2 - Une Fleur curieuse

Le dit de Lao (première veillée)

 

Ce qu’il faut que je vous dise, c’est que le visage d’Aelius me plaisait davantage frappé au dos d’une pièce de monnaie qu’en chair et en os. On n’entendait pas cette voix nasillarde qui semblait ne savoir piailler que des ordres et qui prenait davantage de place que le corps de petite taille qui la faisait résonner.

Le portrait rudimentaire de l’Empereur me procurait de la joie, car les pièces sonnantes et trébuchantes annonçaient à mes oreilles l’eau-de-vie que j’achetais pour oublier mon existence servile.

En personne, on aurait dit qu’Aelius était capable d’anéantir toute joie autour de lui. L’asphyxie était garantie à plus ou moins court terme. Ceci expliquait certainement l’expression grave de son neveu, ses manières rigides et cette tristesse qui empesait le coin de sa bouche. Vivre dans l’entourage du Fils du Ciel l’avait rendu laid. Ce qui était un crime, car il aurait pu ne point l’être. C’était l’avantage d’avoir un beau visage attaché à un beau corps, me direz-vous.

Mais quelle personnalité ! Il lui était plus facile de s’adonner à la colère qu’à la joie. J’avais eu beau essayer de lui arracher un sourire, je n’avais obtenu que des coups.

C’était décevant, évidemment, mais je n’allais pas en faire toute une affaire : bientôt, je serais affranchi et je n’aurais donc pas à vivre sous le même toit que ce bonnet de nuit. Je laisserais à ma douce Tillia le soin de trouver son épanouissement loin de cet époux, dont le naturel avait autant de charme qu’un marécage vaseux.

« Personne ne doit savoir qu’elle a disparu. Cette information ne quittera pas les murs de Fleur-Eclose.

— Annulons plutôt le mariage, proposa Kaecilius, la main toujours posée sur son épée courte et son regard venimeux sur moi. Si elle a pris la fuite, je ne souhaite pas la forcer à entrer dans une union qu’elle ne désire pas.

— Ma maîtresse ne ferait jamais ça, me sentis-je obligé de mentir.

— Dès l’aube, vous partirez tous les deux à sa recherche, ordonna Aelius. Le démon la connaît bien et j’ai entièrement confiance en toi, Kaecilius.

— Vraiment Aelius, répliquai-je, je suis vexé que tu puisses penser que j’ai besoin d’un chaperon. »

Je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit que Kaecillius m’administra un soufflet vigoureux à l’arrière du crâne, comme si je n’étais qu’un enfant mal élevé. D’une humeur bougonne, je me grattai le cuir chevelu, mais gardai mes lèvres closes.

L’empereur, qui prétendit n’avoir rien vu, réitéra notre mission, exigeant de nous la plus grande discrétion. C’était sa réputation, bien plus que celle de son neveu ou de Tillia, qui lui importait. Il ne voulait pas que l’on puisse dire que Sophia Domitillia avait osé se jouer de lui.

Suivant mon rôle d’esclave à la lettre, je me soumis aux ordres impériaux avec une humble révérence. Pour sa part, Kaecilius se contenta de garder le silence.

« Maintenant, laisse-nous, Démon blanc. Je dois m’entretenir avec mon neveu en privé. »

Je quittai donc le salon où je leur avais servi le thé. Avant de me retirer, je ne pus m’empêcher de faire un clin d’œil au Prince Grincheux, mais il n’apprécia pas cette marque d’attention. Allez comprendre.

Les deux battants de la porte à peine refermés, je me précipitai dans un couloir adjacent et entrai dans une petite pièce aveugle qui jouxtait le salon. Pour la seconde fois de la journée, je me retrouvai à renifler la poussière du sol. Je collai mon oreille contre la fente basse qui me permettrait d’écouter leur conversation en toute discrétion.

« Tu ne désires pas plus cette union que moi, disait Kaecilius.

— Silence, neveu. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

— Je doute qu’il s’agisse d’un enlèvement. Elle s’est enfuie tout simplement. Tu l’as dit toi-même ce matin. Sa réputation de femme farouche la précède. Tout comme moi, elle n’a aucune envie de se marier.

