il attrapa un dernier biscuit et remonta la grande allée de la bibliothèque avant de quitter la pièce, laissant Aria avec beaucoup plus de questions qu’à son arrivée. Elle rangea cet étrange cadeau dans l’ourlet de sa manche, lissa sa chemise plissée et se remit à parcourir les rayons.
Elle ouvrit un atlas représentant les Contrées sous l’autorité de la Tour, espérant y lire un indice quelconque sur les origines de Tychè. Pourtant aucune indication ne laissait présager qu’une partie de la population échappe à son regard. Les paroles de Tychè laissaient entendre qu’il n’était pas seul mais qu’un groupe d’individus, dont elle ne pouvait estimer le nombre, parvenait à se soustraire à la surveillance de l’Empire. Elle reposa l’atlas et extirpa une carte du tiroir au bas de l’étagère dédiée aux sciences de la conquête. Elle ôta la bandelette de cuir qui fermait la plus large et la déroula sur la longue table au centre de la bibliothèque. Elle s’arma des derniers livres consultés qu’elle posa aux quatre angles afin de maintenir la peau d’animal étalée. Aria emprunta l’un des escaliers à spirale qui mènent aux niveaux supérieurs de la bibliothèque. Entre deux quintes de toux causées par la poussière environnante elle mit la main sur l’encyclopédie qu’elle cherchait. Elle parcourut les drôles de cannelures que de dorures vieillies formaient autour des cabochons vides. Ce plat de reliure devait avoir eu un éclat certain en son temps. Le livre sous le bras, Aria s’empressa de redescendre. Elle s’arrêta devant la porte. Elle détonnait avec le reste de la bibliothèque. Les effluves camphrées qui se dégageaient du bois clair lui donnaient l’impression que les reliefs sculptés racontant la légende des origines de la Tour s’animaient de leur propre volonté. Le symbole d’Aether, deux triangles qui se rejoignaient en un sommet, trônait au-dessus des panneaux. Aria s’assura qu’elle était bien fermée de l’intérieur, adressant à la déesse une brève salutation, avant de reporter son attention sur la carte. Elle posa l’encyclopédie juste à côté. Le jour tombait derrière les vitres de la salle. Pour s’éclairer, elle avait attrapé plusieurs lumignons fourrés de mousse luisante. Leur clarté teintait la carte d’une douce couleur verte.
Elle prit une inspiration, puisque Tychè n’allait pas l’aider, elle découvrirait par elle-même ce qu’il lui cachait. Elle passa en revue les éléments qu’elle avait à sa disposition. Elle n’avait appris son existence que quelques heures auparavant et celles-ci ne lui avaient pas permis de rassembler nombre d’informations à son sujet. Il n’avait pas un nom habituel et l’accent qu’il prenait quand il s’exprimait était plutôt chantant. Cela disqualifiait d’office les Contrées de l’Ouest, elle en était persuadée. Ceux qui en étaient originaire maniaient de nombreux dialectes, tous plus rugueux les uns que les autres. Il ne restait à l’Est que la Contrée de Pique et la Contrée de Cœur.
Elle empoigna l’encyclopédie à la page dédiée à la première, qu’elle connaissait le moins. L’ouvrage était vieux, les pages jaunies et les renseignements qu’il contenait ne correspondaient pas à l’état de la Contrée après la Grande Guerre. L’auteur avait décrit les étendues de steppes, les montagnes battues par les vents qui recouvraient ce territoire. Il s’attardait sur les bassins glacés du Nord où, selon lui, Aether se manifestait chaque saison dans des nuits aux couleurs insensées. Aria observa sa carte. Elle repéra les monts qu’évoquaient l’encyclopédie. A partir de ce point, elle put replacer les villages mentionnés dans les lieux qu’ils occupaient avant la Grande Guerre. Ils n’étaient pas nombreux et quelques noms n’étaient plus du tout lisibles dans l’encyclopédie. Après avoir rétabli à gros traits ce qu’avait dû être la Contrée, Aria insuffla l’essence de Trèfle dans la carte. Les montagnes prirent du relief, la terre des steppes s’habilla d’herbes hautes et de buissons d’épines, les maisons des villages s’élevèrent et les bassins du Nord se couvrirent de reflets irisés. Elle observa la Contrée prendre vie sous son influence. Il y avait de grands espaces vides de population. Les montagnes étaient inhospitalières, trop venteuses et dangereuses pour s’y installer durablement. D’autant que Tychè n’était pas si vieux et que la Grande Guerre avait rendu la plupart d’entre elles inaccessibles en brisant les ponts qui permettaient de passer les gouffres jalonnant ce territoire. Taranis s’était assuré que personne ne puisse vivre au-delà de la Ligne du Temps. Il avait baptisé ainsi le front qui séparait la Contrée en deux. Il y avait donc peu de chances que Tychè en soit originaire. Quant aux villages situés en amont, plus proches de la Contrée de Cœur, ils étaient strictement épiés par leur voisine et son armée solidement organisée. Un talent tel que celui de Tychè n’aurait pas pu passer inaperçu aussi longtemps. Quant à imaginer qu’il ait vécu jusque-là caché dans la Contrée de Cœur, cela lui paraissait absurde. Les quatre Contrées devaient à la Tour loyauté et fidélité, ce qui impliquait également un devoir de vérité envers l’As sur les résultats des Cérémonies ou toute incongruité liée aux essences, il en allait de la piété qu’ils vouaient à Aether. Frustrée, elle scruta de nouveau la carte de la Contrée de Pique, pour y déceler un détail qu’elle n'aurait pas pris en compte la première fois.
Waouh ! J’avais hâte d’avoir à nouveau du temps pour lire et je suis conquise ! Je voyais Tychè comme un potentiel ennemi pour Aria mais finalement je ne sais pas trop. Il m’a l’air assez gentil, et pas du tout malveillant.
Après pourquoi Aria va devoir partir ? Est-elle menacée ou bien doit-elle aller chercher des réponses ?
Je suis aussi ravie que l’on en apprenne un peu plus sur les peuples. Carreaux, piques, cœurs, trèfles… Je me demande bien quelle a pu être la vie du nouvel As jusque là.
Je m’en vais de ce pas au chapitre suivant !
Je suis ravie que ce chapitre te plaise ! La place de Tychè par rapport à Aria est ambigue mais je n'ai pas voulu en faire un anti-héros par excellence...
Je ne vais évidemment pas répondre à ces questions mais j'espère que les prochains chapitres sauront t'éclairer sur cette question XD
La grande question d'Aria que voilà : qui est Tychè, d'où vient-il, comment peut-il y avoir 2 enfants d'Aether...