— C'est impossible, soufflais-je, incrédule. Comment auriez-vous pu entrer en contact avec elle ?
— C'est elle, qui est venue à nous, répondit-elle en continuant de jouer. Mais je mourrais si je t'en disais davantage.
Je fis un pas en avant.
— J'espère qu'il s'agit d'une métaphore.
— Presque pas, ces marques noires que tu vois sur nos gorges, sont un rappel de notre serment, et de son pouvoir sur nous.
Son jeu ne faillit pas, malgré le fait que ses doigts se soient mis à trembler. Elle conservait également son expression noble.
— Je t'ai vu dans la vision que m'a envoyée la Reine Noire, commençais-je.
— Les chaînes, le piano, mon ventre, je suis au courant. Elle nous a très bien expliqué les règles du jeu. Si tu ne parviens pas à reprendre nos fragments, non conserverons les vœux qu'elle nous a exhaussés et nos marques noires seront effacées. Elle a également précisé que gagner la partie lui permettrait de soumettre la Reine Blanche et de prendre forme, afin de commencer son règne.
— Si tu l'as vue, tu sais à quel point elle est terrible, quelle angoisse elle inspire ! m'exclamais-je en faisant de grands gestes. Qu'est-ce qu'elle a bien pu te promettre pour que tu acceptes de l'aider à régner sur le monde ?
Octavia passa de manière très fluide à un nouveau morceau, que j'identifiais être le Liebstraum de Fransz Liszt. Elle cligna très lentement des yeux, comme si la musique avait un effet apaisant sur elle, malgré la situation.
— Mon vœu était le suivant : "Je souhaite que rien ne puisse m'arriver de mal tant que je joue du piano." expliqua-t-elle.
— Simpliste, jugeais-je. Et de quoi cherches-tu à te protéger ? Non, ne me dis rien, décidais-je finalement. Tes allures de fille de noble, ton accent, la vision dans laquelle il y a un homme adulte auquel tu es enchaînée et qui te dévore le bras, alors que tu as l'air enceinte, la manière dont tu n'arrives pas à atteindre ton piano... (je marquais une pause pour réfléchir) Tu vas être mariée de force. Un mariage politique.
Le jeu d'Octavia vacilla finalement, mais elle continua malgré tout, comme si de rien n'était. Cependant, quelque chose m'échappait.
— Tu es plus intelligente que ça, tu aurais pu faire un vœu beaucoup plus radical pour te sortir d'affaire, commentais-je.
— Pourtant, il faut bien que ce mariage ait lieu, expliqua-t-elle avec amertume, ce qui se ressenti dans son jeu. C'est pour la bonne cause, un maigre sacrifice... Mais au moins, tant que je joue, je suis libre.
Curieuse de savoir comment le pouvoir de la Reine Noire fonctionnait, j'approchais ma main de son bras pour tenter de l'empêcher de jouer. C'est alors qu'une étrange et fine fumée noire apparut autour d'elle. Et cette volute de ténèbres se précipita vers mon bras pour m'empêcher de toucher la pianiste.
— Tu devrais reconnaître ces petites choses, expliqua simplement Melnikova en continuant de jouer. Ce sont des nanomachines, où des nanites comme on dit de nos jours. Elles sont forgées à partir d'un fragment de l'artefact et imprégnées de la volonté de la Reine Noire de me protéger.
— Je vois, c'est pour ça que tu n'avais pas l'air de craindre de te faire agresser par les trois abrutis de tout à l'heure... concluais-je en reculant. Mais tu dois savoir que je ne peux pas te laisser tranquille, la Reine Noire est trop dangereuse.
— Pourtant vous vous ressemblez tellement, vu ce que tu as fait à Aurore...
— La ferme ! Elle l'avait bien cherché, et ça t'a bien arrangée ! m'exclamais-je en tapant du poing sur le piano.
Octavia sursauta et s'arrêta de jouer avant de me fixer d'un air triste, presque abattu. Je respirais profondément pour reprendre mon calme.
— Comment je récupère l'artefact ? demandais-je.
— Je t'ai expliqué la situation pour te remercier d'être intervenue auprès d'Aurore, répondit Octavia en se remettant à jouer, une mélodie que je ne reconnue pas. Mais comment comptes-tu me convaincre d'abandonner le souhait que j'ai formulé ? Lindermark m'a obtenu une dernière année de liberté, sous prétexte qu'il serait bon qu'une dame de mon rang finisse ses études dans un lycée prestigieux. Mais ensuite, je devrais retourner là-bas et épouser un homme que je n'ai jamais vu, tout ça pour qu'elle puisse obtenir le droit d'installer sa reine sur le trône.