— Cela vous fait donc un point commun. Vous devriez bien vous entendre.

— Et si je ne peux la retrouver ?

— Ne l’envisage même pas, répondit Aelius d’une voix glaciale. Imagine à quel point ta mère serait attristée d’apprendre que ce mariage n’a pas eu lieu. Je crois qu’une telle nouvelle la tuerait.

— Tu n’oserais pas ! » s’exclama Kaecilius dans un souffle.

Aelius eut un ricanement dénué de joie.

« Oser quoi, exactement ? Prolonger son exil ? Ou mettre un terme définitif à celui-ci ?

— Tu as promis qu’elle serait autorisée à revenir à Alba. J’ai accepté cette union à cette seule condition.

— Ne crois pas que je n’hésiterais pas à me débarrasser de ma sœur si jamais tu me décevais. Si tu n’épouses pas la Domitillia, tu ne me sers plus à rien. Et si tu m’es inutile, ta mère le devient aussi. »

Kaecilius accueillit ces paroles avec un silence menaçant, qui ne fut interrompu que par le bruit du thé brûlant que l’on versait dans une tasse en porcelaine.

« Tu ne veux pas la paix avec les Domitillii, déclara enfin le jeune prince. Ton pouvoir, tu ne le partageras ni avec moi ni avec eux. Pourquoi tiens-tu tant à cette alliance ?

— Si tu n’étais pas à ce point aveuglé par tes passions – quel piètre Vertueux tu fais, parfois, mon cher neveu –, la réponse serait évidente.

— Veux-tu obtenir leurs richesses ?

— Je me fiche de leurs richesses. Ils peuvent se garder Fleur-Eclose, Nuage-Fuyant ou même Tempérance-des-Cieux. Mes palais et mes villas de bord de mer me suffisent.

— Eh quoi alors ? Je ne comprends pas. »

C’est à ce moment-là qu’une voix se mit à murmurer à mon autre oreille :

« Dis, Lao, tu fais quoi ? Je peux jouer, moi aussi ? »

Je sursautai sous l’effet de la surprise. Derechef, je tournai la tête pour me trouver nez à nez avec le visage joufflu de Fleur, l’esprit protecteur de ce palais.

Alors qu’elle s’apprêtait à parler de nouveau, je plaçai mon doigt sur ses lèvres pour lui intimer le silence. La petite fille se mit à loucher. Évidemment, mon geste était inutile, puisqu’elle veillait toujours à n’être vue et entendue que par moi seul lorsqu’elle faisait une apparition. Sa personnalité timide lui faisait fuir les habitants de Fleur-Eclose, qu’elle craignait comme s’il s’était agi d’étrangers. Je crois que seule Tillia l’avait aperçue une ou deux fois ces dernières années.

Je collai de nouveau mon oreille contre la fente, en espérant que cette distraction ne m’avait pas fait manquer une information capitale.

« Tu fais tout cela pour un esclave ? s’exclama Kaecilius, clairement surpris. Tu m’obliges à épouser cette femme pour ce cadavre ambulant ? »

Il avait haussé la voix, si bien qu’il m’aurait été impossible de manquer ses paroles, même si Fleur avait continué à me parler.

« Je veux le Démon Blanc. Pourquoi crois-tu qu’on l’appelle la possession la plus précieuse des Domitillii ? Parce qu’il est immortel ? »

Par réflexe, en entendant cette sottise, je plissai les lèvres et secouai la tête. Il y avait de nombreuses rumeurs à mon sujet, mais celle-ci était fausse. J’étais mortel, comme tout humain de cette contrée. Je vieillissais simplement plus lentement que la moyenne. Bien plus lentement…

« C’est lui, le plus puissant Vertueux que cet Empire ait jamais vu. Depuis deux siècles, toutes les nouveautés de l’Art dont tu es le disciple peuvent lui être imputées. Évidemment, ce sont ses maîtres et ses maîtresses qui en ont récolté les lauriers… »

Après une telle affirmation, l’opinion que j’avais d’Aelius se fit soudainement plus favorable.

