Deuxième rouleau de Kaecilius
Le jour se levait à peine que j’avais déjà quitté Fleur-Eclose. Le démon avait pris la fuite durant la nuit, certainement pour aller retrouver au plus vite Sophia Domitillia et l’informer des ordres de l’Empereur. Nul doute que les deux étaient complices.
Qu’ils aillent au corbeau !
Si la vie de ma mère n’avait pas été menacée, j’aurais tourné le dos à toute cette affaire et me serais retiré à Brise-Vive pour poursuivre mes études de la Voie Vertueuse. Je me serais tenu le plus éloigné possible de cet agaçant esclave, de sa maîtresse et des sordides manigances de mon oncle. Je me serais retiré du monde, heureux de demeurer célibataire pour quelques années de plus. J’aurais eu la paix.
Mais la Fortune en avait décidé autrement. Je suivais donc la trace du Démon blanc, qui semblait n’avoir fait aucun effort pour passer inaperçu. Il avait pris la route qui menait à Alba, notre capitale, et semblait avoir salué chaque paysan qu’il avait rencontré. Il avait même pris le temps, en échange d’un godet d’eau-de-vie de qualité médiocre, d’installer autour de plusieurs sillons des protections contre le mauvais œil.
Mais pour qui se prend-il ? Un saint homme ? Quel fou !
Qu’il puisse gaspiller ainsi son spiritus me dépassait. Les Vertueux n’utilisaient leurs forces que pour accomplir de hauts faits. Protéger la terre d’un paysan sans le sou pour lui assurer une récolte convenable, c’était rouler notre Art dans la boue.
De toute manière, un esclave n’a aucun sens des convenances. Il faut les lui inculquer à coup de férule.
Dans le silence froid du matin, je repensai aux paroles de mon oncle. Même si je doutais encore de la puissance mythique du Démon blanc, mon examen superficiel des protections qu’il avait érigées m’avait forcé à reconsidérer la situation : ses connaissances vertueuses étaient approfondies. Cela n’aurait dû surprendre personne. N’avait-il pas vécu dans l’ombre des meilleurs Vertueux du clan des Domitillii durant deux siècles ? Même un esclave sans véritable pouvoir aurait fini par apprendre quelques tours.
Tu laisses un nuage d’émotion opacifier tes pensées, Kae. Il n’a pas été pas surnommé le « Démon blanc » à cause de sa seule apparence.
Quand j’étais petit, mes nourrices avaient l’habitude de me raconter des histoires au moment de me mettre au lit. Quand j’avais été tout particulièrement agité ce jour-là, ou si je refusais de dormir, elles me menaçaient en affirmant que le Démon blanc viendrait m’enlever à l’heure la plus noire de la nuit. Elles faisaient référence à une crainte populaire née lors des Guerres de l’Entaille, nom donné à l’invasion barbare qui avait déferlé sur le territoire serien. Si mon peuple avait courageusement repoussé l’envahisseur, la République moribonde n’avait pas survécu et ma famille en avait profité pour saisir le pouvoir. Les prisonniers de guerre étaient devenus des esclaves, quand ils n’avaient pas été publiquement exécutés pour le plus grand bonheur des foules. Nouvellement privés du pouvoir politique, de nombreux citoyens, issus des clans les plus éminents, avaient décidé de consacrer leur existence à l’étude et à la pratique de la Voie Vertueuse. Si, jusqu’alors, tout le monde avait pu s’intéresser à cet Art, la noblesse avait fini par se l’approprier tout entier. Les différents Empereurs avaient facilité cet état de fait, interdisant à ceux qui ne faisaient pas partie des plus grands clans de devenir Vertueux.
Il était difficile de croire que l’esclave de ma future épouse était le fameux général qui avait commandé aux troupes barbares lors des Guerres de l’Entaille. Où était la montagne de muscles, la force sauvage ou l’intelligence brute ?
Il a dû y avoir deux démons blancs. Le chef n’a certainement pas survécu à l’invasion. Qui aurait été assez fou pour le garder en vie ? Et les Domitillii ont récupéré un simple serviteur, car il faut être d’un naturel servile pour être aussi sournois.