Je jetais un bref coup d'œil vers la main que j'avais posée sur le piano, j'en avais activé l'interface par inadvertance, mais cela me donna une idée.
— Tu veux dire que ce mariage politique se fait en faveur d'Emily Lindermark ? demandais-je en écarquillant les yeux. Pour qu'elle puisse obtenir le trône d'un petit pays que personne ne connaît ? C'est ridicule !
— La politique est une chose des plus complexes, Lili. Ma famille possède des terres et des titres, même dans ce petit pays que personne ne connaît, comme tu dis. Et Lindermark possède de l'argent, énormément d'argent... Ainsi qu'une puissante technologie. Elle a donc arrangé une union avec une famille encore plus noble et puissante que la mienne, d'un pays moins petit. Je suis la clef de cette union, ou plutôt de cette transaction, qui a pour but de laisser un trône vaquant, expliqua-t-elle, ne parvenant plus à cacher la détresse dans sa voix.
Son jeu commença à se troubler, elle perdit le rythme, puis joua quelques fausses notes avant de s'arrêter, portant une main à son visage.
— J'ai vendu mon libre arbitre pour ce que je pensais être mon propre bien... Mais je ne suis qu'une lâche... dit-elle d'une voix tremblante. Je suis une horrible personne, je me cache dans ce lycée comme une égoïste, j'ai accepté le cadeau de la Reine Noire pour continuer de fuir grâce à la musique...
— C'est faux, Octavia. Tu es une gamine sur laquelle on a mis trop de responsabilités, rien d'autre ! déclarais-je en frappant du plat de la main sur le piano. Tu n'as rien à te reprocher, tu es victime des circonstances ! Et je t'avoue que je peux difficilement me résoudre à te demander d'abandonner la protection que tu as pu trouver auprès de Nyarlathotep, je veux dire la Reine Noire... (je soupirais en regardant de nouveau ma main posée sur l'instrument) Mais même si tu garderas l'assurance d'être en sécurité tant que tu seras derrière un piano, tu seras quand même mariée à ce type, et il voudra que tu lui fasses un héritier, j'imagine. En plus, ce sera la Reine Noire qui prendra le trône de ton ancien pays. Et toi tu seras toute seule, coincée derrière un clavier, parce que tu n'auras pas d'autre moyen de te sentir en sécurité. (je marquais une pause) Alors, si tu veux encore prendre une bonne décision, donne-moi ton fragment d'artefact !
— Je ne veux pas ! déclara-t-elle en se remettant à jouer, la toccata de Bach cette fois-ci, qu'elle interpréta sans problème. La seule manière qu'il me reste d'utiliser mon libre arbitre, c'est encore de continuer dans mon caprice, de rester en sécurité à jouer, c'est la seule chose qui m'appartienne vraiment.
— Je ne suis pas ton ennemie, dis-je en haussant la voix pour couvrir le son du piano qui se faisait de plus en plus fort. Et je voudrais bien t'aider à trouver une solution, mais pas au prix de l'avènement de la Reine Noire ! C'est pourquoi je dois te prendre ce fragment ! (Elle continua à jouer en se contentant de m'ignorer.) Tu pensais qu'en me racontant ton histoire, je finirais par abandonner ma mission, mais je suis désolée de te dire...
Je frappais encore une fois du plat de ma main sur le piano intelligent, et la musique s'arrêta complètement. On n'entendait plus que le bruit étouffé et mat des touches en faux ivoire, qu'Octavia continuait de marteler désespérément.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu as fait... ? souffla-t-elle, estomaquée.
Je levais alors la main que j'avais laissée sur l'instrument et dévoilais une barre de chargement qui prévoyait plus d'une heure avant de se remplir.
— Pendant que je détournais ton attention en te parlant, j'ai lancé un formatage, expliquais-je. Ce piano n'a aucune véritable mécanique, ce n'est qu'un appareil électronique qui a été programmé pour ressembler à un piano. Et toi tu as été programmée pour ressembler à une princesse, mais tu n'es qu'une gamine. Refuse ce mariage, Octavia ! Et assumes-en les conséquences. Mais ne mets pas les autres en péril juste pour te protéger d'avoir à prendre cette décision.
Je m'avançais vers elle et posais un pied sur le bord de son tabouret, avant de pencher mon visage vers le sien.
— Je vais être sympa, dis-je en lui montrant la paume de ma main dans laquelle j'invoquais les couleurs des émotions que j'avais ressenties face à Hélène. Je te donne l'occasion de me donner ce fragment de ton plein gré. Et pour t'aider à te décider, je vais te transmettre les émotions les plus positives que tu aies jamais ressenties, celles que la Reine Blanche m'a inspirées. Ça te permettra sûrement de prendre du recul sur la situation et de prendre la bonne décision. En plus tu pourras compter sur mon aide. Mais si tu refuses, je devrais sévir, et crois moi, je n'en ai pas envie.