« Je ne te crois pas, répondit Kaecilius avec l’assurance caractéristique de la jeunesse.

— Je ne t’y obligerai pas. Ce démon a dans sa tête des connaissances qui permettraient d’asseoir définitivement mon pouvoir sur tous les peuples barbares de ce monde, et même d’au-delà.

— Mais si c’était le cas, comment se fait-il qu’un Hostilianus soit à la tête de l’Empire Serien et non un Domitillius ? »

J’aurais pu répondre à cette question facilement, mais je ne pense pas qu’ils eussent apprécié mon intervention. Si Aelius répondit, je ne l’entendis pas, car Fleur se remit à me parler.

« Quand Tillia sera mariée au beau Kae, tu promets que tu me quitteras pas ?

— Kae n’est pas beau, répondis-je à voix basse. C’est un prince prétentieux qui, à en juger par son maintien, a dû s’asseoir sur son épée jusqu’à la garde.

— Promets, me dit-elle, en tirant ma manche.

— Tillia va m’affranchir. Je serai alors libre de faire ce que je veux. Je resterai ici, avec toi. »

Elle observa mon visage avec attention pour voir si je mentais. Je me forçai à sourire pour la rassurer.

« T’es mon seul ami, Lao, dit-elle avec sérieux.

— Si tu te montrais aux autres habitants du palais, tu aurais de nombreux amis. Et tu te sentirais moins seule.

— J’ai essayé, mais ils ne me comprennent pas. Ils ont peur et brûlent tout plein d’encens autour de moi. Si tu pars, je pars aussi.

— Un genius loci n’a pas le droit de quitter l’endroit qui l’a vu naître. Ta mission est de protéger Fleur-Eclose. »

Elle souffla et pouffa, puis me fit une grimace, que je lui retournai.

« Je suis sûre que je pourrais te suivre jusqu’au bout du monde. Si tu rentres chez toi, tu m’amèneras avec toi ?

— Ma maison est ici, Fleur, lui dis-je avec un sourire teinté de mélancolie. J’ai oublié d’où je venais.

— Tu n’as pas oublié, me répondit-elle, tout en continuant de jouer avec ma manche. Tu veux simplement pas te rappeler.

— Quand tu auras vécu aussi longtemps que moi, tu… »

Elle éclata de rire. Au lieu de terminer ma phrase, je lui pinçai gentiment la joue.

« Montre un peu de respect pour tes aînés. »

Elle repoussa mes doigts, comme si je n’étais qu’une mouche agaçante.

« Tu crois que Tillia est en danger ?

— Non, ma douce Fleur. Je crois qu’elle nous fait une blague.

— Mais si elle ne rentre pas, ça veut dire que tu resteras à jamais esclave.

— C’est pourquoi je dois la retrouver.

— Quand tu me l’auras ramenée, il faudra qu’elle t’affranchisse avant la cérémonie. »

Je fronçai les sourcils.

« Et pourquoi donc ?

— Dès qu’elle devient l’épouse du beau Kae, leurs biens personnels seront mis en commun. Ce qui est à lui sera à elle, et ce qui est à elle sera à lui.

— Oui, je sais tout ça, mon grain de pollen.

— Elle ne pourra plus te libérer sans que son époux soit d’accord. Et Kae suivra les ordres du Fils du Ciel… »

À cause de son apparence, il m’arrivait d’oublier que Fleur n’était pas une fille d’une dizaine d’années, mais un esprit protecteur qui avait vécu plus d’un siècle au milieu de ses habitants et connaissait donc le droit serien bien mieux que les avocats du clan.

« Tu dois rester à Fleur-Eclose. Tu l’as promis. Je veux pas qu’Aelius t’enlève à moi.

— N’aie pas peur, affirmai-je, tout en essayant de lui cacher mon inquiétude. Je vais retrouver Tillia et nous réglerons cette histoire avant qu’Aelius ne mette ses sales pattes sur moi. »

Je la vis lever la tête comme si elle écoutait ou voyait quelque chose au loin.

« Aelius est en train de partir, m’avertit-elle. Le beau Kae te cherche. Tu devrais y aller. »

Et aussi vite qu’elle était apparue, son image se dissipa dans l’air.