Je fus satisfait de mon raisonnement. Après tout, il était dans l’intérêt des Domitilii de faire croire aux autres clans que leur esclave était l’impitoyable Démon blanc. On affirmait que pendant de nombreuses décennies, personne en dehors de leur clan n’avait eu l’opportunité de le rencontrer. Quand tous les contemporains de l’invasion barbare avaient fini par mourir, et que la plupart des esclaves-démons des autres clans avaient pris la fuite ou s’étaient suicidés, les Domitillii avaient enfin accepté de le parader en public lors de rares occasions solennelles.
Oui, ce Démon blanc est un imposteur. Le chef des démons barbares n’aurait jamais accepté de se laisser ainsi dompter et de demeurer esclave pour deux longs siècles. La mort est préférable à cette humiliation.
Je fus tiré de mes pensées par l’arrivée d’une carriole en sens inverse, que tiraient deux ânes récalcitrants. Le véhicule s’arrêta devant moi. Je fus tenté de le contourner et de poursuivre mon chemin, mais on m’interpela.
« Vertueux ! Attends, nous voulons te parler. »
À mon réveil, j’avais décidé d’échanger mes habits de cour contre une robe de voyage, plus simple, qui indiquerait à tous mon statut de Vertueux. Comme l’Empereur m’avait ordonné de voyager sans escorte, pour ne pas attirer l’attention, c’était là le seul moyen d’assurer ma sécurité : il y avait de nombreux brigands sur nos routes, mais personne n’oserait s’attaquer à un disciple de la Voie Vertueuse.
« La Fortune nous sourit enfin, Marcella », dit le conducteur à sa compagne.
Celle-ci tourna sa tête vers moi. Ses yeux étaient cernés, si bien qu’elle semblait n’avoir pas dormi de la nuit. Son expression hagarde aurait eu de quoi effrayer n’importe quel voyageur.
« Tu devrais trouver une auberge, dis-je à l’homme. Ta femme est fatiguée. Ce n’est pas bon de rester sur la route toute la nuit.
— Nous avons besoin de ton aide, s’écria-t-il.
— Je ne connais pas la région. J’ignore où tu peux faire étape. »
Sans lui accorder davantage d’attention, je repris mon chemin. Je l’entendis pester et sauter au sol. Quand je sentis sa main attraper mon épaule, mon instinct prit le dessus. Aussitôt, le dos du voyageur percuta la route pavée dans un bruit sourd tandis que mon glaive venait se presser contre la peau tendre de sa gorge.
« Personne n’a le droit de me toucher », articulai-je avec calme.
L’homme, les yeux écarquillés, leva les mains devant lui, comme pour me montrer qu’il ne me voulait pas de mal. Avec quelques instants de retard, son épouse poussa un cri effrayé.
« Ne le tue pas, s’exclama-t-elle enfin.
— Donne-moi une seule raison pour le laisser en vie, lui répondis-je tout en ne quittant pas son mari des yeux.
— No… notre fille est possédée par un démon, balbutia ce dernier. Nous avons pris la route pour chercher de l’aide, m… mais les médecins ne p… peuvent rien pour elle. Peut-être que tu pourrais… »
Je le relâchai brutalement, puis rengainai mon épée courte. Tout en réajustant les plis de ma robe, je leur dis :
« Vous êtes sur les terres des Domitillii. Allez donc à Fleur-Eclose. Ils pourront vous aider. »
Ils voulurent me supplier, mais je décidai de les ignorer. Je n’avais pas de temps à perdre. Je ne pouvais pas laisser le Démon blanc m’échapper plus longtemps.
Je fis à peine quelques pas supplémentaires que plusieurs claquements de langue réprobateurs se firent entendre. Je relevai la tête, agacé. Sur ma gauche, au milieu de quelques arbres qui formaient un bosquet, assis sur une branche, en hauteur, se trouvait justement celui que je recherchai.
« Tut, tut, tut, Kaecilius, s’exclama-t-il. Est-ce donc là la générosité tant vantée des Vertueux ? »
Comme s’il était une menace, je dégainai pour moitié mon glaive. Un sourire amusé étira ses lèvres. Il ne dit rien, mais je pus sans difficulté deviner la pensée sarcastique qui lui traversa l’esprit.
Non sans grâce, il quitta son perchoir pour atterrir à mes côtés. Sans hésitation, il parcourut les quelques pas qui nous séparaient et posa une main familière sur la mienne. Celle qui reposait sur le pommeau de mon arme.