Octavia me regarda longuement dans les yeux. Nul doute que la lueur que leur donnait Porcupine Tree était captivante, mais elle semblait y chercher quelque chose. De la sincérité peut-être, ou de la compassion. En cherchant bien, elle les trouva facilement, malgré la détermination qui les masquait. Elle leva alors les doigts et tenta de toucher mes cheveux. De ma main libre, je l'en empêchais.
— Je vois... tu laisses Layla te toucher, mais pas moi, soupira-t-elle avec un étrange sourire. Je pense commencer à comprendre pourquoi. (Je haussais un sourcil) Est-ce que tu connais le dilemme du porc-épic ? Toi que l'on surnomme ainsi.
— Dis toujours, l'invitais-je, sincèrement curieuse, relâchant sa main.
— Dans mon petit pays que personne ne connaît, on raconte ce dilemme aux enfants : "Lorsque l'hiver vient, même les porcs-épics veulent se serrer les uns contre les autres, pour se tenir chaud. Mais comme ils ont de longs pics sur le dos, ils doivent prendre une décision : endurer le froid pour ne pas risquer de blesser et d'être blessé par les autres, ou supporter d'infliger et de recevoir de la douleur pour se tenir chaud." La morale, c'est que lorsque l'on vie en société, les décisions que l'on prend se font par rapport aux autres. Et toi Lili, tu es le genre de porc-épic qui n'accepte de s'approcher que de ceux qui sont assez résistants pour supporter ses épines. Layla est très forte, alors ça te convient de la laisser t'approcher, et Phybie se moque bien d'avoir mal tant qu'elle peut avoir chaud, alors tu la laisses faire. Mais à tes yeux, je suis trop fragile, ou je ne le mérite pas...
— Très joli, répondis-je d'un air faussement détaché. Je ressortirai cette histoire pour briller dans les dîners mondains. Maintenant, donne-moi ton fragment, insistais-je.
— Très bien, soupira-t-elle. Tu ne me laisses pas vraiment le choix de toutes façons... J'ai très rarement un quelconque choix ces derniers temps, ironisa-t-elle en se levant de son tabouret.
Je la suivis vers le centre de la scène, puis je luis tendis la main dans laquelle j'avais concentré le souvenir de la Reine Blanche.
— Je te préviens, déclarais-je. Ce n'est pas parce que ces émotions sont positives qu'elles sont à prendre à la légère. Si tu as vraiment rencontré la Reine Noire, tu devrais savoir à quel point elle impose l'angoisse et la peur par sa seule présence. L'effet inverse est presque plus redoutable, résumais-je.
— Que me reste-t-il à perdre de toutes manières ? répondit Octavia en approchant doucement sa main.
Lorsque ses doigts effleurèrent ma paume, je relâchai la décharge d'émotion le plus délicatement possible. Rien que le souvenir des sentiments que j'avais eu à l'égard d'Hélène me serrait la poitrine.
Melnikova trembla un instant, retirant sa main pour la porter à sa poitrine. Au début, son visage exprimait une admiration béate, comme si elle était tombée amoureuse cent fois en l'espace d'une seconde. Puis elle tomba à genoux et baissa les yeux sur sa main tremblante, avant que des larmes ne se mettent à couler abondamment sur ses joues, sans aucun gémissement de sa part, sans aucune expression de tristesse. Elle attrapa ensuite les pans de la veste de son uniforme, comme si elle avait peur de laisser s'échapper la chaleur qu'elle ressentait. Après quoi elle ferma les yeux, sans rien dire, profitant certainement de ce moment de grâce.
Pour ma part, je me tournais vers la porte d'entrée de la salle de musique en l'entendant s'ouvrir, désactivant Porcupine Tree. Je rejoignis alors Antoine, qui venait d'arriver, dans l'allée centrale entre les rangées de bancs.
— Alors ? demandais-je.
— Si tu poses la question, c'est que tu n'es plus aussi sûre de toi qu'à l'époque, répondit-il, à juste titre.
Je détournais le regard. Je ne pouvais pas lui donner tort. D'habitude, je m'arrangeais pour ne pas laisser trop de marques visibles pendant une bagarre, pour ne pas donner trop de crédibilité à ma victime si elle venait à se plaindre. Mais en l'occurrence, j'avais fait saigner Aurore, et le fait d'avoir envoyé sa tempe contre un coin de banc en bois devait également avoir laissé une marque.