Je me relevai, époussetai mes habits et sortis de ma cachette.

« Le beau Kae… » répétai-je, tout en secouant la tête. Cette expression était vraiment ridicule.

Comme je ne fis pas attention où j’allai, je percutai le neveu de l’Empereur.

« Il me semblait bien qu’un esclave comme toi s’empresserait d’aller écouter aux portes.

— En réalité, il ne s’agissait pas d’une porte, je…

— Tais-toi, soupira-t-il. Je suis fatigué et j’aimerais me reposer maintenant. Amène-moi à ma chambre. »

Je le regardai sans comprendre.

« Ta chambre ?

— Je passe la nuit à Fleur-Eclose. Demain matin, toi et moi, nous partirons à la recherche de ta maîtresse. L’Empereur en a décidé ainsi.

— Et nous suivons les ordres d’Aelius à la lettre, ne pus-je m’empêcher de dire avec une pointe de sarcasme dans la voix.

— Démon, dit-il, les mâchoires serrées, je te conseille de surveiller tes paroles en ma présence, car je n’hésiterai jamais à te battre pour te faire taire. Bientôt, je serai ton maître. Sache que je ne serai pas aussi laxiste que ta maîtresse. »

Je passai en revue toutes les chambres dont nous disposions à Fleur-Eclose et choisis la plus humide, celle que nous réservions aux serviteurs des hôtes de second ordre. Je partis aussitôt dans sa direction, sans vérifier si Kaecilius me suivait ou non.

« Ce n’est pas ma maîtresse qui a fait le démon que je suis. J’ai appartenu à de nombreux Domitillii. Certaines et certains – tu peux me croire – étaient bien plus sévères que tu ne le seras jamais. »

Je tournai ma tête pour voir sa réaction. Il n’avait pas bougé d’un pas. Ses poings étaient serrés ; son regard aussi inflexible que celui d’une statue.

« Eh bien, m’exclamai-je, tu préfères dormir dans ce couloir ?

— J’imagine les sévices que je te ferai subir », répond-il avec sérieux. 

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

« Kaecilius, mon prince, ne fais pas des promesses que tu seras incapable de tenir. Un Vertueux ne devrait jamais se vanter. »

Le lourd martèlement de ses pieds sur le sol fut la seule réponse que j’obtins. Quand son épaule vint percuter la mienne, il se contenta de m’indiquer d’un signe de tête impérial de poursuivre mon chemin.

Ce fut avec un sourire satisfait que je le conduisis à sa chambre.

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Buscaa_me
Posté le 11/05/2022
Oui, je commente tous les 3 chapitres mais ce n’est pas de ma faute. Je dévore les chapitres comme des petits pains. L’écriture est si fluide, si imagée, si claire. Je me régale !!
On apprend dans ce chapitre que l’empereur veut le démon blanc (ce que je comprends vu le physique de Lao). Ça m’a l’air d’être le début des problèmes. Pour le moment, le concerné ne réagit pas trop face à cette annonce, comme s’il s’y attendait. Honnêtement, ça m’inquiète. Je doute qu’une personne qui force son neveu à se marier au clan ennemi veuille du démon blanc juste pour le plaisir d’être son maitre. Ça cache autre chose.
Kae, figure même de l’eau selon lui, qui est constamment sur les nerfs depuis sa rencontre avec Lao !! C’est si drôle. Leur collaboration risque d’être animée.
EnzoDaumier
Posté le 12/05/2022
Kae apparaît toujours comme impassible et zen, de l’extérieur, mais il prend constamment sur lui pour vivre dans ce panier de crabe.
Merci de ce commentaire ☺️
CM Deiana
Posté le 26/09/2021
Fleur est mon nouveau personnage préféré.
Et Aelius avait bien une idée derrière la tête. Je suis très impatient de voir comment vont se dérouler les enquêtes.
Merci pour cette lecture.
EnzoDaumier
Posté le 26/09/2021
J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire les scènes avec les genii locorum.
J’espère avoir l’occasion de revenir à Fleur-Éclose dans l’épisode 2.
Merci de ta lecture suivie. 🙏
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