21) Première punition

— Mille piques transperçant le ciel, enchainés dans les entrailles de la terre, muraille noire et infranchissable, ceint la tête de l'obscurité portant un masque de chair et de sang ; laisse-la griffer de ses ongles noirs le tissu de l'existence et effacer mon nom de son royaume.

Je restais sans voix pendant qu'Octavia récitait la formule sensée rompre son serment envers Nyarlathotep. La prose en question était faite pour que l'on redoute de la prononcer, surtout si l'on savait à qui on l'adressait.

— Et il est sensé se passer quoi ? demanda Antoine.

— Je ne sais pas, répondit Melnikova d'une voix mal assurée. Mais la punition promise m'inquiète vraiment...

À ces mots, une présence menaçante se fit ressentir. Comme lorsque l'on est accablé par un bruit extrêmement puissant, par la présence écrasante d'une foule en colère, ou par l'antique frayeur qu'inspirerait un prédateur. Et par je ne sais quel phénomène, toutes ces émotions émanaient d'une seule et immense silhouette qui se dessinait derrière la musicienne. Malgré moi, je tremblais et n'osais pas faire le moindre geste. Derrière moi, Antoine ne se débrouillait pas mieux, les yeux écarquillés et les mains crispées. Nous eûmes tout-deux un mouvement de recul lorsque la silhouette prit la parole.

— Nous sommes déçue, mais pas étonnée, déclara-t-elle avant de se tourner vers moi. Sache que lui promettre la bienveillance de Notre sœur était une erreur, Lili. (elle tendit une main menaçante) Ce qu'une reine fait, ne peut être défait par une autre. Ni par quiconque. Telle est la loi.

En une fraction de seconde, la silhouette de la Reine Noire ramena sa main à elle comme si elle tenait quelque-chose entre ses doigts.

J'entendis un hurlement de douleur et sentis quelque chose de chaud éclabousser mon bras : du sang. Luttant contre la peur qui me tenaillait, tentant de me convaincre qu'elle était artificielle, je me tournais vers Octavia et reculait d'un pas. La terreur que je ressentais actuellement n'avais rien de factice. Tout le bas de son ventre, jusqu'à ses genoux, était couvert de sang. Ses vêtements et sa peau étaient déchirés à un endroit très précis. Mon cœur balançait désormais entre la terreur et la colère.

— Tu n'auras plus besoin de ça, déclara froidement Nyarlathotep. Puisque tu Nous refuses Notre trône au profit de Notre sœur.

Entre les doigts de la silhouette, se trouvait l'utérus encore sanglant de Melnikova. Cette dernière s'effondra immédiatement de douleur. Je fus prise d'une sueur froide. Sans possibilité de faire des enfants, pas de mariage arrangé, et donc pas de trône libre pour une nouvelle reine, fût-ce t'elle blanche ou noire.

— Pourquoi ?! m'écriais-je en rassemblant tout mon courage. Vous aviez encore une chance de monter sur le trône si jamais j'échouais !

Elle se tourna vers moi, et malgré qu'elle ne soit qu'une silhouette, je pus lire une expression de mépris sur son visage.

— Tu ne sais rien des règles du jeu dont Notre sœur et Nous-même avons convenues. lorsqu'une pièce est perdue, elle doit quitter le plateau. C'est ainsi.

—C'est... drôle, articula Antoine, tentant de chasser son angoisse avec un peu d'humour. Une reine blanche et une reine noire qui jouent aux échecs.

Même lui, qui savait si bien maîtriser ses émotions, n'en menait pas large. Je jetais un regard paniqué en direction d'Octavia, elle avait eu la chance toute relative de s'évanouir, plutôt que de rester consciente et de souffrir. Puis, allant contre tout ce que me hurlait mon corps, je fis un pas en direction de la Reine Noire et tendis le bras, mais je tremblais trop pour pouvoir la saisir.

— Vous n'avez pas le droit de tuer ! Ce sont les règles, comme vous le dites ! Soignez-là ! Vous ne pouvez pas la laisser se vider de son sang, Shôgi m'a clairement dit que vous n'aviez pas le droit de tuer ! insistais-je.