— C'est pour ça que tu avais l'air soucieux tout à l'heure ?
— Non... ce qui m'a inquiété, c'est que tu avais l'air d'avoir perdu le contrôle, m'expliqua Antoine.
Je soupirais en roulant des yeux.
— Tu sais très bien que c'était du bluff, pour la pousser à craquer.
— Je n'en pas suis certain à cent pour cent, répondit-il sans hésiter. Tu as vraiment eu l'air de ne reprendre tes esprits qu'au moment où elle a cédé.
— C'était l'effet recherché, sois plus clair Antoine ! m'exclamais-je.
Il marqua une pause et observa le sol, à l'endroit même où j'avais maîtrisé Aurore.
— On se connaît depuis nos onze ans, Lili... soupira-t-il. Et je suis certain que si elle n'avait pas craqué avant, tu serais allée... au bout de ta menace.
Ses mots me firent frissonner. De dégoût, dans un premier temps, puis surtout de peur. Depuis plus de six ans à nous fréquenter quasi quotidiennement, il avait toujours lu en moi comme dans un livre. Il ne disait jamais ce genre de choses à la légère.
— Si je l'avais fait... je serais vraiment devenue ce que la Reine Noire attend de moi, dis-je avec anxiété. Ce que tu dis est très grave, est-ce que tu en es sûr ?
Il s'approcha de la scène et s'assit sur les marches qui y menaient, observant Octavia du coin de l'œil, qui n'était toujours pas sortie de sa béatitude, puis il tourna son regard vers moi.
— Tu as des pulsions plutôt morbides depuis ces dernières années, dit-il avec détachement. Déjà, quand tu as dû quitter le lycée, tu as commencé à être bien plus cynique, comme si une partie de toi était morte. Et quand tu as perdu ton grand-père, c'est devenu pire. J'ai eu peur de finir par ne plus te reconnaître, que tu finisses par perdre pied.
Je passais une main dans mes cheveux en inspirant profondément. Antoine ne parlait quasiment jamais à cœur ouvert, il détestait cela au moins autant que moi. L'idée de nous montrer vulnérables nous était écœurante, même envers nos amis ou notre famille. Surtout envers eux. Je m'approchais finalement de lui d'un pas décontracté.
— Je ne perdrais pas pied Antoine, j'ai un bateau maintenant, dis-je en reprenant sa métaphore de la dernière fois. Tu as raison sur un point, la petite voix qui me dit de faire preuve d'humanité s'est faite de plus en plus ténue et lointaine ces derniers temps, tout comme la voix de ceux par lesquels je me suis sentie trahie. (Je posais un pied sur la marche qu'il occupait et me penchais sur lui) Mais j'entends toujours ta voix très distinctement, concluais-je. Maintenant pousse-toi, j'ai un fragment à récupérer.
À ces mots, Antoine afficha un léger sourire et se releva avant de s'écarter pour me laisser passer. Je tournais mon regard vers Melnikova en montant sur la scène, elle n'avait pas l'air de pouvoir se remettre de sitôt. Mais connaissant son amour de la musique, j'avais une idée pour la sortir de sa torpeur. Je m'approchais donc du piano, annulais le formatage que j'avais lancé, et m'installais devant le clavier. J'étais plutôt mélomane, mais j'étais très loin d'avoir de véritables connaissances théoriques poussées sur le sujet. Cependant, j'avais appris quelques petites choses à gauche et à droite, l'une d'entre elles était la suivante : une mélodie fonctionne sur un principe de tension et de résolution. Et je ne connaissais pas une seule personne que l'absence de résolution ne frustrait pas. Concrètement, je plaçais ma main droite sur le clavier et jouais les huit premières notes de la Lettre à Élise de Beethoven, puis je m'arrêtais et recommençais, ne jouant jamais la neuvième note sensée conclure la mélodie. Je ne doutais pas une seule seconde qu'une musicienne aussi passionnée que Melnikova ne le supporterait pas très longtemps.
Et pour cause, je n'eus pas le temps de répéter ma séance de torture plus de dix fois avant qu'elle ne se précipite sur le piano, pour jouer l'intervalle d'octave sensé conclure la petite mélodie.
— Je n'y crois pas, soupira-t-elle d'une voix marquée par l'émotion. Tu fais preuve de violence même en utilisant quelque chose d'aussi sacré que la musique !
— Héhé, que veux-tu ? ricanais-je. C'est dans ma nature.
Je me levais pour laisser la place à Octavia qui, comme pour exorciser mon sacrilège, commença à jouer le morceau dans son intégralité. Ce qui ne semblait pas nécessité trop de concentration de sa part, puisqu'elle n'eut aucun mal à me parler en même temps.