« Range-donc cela, me dit-il. Nous sommes en public. Garde cette ardeur impudique pour l’intimité. »
Je voulus terminer de libérer mon glaive, mais son toucher m’envoya une décharge de spiritus qui m’obligea à retirer aussitôt ma main de mon épée. Pendant un bref instant, je regardai mes doigts paralysés sans trop comprendre ce qu’il venait de faire.
Après avoir tapoté mon épaule pour me réconforter, il ne m’accorda pas davantage d’attention. Il se tourna vers le couple de voyageurs et leur dit :
« C’est votre jour de chance. Montrez-nous votre fille que nous puissions nous occuper de ce méchant démon. »
Satisfait de lui, il se tourna brièvement vers moi et me fit un clin d’œil. Avec un peu de difficulté, je refermai ma main meurtrie, que je parvins, au final, à serrer de colère.
Il leur posa plusieurs questions inutiles sur la vie misérable qu’ils menaient, leurs origines et leurs occupations. Quand ils lui présentèrent leur fille adolescente, dont l’indifférence à ce qui l’entourait ne détonnait pas avec le comportement habituel des jeunes de son âge, le visage du Démon blanc s’éclaira, comme si on venait de lui remettre un présent inattendu. Il chercha même mon regard, mais je tournai ostensiblement la tête dans la direction opposée. Je n’étais pas d’humeur à collaborer avec un esclave.
« Est-ce que tu peux nous aider ? » lui demanda le père.
L’expression de l’intéressé se fit plus sérieuse. Il secoua la tête, avant de dire :
« Je ne suis qu’un être servile avec peu de connaissances vertueuses. Mon maître Kaecilius, toutefois, est le Vertueux le plus sage de la région. Lui seul est capable de vous porter secours. »
Devant tant d’impertinence, j’avalai ma salive de travers. Je toussotai plusieurs fois, tandis que les parents de la jeune fille posaient sur moi un regard empli d’espoir. Je me sentis acculé. Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais immédiatement repris la route, mais, à cause de ce maudit démon, ma réputation était en jeu. Il leur avait dit mon nom. Comme les Vertueux formaient une petite communauté, où tout le monde connaissait tout le monde, il aurait suffi d’un jour ou deux pour que je sois au centre de toutes les rumeurs. Je ne pouvais pas le permettre.
Je reportai mon attention sur l’adolescente, qui continuait à nous ignorer, les bras repliés sur sa poitrine.
« Je ne vois aucun mal. Si votre fille est possédée, c’est par un premier amour. S’est-elle entichée d’un voisin ou d’un garçon de passage ? »
Le Démon blanc se mit à rire en silence. Les parents regardèrent leur progéniture avec curiosité, comme s’ils n’avaient jamais imaginé qu’une telle situation fût possible. Comme la fille continuait de garder le silence, le père la secoua, voulant savoir si c’était vrai. Elle ne réagit pas, se contentant de m’adresser le plus noir des regards.
« Voilà donc la clé du mystère, dis-je, avec indifférence. Une banale histoire d’amour, et des parents qui s’agitent pour rien. »
Mon compagnon de route répéta « qui s’agitent pour rien », comme s’il s’était agi d’un bon mot qu’il aurait voulu trouver lui-même.
Le père protesta, prenant en exemple les crises violentes dont sa fille avait été la victime. Quand la mère se mit à parler en même temps que lui, je décidai qu’il était temps que nous reprenions notre chemin. Je me détournai de ces gens du commun et commençai à partir.
« Bon, ce n’est pas que je m’ennuie, mais il semble que nous allons nulle part avec cette affaire. Permettez que je fasse accélérer les choses. N’aie pas peur, ma fille, ça ne fera pas mal. »
L’esclave avait à peine terminé sa phrase que l’adolescente poussa un rugissement que ses cordes vocales n’auraient pas dû être en mesure de produire. Immédiatement, un vacarme s’ensuivit. Je me retournai pour découvrir que le père, en colère, avait saisi le Démon blanc par son collier et était en train de l’étouffer. La mère s’était précipitée vers sa fille pour s’assurer qu’elle allait bien, mais celle-ci gisait à l’intérieur de la carriole, pareille à une morte.
Je ne pris pas le temps de la réflexion. Je me précipitai sur le père, administrai un coup sec dans le creux de sa nuque pour bloquer temporairement le flux de son énergie vitale. Alors qu’il tombait comme une masse sans vie, l’esclave de Domitillia, pour sa part, se retrouva à quatre pattes, libéré, mais le visage cramoisi et le souffle court.
« La loi interdit de maltraiter la propriété d’autrui, déclarai-je. Je pourrais vous faire arrêter pour vous être attaqués à cet esclave.
— Tu es trop bon, Kaecilius, croassa Lao, mais…
— Tais-toi. Je ne te parle pas. »
Pendant qu’elle vérifiait que son époux respirait encore, la mère nous traitait de brigands et d’autres noms plus colorés encore. Je sentais sa colère enfler petit à petit comme une tempête qui s’annonce. Bientôt, elle finirait par s’en prendre directement à moi. Les mots ne lui suffiraient plus. Peu importait ses sentiments pour son époux, elle ne laisserait pas passer l’injure et m’attaquerait vicieusement avec ses ongles, ses poings ou ses pieds. Ce serait un miracle si je ne finissais pas avec un visage ensanglanté.
C’était la raison pour laquelle je n’aidais jamais les gens du peuple. Ils finissaient par se retourner contre ceux qui leur portaient assistance. Ils n’acceptaient pas que leurs superstitions puissent n’être que cela, des superstitions. Là où ils voyaient des démons, il n’y avait qu’une maladie d’amour. Devant la vérité, les esprits finissaient invariablement pas s’échauffer, quelques coups étaient échangés, le père de famille finissait au sol et la mère, devenue hystérique, s’en prenait au Vertueux. Voilà la seule récompense que nous pouvions espérer.
Je fus distrait un bref moment par mes réflexions sur l’ingratitude du peuple, et ce fut suffisant pour que la mère commençât à me lapider. Une douleur vive éclata entre mes sourcils, en même temps que la pierre percutait mon front. Je poussai un cri, motivé davantage par la surprise que par une réelle souffrance.
« Oh, bien visé ! », s’exclama le Démon blanc.
Et voilà la gratitude de ce bougre !
Je sentis ma propre colère menacer de me posséder. Il eût été facile d’utiliser mes pouvoirs pour me débarrasser de cette femme, mais, si je contrôlais mal mes émotions, je pourrais la tuer sans le vouloir vraiment. Il était donc plus sage que je n’utilise que la force physique pour la neutraliser. Je n’aimais pas tuer inutilement.
Après avoir récupéré plusieurs cailloux qui traînaient à ses pieds pour lui servir de munitions, elle poursuivit son affaire en les lançant dans ma direction avec toute la force dont elle était capable. Je les évitai pour la plupart sans peine, car elle ne savait pas viser. Alors que l’attention de la mère était tout entier sur ma personne, l’esclave de Domitillia s’approcha d’elle discrètement. Je le vis examiner la gorge de celle-ci durant un bref moment, puis, avec un geste gracieux qui trahissait une longue pratique, son doigt alla bloquer le flot de spiritus et la femme s’effondra aussitôt, comme s’il lui avait ôté la vie.
« Et dire qu’on ne m’a jamais appris ce tour de passe-passe auparavant », s’exclama-t-il avec une joie feinte.
Il ose me mentir effrontément, en plus ! Que les corbeaux m’emportent s’il ne connaissait pas ce méridien et comment l’obstruer.
Avec une grimace, je me massai le tibia, car, distrait par ses actions, je n’avais pas pu éviter le dernier projectile.
« Que ce soit clair, tu es le seul responsable de ce… désordre, dis-je d’une voix sérieuse.
— Chut, me répondit-il, après avoir placé la mère dans une position plus confortable sur le sol. Nous n’en avons pas terminé, justement. »
Je relevai la tête en sa direction, un sourcil arqué.
« Il n’y a bien qu’un Vertueux de ta trempe pour ne rien connaître aux affaires de l’amour, ajouta-t-il. Cette adolescente, possédée par le mal d’aimer ? Kaecilius, c’est ridicule.
— Il n’y aucune trace de possession démoniaque », affirmai-je, sûr de moi.