— Lili, une fois de plus tu Nous insultes par ta sottise. Nous te l'avons dit, Nous voyons tous les futurs possibles, tel un joueur d'échecs qui anticipe plusieurs coups d'avance. Tes prochaines actions Nous sont évidentes, et Nous savons que cette enfant ne mourra pas. (elle marqua une pause, affichant un sourire malsain) À moins que tu ne souhaites utiliser ton soi-disant libre arbitre et faire autrement. Dans quel cas, elle mourra... (l'utérus sanguinolent qu'elle tenait toujours, se désintégra entre ses doigts) par ta faute.

La colère prenant finalement le pas sur la terreur, je parvins à m'emparer du bras de Nyarlathotep. Je sentis alors sous mes doigts que la silhouette qui me faisait face, était composée de nanites, celles-là mêmes qui avaient émané du corps d'Octavia un peu plus tôt, lorsque j'avais tenté de l'empêcher de jouer.

— Reprends-toi Antoine ! criais-je sans le regarder. Cherche Lili Walsh dans mes contacts et demande Tabita Shôgi ! Vite !

De ma main libre, je saisis mon téléphone dans ma poche et le lançais derrière moi à l'aveugle. Sans surprise, mon ami l'attrapa au vol. Je plongeais ensuite la main dans mon autre poche et en sortis le flacon d'homéopathie que m'avais donné Phybie. J'en déchirais l'ouverture avec les dents et avalais le contenu d'un seul coup. Ce truc avait beau ne pas être un médicament, ça restait du sucre.

— Nous pouvons dire que tu vas le regretter, déclara la Reine Noire. Mais montre Nous donc ce pouvoir dont tu es si fière.

— Vous ne me faites pas peur avec vos menaces ! rétorquais-je aussitôt.

Je pris une profonde inspiration et fis appel à Porcupine Tree. Cependant, je sentais qu'il pourrait s'effacer d'une seconde à l'autre, si jamais je cédais à l'angoisse. Je transmis alors mes émotions, toutes mes émotions, dans le creux de ma main, et envoyais le plus de décharges possible dans le bras de Nyarlathotep.

— Un effort pathétique. Nous sommes la Reine Noire, les émotions d'une adolescente ne sont rien pour Nous... (elle écarquilla les yeux lorsqu'elle comprit ce que j'essayais vraiment de faire et retira vivement son bras) Comme je le disais, tu vas le regretter, à plus d'un titre !

Elle dégagea son bras en me repoussant avec tant de force, que ma vue se troubla sous le choc. Je sentis une vive douleur dans le dos et les épaules, un bruit de bois brisé, puis une vision floue de la Reine Noire qui se tournait vers Antoine. Elle venait de me projeter à travers plusieurs bancs, j'avais le souffle coupé. Évidemment, Porcupine Tree me quitta et l'angoisse me gagna. Je détestais me sentir faible, et j'avais tellement mal. Une douleur dans ma poitrine, générée par l'angoisse et le stress, vint s'ajouter à la douleur physique. J'essayais de me relever, mais n'y parvins pas, mes mains moites et sans force glissant simplement sur le sol. J'essayais d'ouvrir la bouche pour crier à Antoine de faire attention, mais le souffle me manquait. Un voile noire me couvrit alors les yeux, tandis que je luttais pour garder conscience.

— C'est une urgence ! entendis-je Antoine crier. Hein ? Oui, c'est bien moi mais... C'est pas le moment pour les présentations !

Je ne savais pas de quoi il parlait, mais je devinais qu'il était en contact avec Shôgi.

— Lili ! s'écria-t-il. Tu dois surtout pas toucher la lumière !