— S'il s'agit bien de tes propres émotions, que tu m'as transmises, c'est donc que tu es capable de les ressentir... déclara-t-elle. J'imagine qu'elles doivent être encore plus intenses, pour une personne normale.
— Je prends ça comme un compliment, répondis-je en roulant des yeux. Et qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? J'ai besoin de ce fragment, et tu as toujours ton problème de mariage arrangé.
Elle continuait de jouer sans la moindre fausse note ; cependant, je trouvais que cette musique n'allait pas très bien avec le ton de notre conversation. Et comme si elle s'en était rendu compte en même temps que moi, elle cessa de jouer, évitant tout de même de s'arrêter au beau milieu de la mélodie.
— Je vais renoncer à mon vœu, dit-elle simplement. J'épouserai cet inconnu pour que Lindermark puisse disposer du trône de mon pays, et je me retrouverai sans défense, coincée dans un mariage politique. Je compte cependant sur la bienveillance et sur la reconnaissance de la Reine Blanche pour m'aider. C'est la seule chose que je puisse encore espérer, n'est-ce pas ?
— Je sais que ça se voit pas, mais je suis désolée de ce qui t'arrive, expliquais-je en détournant le regard.
— Je sais, tu exprimes juste ta compassion par de la colère, répondit-elle avec un sourire en coin, refermant le capot du clavier avant d'y poser ses mains. Si tu veux mon avis, tu agis vraiment comme... un homme.
— Tiens donc. (Je haussais un sourcil) Et définis moi donc ce que c'est, la manière d'agir d'un homme ?
Je croyais la bloquer dans son raisonnement, en lui rappelant qu'il était impossible de généraliser un comportement par rapport au genre ou au sexe d'un individu, mais elle contourna très élégamment le problème.
— Ne fais pas comme si tu l'ignorais. (Elle remit une mèche de cheveux derrière son oreille) Je viens d'une famille noble, et tout le principe de la noblesse est de chercher à prouver que l'on fait tout mieux que le commun des mortels. Nos filles sont plus belles, plus délicates, plus sensibles, plus dociles. Et nos garçons sont plus forts, plus autoritaires, ont plus de vigueur et sont plus protecteurs. Mais tout ça n'est que le miroir grossissant des codes sociaux en vigueur chez le peuple, qui les a lui-même créés. Si les codes sociaux valorisaient les femmes fortes et indépendantes, tu peux être sûre que les familles nobles et bourgeoises, s'arrangeraient pour élever leurs filles afin qu'elles soient plus fortes et plus indépendantes que les autres.
— Je vois, le libre arbitre des gosses de riches est saboté plus violemment que celui des pauvres, résumais-je avec un sourire amer. Tout ça pour pouvoir mieux se moquer de ceux qui ont fait l'effort de se construire en ayant plus de choix à faire, et donc plus d'occasion de se tromper.
— Je ne le résumerai pas ainsi, mais je ne peux pas te donner tort. (Elle haussa les épaules) Je sais coudre, je connais toute l'étiquette de la haute société, je sais monter à cheval, cuisiner, dessiner, et bien d'autres choses... Mais je n'ai jamais choisi de les apprendre, bien que tout le monde me félicite de les connaître. Heureusement, la musique faisait partie de mon éducation, et j'y ai vu une échappatoire.
— On croirait lire la biographie d'Emily Lindermark, fis-je remarquer. Mais si tu as fini de parler de tes malheurs de petite fille riche, j'aimerai récupérer ton fragment, concluais-je en durcissant mon regard.
— Mince, et moi qui espérais gagner un peu plus de temps, répondit Octavia d'un ton faussement déçu. Très bien, je te conseille d'écouter et de retenir les mots que je vais prononcer, car il s'agit de la formule à réciter pour rompre le serment de la Reine Noire. C'est le seul moyen.
— Tu en parles comme si c'était de la magie, soupirais-je. C'est Arthur Clarke qui serait content.
— En même temps, avec les progrès technologiques fulgurants apportés par la fondation Lindermark, intervint Antoine en nous rejoignant au centre de la scène. La science s'approche déjà de ce qu'on pourrait considérer comme de la magie, conclut-il avec enthousiasme.
— Je doute que ce soit une bonne chose, rétorquais-je avant de me tourner vers Melnikova. Plus vite que ça, je n'ai pas envie de rater la pause déjeuner.
— Très bien, répondit-elle en se levant et en reculant de quelques pas. Mais je vous préviens : même si j'en ignore la forme, la Reine Noire a promis un châtiment à ceux qui briseraient son serment.