Il jeta un coup d’œil vers la fille qui reposait toujours à l’intérieur de la carriole. Elle n’avait pas bougé et semblait toujours évanouie. Il se gratta la joue machinalement.
« Non, bien évidemment que non. Les possessions démoniaques sont rarissimes. Et puis, qu’est-ce qu’un démon ? C’est un mot fourre-tout qui désigne tout ce que l’on veut. Ne suis-je pas moi-même surnommé le Démon blanc ? »
Il se rapprocha du véhicule.
« Je suis donc bien placé pour savoir que ce terme est vide de sens.
— Nous avons assez perdu de temps, dis-je. Dépêchons-nous. Nous avons ta maîtresse à retrouver.
— Un peu de patience, mon Prince. Notre affaire ici n’est pas terminée. »
Il m’adressa un sourire radieux, comme s’il peinait à contenir sa joie. Mon humeur se fit aussitôt plus ombrageuse.
Qu’est-ce qu’il prépare ?
« Nous avons donc écarté un démon comme cause possible. Mais qu’en est-il de… par exemple… tiens, une larve !
— Possédée par un fantôme ? C’est ridicule. Il y aurait des signes très clairs sur son corps. Une démarche rigide, des pupilles dilatées, des veines saillantes, un teint anémié… »
J’aurais pu continuer mon énumération pour l’éternité. Il s’agissait d’une des premières choses que les Vertueux apprenaient lorsqu’ils étaient jeunes. Reconnaître les différents types de possessions afin de déterminer l’exorcisme adéquat.
« Évidemment, poursuivit Lao, comme si je n’avais rien dit. Plus la larve est puissante, plus elle est à même de rester cachée dans le corps de son hôte. Dans ce cas-là, seul le comportement de la victime, qui devient erratique, catatonique, est symptomatique.
— Fais-tu souvent rimer tes discours ? ne pus-je m’empêcher de demander.
— Ne te laisse pas distraire par ma façon de parler », répondit-il avec un clin d’œil.
Je m’apprêtai à répondre, mais je fus interrompu par un ricanement sinistre. La poitrine de l’adolescente s’était mise à s’agiter, tandis que, les yeux toujours clos, l’expression de son visage était demeurée impassible.
Soudainement, sa mâchoire s’affaissa pour former une bouche béante.
« Je pourrais vous écouter palabrer toute la journée. »
Cette voix grave semblait provenir de l’intérieur même du corps de l’adolescente. La réaction de Lao ne se fit pas attendre : il poussa un cri d’excitation.
« Une larve ! Quelle chance !
— Si cela suffit à te mettre dans tous tes états, tu devrais sortir plus souvent », ne pus-je m’empêcher de remarquer.
Il m’adressa une grimace, avant de reporter son attention sur la fille possédée. Pendant un bref instant, je fus distrait par l’intensité qui émanait de lui. On aurait pu croire qu’il s’agissait de sa première possession – ce qui n’était certainement pas le cas s’il avait assisté les Vertueux du clan des Domitilii durant deux siècles. Pour ma part, je me sentais blasé par toute cette affaire qui ne nous apporterait que des inconvénients. Il n’y avait nulle gloire à combattre un fantôme sur le bord d’une route.
« Le Prince Kaecilius et le Démon blanc, en personne et ensemble, poursuivit la voix, nichée dans la poitrine de l’adolescente.
— Pour une larve, je te trouve bien informée », remarqua mon acolyte.
L’expérience m’avait enseigné que les fantômes étaient rarement au courant de ce qui les entourait. Ayant été les victimes d’une mort violente, ils ne pensaient qu’à se venger et utilisaient le premier corps disponible pour parvenir à leur fin. Le plus souvent, ils causaient beaucoup de dégâts, mais, parce qu’ils n’étaient qu’à moitié conscients du monde physique, leurs actions manquaient de précision. Ils finissaient invariablement par être démasqués et un exorciste de bas niveau s’occupait, contre un peu d’argent, de les renvoyer dans les ténèbres. Quand ils s’avéraient trop puissants, on pouvait faire appel à l’administration impériale, qui mandait alors un représentant de l’Office des Imprécateurs. J’avais souvent accompagné Valentius, mon cousin et meilleur ami, dans ses missions. C’était lui, d’ailleurs, qui assumait la direction de cet office.
La larve se mit à rire, produisant de nouveau un son rauque qui me fit grincer des dents.
« L’Au-delà bruisse de rumeurs à votre sujet.
— Avant que je ne te renvoie ad patres, est-ce que tu as quelque chose à nous dire ? »
La larve sembla considérer la demande. Le corps de la jeune fille s’anima alors. Elle se releva et son regard vide se posa sur nous.
« Ils seront bientôt ici, Lao. Pour toi seul. Pour te récupérer.
— Tu arrives un peu tard, répondit l’intéressé. Le Fils du Ciel a déjà fait connaître ses intentions… »
La larve et son hôte furent secouées d’un ricanement silencieux.
« Regarde plus loin, Lao. Bien plus loin. Ils arrivent, et ils ne sont pas contents. »
L’esclave garda le silence, le visage soudainement sérieux. Sa peau blanche avait-elle pâli davantage ? Était-ce seulement possible ?
« Finissons-en maintenant, ordonnai-je.
— Tu ne veux pas connaître ton futur, Kaecilius ? s’étonna la larve.
— Je ne fais pas confiance aux morts ni aux créatures de la nuit.
— Mais es-tu capable de faire confiance à un démon blanc ? »
Cette question sembla ramener Lao parmi nous. Il murmura un « ça suffit » et, d’un pas décidé, s’avança vers la jeune fille. Il fit alors quelque chose que je n’aurais jamais cru possible. Sa main, ou une projection de sa main, s’enfonça dans la poitrine de l’adolescente et il extirpa sans ménagement la larve du corps qu’elle occupait.
Sans me regarder, il la jeta dans ma direction, tout en m’invitant à la tuer. Heureusement que mes réflexes étaient excellents, car la larve se précipita sur moi. Avec une telle force, elle aurait pu déloger mon âme et me posséder tout entier. Je la repoussai instinctivement. Ç’aurait dû être suffisant pour lui faire prendre la fuite, mais elle demeura à quelques pas de moi, prête à renouveler son attaque à la moindre défaillance de ma part. À croire qu’on n’abandonnait pas si facilement l’occasion de posséder le neveu de l’Empereur.
Je sortis un morceau de papyrus d’une de mes manches. J’y projetai une étincelle de mon spiritus, afin d’y tracer une formule magique. Quand ce talisman éphémère fut prêt, je le jetai sur l’ombre noire que formait la larve. Elle fut aussitôt dissipée, comme lorsqu’une main disperse les volutes de l’encens.
Les oreilles encore sifflantes, je me tournai vers le Démon blanc. Il était courbé en deux à côté de la carriole, qu’il utilisait pour se soutenir. Il venait de vomir, ou était sur le point de le faire. Difficile à dire.
« Mais tu voulais ma mort ! » ne pus-je m’empêcher de l’accuser.
Il tourna vers moi un visage livide.
Incroyable. Sa peau blanche peut devenir encore plus pâle.
« Je n’aurais jamais fait ça, si je n’avais pas eu confiance en tes capacités, dit-il, en essuyant la pellicule de sueur qui perlait sur son front. Vas-tu m’avouer que ta réputation est infondée et que tu es incapable de te débarrasser d’une larve ? »
Quand un frisson me traversa l’échine, je sus instinctivement que mes bandelettes de papyrus n’avaient pas été suffisantes. La larve était de retour. Je me retournai à temps pour éviter une nouvelle attaque.
Lao bougonna quelques paroles désagréables à mon attention, que je m’empressai d’ignorer. Je sortis un autre morceau de papyrus. Cette fois, plutôt que de faire appel à mon seul spiritus, je décidai d’utiliser mon sang : je coupai mon index contre le fil de ma lame et dessinait une formule de bannissement. Je sentis aussitôt le monde chavirer autour de moi, alors qu’une large partie de mon énergie vitale me quittait pour s’ancrer au nouveau talisman. Quand je fus certain qu’il était prêt, je le lançai sur la larve, au moment même où elle passait de nouveau à l’attaque.
Cette fois-ci, le choc fut assez vigoureux pour la renvoyer dans le monde des ombres. Il y eut un éclair lumineux, puis plus rien. Quelques lumignons apparurent dans mon champ de vision, tandis qu’un mal de tête me barrait le front. Je fermai les yeux, espérant que cela se dissiperait vite.
« C’était impressionnant, reconnut mon acolyte. Absolument idiot, mais impressionnant.
— Esclave, je n’ai pas la patience pour tes jeux, maugréai-je. Tais-toi.
— Laisse-moi terminer ce que j’ai à dire. Tu ne peux pas te départir d’une telle puissance pour une simple larve. C’est te mettre en danger inutilement.
— Si je veux une leçon, j’irai voir mon maître Annaeus. Nous sommes en vie, la larve n’est plus. Fin de la discussion. »
Quand je rouvris les yeux et que le monde cessa de vouloir basculer sans raison, j’osai enfin regarder Lao qui, à défaut d’avoir retrouvé quelques couleurs, n’était plus plié en deux.
Pâle, trop pâle.
Tandis que je récupérais mes forces, il s’occupa de traîner les corps évanouis du père et de la mère jusque dans la carriole et de les placer au côté de leur fille.
« Elle est faible, mais rien qu’un long repos ne puisse guérir », déclara-t-il après avoir vérifié les signes vitaux de cette dernière. Quand il se fut assuré de leur confort, il poursuivit son inspection du véhicule jusqu’à ce qu’il trouve plusieurs gourdes d’eau-de-vie, qu’il s’empressa d’attacher à sa ceinture.
« Ça, c’est pour le dédommagement, leur dit-il. On ne lapide pas notre Prince sans conséquence. »
Il se garda bien de partager son butin avec moi – la seule victime de cette affaire. J’aurais pu le forcer à tout me donner, mais cela n’en valait pas la peine.
Qu’il se soûle donc. Esclave un jour, esclave toujours.
Après avoir réarrangé ses habits de voyage, il partit en direction d’Alba, sans se soucier de moi. J’aurais presque regretté de ne pas avoir mes propres esclaves pour s’inquiéter de ma santé. Malgré une envie de fermer les yeux et de dormir, je le suivis sans protester.
Nous marchâmes en silence sur une lieue ou deux. Il finit par déboucher une des gourdes, qu’il s’appliqua à siphonner le plus rapidement possible. Très vite, comme son humeur s’améliorait, il se fit plus loquace.
« J’espère bien que ta migraine durera toute la journée, mon Prince. Certaines leçons ne s’apprennent que dans la douleur. »
Je ne crois pas avoir rencontré jusqu’alors un être qui sut instinctivement me gratter à rebrousse-nerfs. À chaque fois qu’il ouvrait la bouche, je pouvais être certain que ses paroles m’agaceraient.
Malgré la fatigue, je lui lançai :
« Je te jure qu’un jour, tu goûteras à ma férule, démon.
— Promesses, toujours des promesses », se contenta-t-il de répondre avant de terminer une des gourdes.
Et sans plus me porter d’attention, il se mit à siffler l’air d’une chanson populaire, que même mes esclaves semblaient affectionner.
Je le suivis d’un pas morose, bien décidé à terminer notre mission le plus rapidement possible.
J'aime aussi beaucoup ce côté très effronté de Lao qui me fait bien rire !
Lao est très agréable à écrire quand je l'ai "sous contrôle", mais le plus souvent, sa personnalité met le bazar dans mes chapitres. Ils ne vont jamais dans la direction que j'avais initialement prévue.
J’ai éclaté de rire sur le « Oh, bien visé ! ». En réalité, j’ai ricané tout le chapitre. Soit c’est vraiment drôle, soit c’est moi qui rigole pour rien. Je préfère me dire que l’auteur est doté de ce trait de caractère capable de rendre comique des situations d’une banalité affligeante.
Merci pour ces fous rires, merci pour ces moments.
Mais le duo fonctionne à merveille et l'histoire est toujours entraînante et bien menée.
Vivement la semaine prochaine pour la suite !
On voit pas trop ses qualités pour le moment, mais il en a. Promis.
On se demande par ailleurs ce qui a bien bien pu arriver à la Maîtresse de Lao... Est-ce qu'elle a été enlevée ? Est-ce qu'elle est partie d'elle-même ? J'ai hâte de lire la suite pour en connaître la réponse.
Merci beaucoup pour ce chapitre !
Il a fallu quelques réécritures dans les dialogues pour éviter qu’ils ne s’explosent à la figure et continuent à travailler ensemble bon an mal an.