Je ne compris pas tout de suite ce qu'il venait de dire. Mais tandis que je retrouvais la vue, les points lumineux qui troublaient mon champ de vision se confondirent avec d'autre points, bien réels. L'un d'eux effleura mon index, faisant complètement disparaitre ma première phalange. Par réflexe, je roulais immédiatement sur moi-même pour sortir de ce champs de lueurs, une douleur intense me réveillant de ma torpeur. Je ramenais ma main contre moi et serrais les dents, tandis que mon sang inondait ma chemise. Ce truc venait de désintégrer le bout de mon doigt. Essayant ne pas y penser, je rampais pour m'éloigner le plus possible.

— Lili ! Bouge pas ! cria Antoine.

J'entendis alors le bruit de ses pas et sentis ses mains agripper mes épaules, tandis que je serrais ma main blessée contre ma poitrine. C'est alors que la lumière s'intensifia davantage, tandis que mon ami m'aidait à m'en éloigner.

Il y eut alors un flash qui creusa un cratère, désintégrant le sol aussi facilement que cette lumière avait désintégré mon doigt. Au centre de ce cratère, une personne se tenait. Et sans jamais l'avoir vue, je devinais qu'il s'agissait de Tabita Shôgi. Son allure était parfaitement androgyne. Si bien que si je n'avais pas déjà entendu Jonathan me dire qu'il s'agissait de son "autre maman", je n'aurais jamais deviné son genre. Elle semblait humaine à première vue, mais une quantité de détails trahissaient sa véritable nature. Ses oreilles pointues, la texture de ses cheveux, la couleur et le reflet de ses yeux derrière ses lunettes, sa peau beaucoup trop blanche, jusqu'au fait que son annuaire avait la même taille que son majeur. Mais le plus évident était ce petit objet métallique qui lui saillait du front, comme une minuscule corne.

— Octavia... articulais-je, non sans mal. Occupez-vous d'elle !

— J'avais compris, oui, répondit la nouvelle venue en jetant un regard à Antoine. Mais je ne pourrais pas remplacer ce qu'elle a perdu, ou la Reine Noire considérerait qu'il y a eu tricherie.

L'extraterrestre s'avança vers Melnikova, en passant à côté de Nyarlathotep comme si elle n'était pas là. Cette dernière ne sembla pas non-plus la remarquer. Dans mon état, je ne parvenais pas à réfléchir. Mais Antoine, lui, le pouvait toujours.

— Votre majesté, commença-t-il prudemment. Vous avez été créée pour régner sur l'humanité, n'est-ce pas ?

— Et ce sera bientôt le cas, jeune Rodriguez, répondit-elle en inspectant le bras que je lui tenais quelques secondes plus tôt. Nous le savons, c'est inéluctable, conclut-elle.

— Donc, vous n'avez aucune autorité sur, disons, ce qui n'est pas humain ? demanda-t-il.

— Quelle question impertinente ! Nous régnons autant sur les animaux que sur l'humanité ! À moins que... (elle jeta des regards autour d'elle, en vain) Oui, tu parles d'elle... (Elle pesta entre ses dents) Mais qu'importe, si vous l'utilisez pour tricher, Nous le saurons !

Antoine et moi échangeâmes un regard perplexe. Nous nous doutions qu'une extraterrestre serait hors de la juridiction de la Reine Noire, mais elle avait seulement deviné sa présence, alors qu'elle se trouvait juste à côté d'elle, en train de soigner Octavia.

— Comme vous l'avez deviné, elle n'a pas d'emprise sur ce qui ne vient pas de cette planète, commenta Shôgi.

Elle passa alors sa main sur la plaie fraichement et miraculeusement cicatrisée de Melnikova. En plissant les yeux, je pus apercevoir qu'un nuage argenté crépitait entre ses doigts : encore des nanomachines. Nul doute que cette technologie était plus révolutionnaire encore que l'électricité, et qu'elle était indubitablement le moteur de tout ce qui m'était arrivé jusqu'ici. Et probablement de ce qui m'arriverait ensuite.

— Et vous ne pouvez rien faire ? demandais-je, les dents serrées par la douleur. Vous l'avez créée ! C'est votre erreur !

— Je te l'ai déjà dit, répondit l'extraterrestre en allongeant délicatement le corps inconscient d'Octavia. Il s'agit d'une erreur humaine, celle de ma femme. (Elle remonta ses lunettes sur son nez) Mais si tu veux une preuve que je n'y peux rien, dit-elle avant de se tourner vers la Reine Noire. Commande administrateur, Tabita Shôgi.

— Reconnaissance vocale confirmée, accès refusé, répondit Nyarlathotep d'une voix froide et automatique, qui avait perdu toute dimension régalienne. Soit maudite ! reprit-elle de son ton habituelle. Nous supprimons ta signature vocale ! (elle marqua une pause et tourna la tête dans ma direction) Nous nous reverrons, Liliane Papazian. Mais pour partir sur une note positive, Nous apprécions la façon dont tu as soumise Aurore. Elle en avait besoin.

À ces mots, la silhouette disparue aussi soudainement qu'elle était arrivée. Je relâchais un soupir de frustration, qui se transforma en râle de douleur.

— Cette fois c'est certain, je ne pourrais même pas réessayer... soupira Tabita avant de se tourner vers nous. Alors, c'est toi le fameux Antoine ? Je vois que tu es intelligent, pour un mâle humain, du moins. Approche, je veux pouvoir te toucher.

Je restais coite, oubliant un moment la douleur de mon doigt tranché pour laisser place à la perplexité. Mon ami me tapota alors l'épaule avant de se diriger vers Shôgi. Sa curiosité ayant raison de lui.

— Enchanté, Antoine Rodriguez, déclara-t-il en présentant sa main à son interlocutrice.

— Je sais, répondit-elle simplement.

Elle attrapa alors la main tendue et se mit à l'examiner avec la curiosité d'un scientifique qui découvre une nouvelle espèce. Elle la manipula sans vergogne jusqu'à ce qu'Antoine finisse par protester :

— Aïe ! Hey, hey, ça se plie pas dans ce sens !

— Si, mais juste un peu, rétorqua-t-elle.

— Et sinon... (il toussota) C'est un étui à lunettes Lenscom dans votre poche ou vous êtes juste contente de me voir ?

— Antoine ! réprimandais-je, choquée.

— Haha, une blague sur les érections, réagit Tabita. J'adore ! Mais non, ça, ce ne sont pas des Lenscom. C'est mon déjeuner.

Elle tira alors le sandwich dégoulinant qu'elle avait dans la poche et je grimaçais.

— C'est répugnant, ne mettez pas n'importe quoi dans vos poches, commentais-je.

— Pff, on croirait entendre ma femme ! répondit-elle aussitôt. C'est toi qui m'a dérangée pendant mon déjeuner, je te signale !

Je gardais le silence tout en grognant intérieurement. Je n'avais pas de contre-argument. Elle s'était visiblement téléportée d'urgence pour venir nous aider, avec sa mystérieuse lumière blanche, je n'étais donc pas en position de me plaindre.

— Cependant, si les Lenscom t'intéressent, je peux te donner celles que je porte, à une condition, reprit-elle.

— Antoine ! invectivais-je. Je t'interdis d'accepter ! Cette meuf est tordue, ça se voit !

— Mais Lili ! Des Lenscom ! Si ça se trouve c'est la seule occasion de ma vie d'en avoir !

— C'est possible, oui, confirma Shôgi d'un ton faussement songeur. On hésite vraiment à les commercialiser, l'humanité n'est pas prête pour ça...

— Elle bluffe ! m'écriais-je. Elle veut juste que t'acceptes !

— Et j'accepte ! déclara Antoine en tapant dans ses mains.

— Mais bordel... soupirais-je.

Tabita afficha un sourire qui, visiblement, ne connaissait aucune frontière dans tous les univers possibles. Le sourire d'une femme qui réussit à faire faire ce qu'elle veut à un homme. Je ne parvenais plus à entendre ce qu'ils disaient, leurs silhouettes devenaient floues. Ma douleur me semblait de plus en plus lointaine, je n'arrivais plus à garder les yeux ouverts.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez