20. Framboise

Chère cousine,

J’ai été ravi de lire ce merveilleux début de vos aventures en Russie. Sauf erreur de ma part, c’est là que vous resterez le plus longtemps. J’espère que la suite de votre séjour comportera également son lot de rires et de découvertes. Je me félicite que le manteau suffise à te garder bien au chaud. Je t’en voudrais s’il te prenait la fantaisie de tomber malade, est-ce bien compris ? En ce qui concerne ton mari, tu as bien deviné : je rêverais de le voir porter sa chapka. Cela dit, la description que tu m’en fais a déjà bien stimulé mon imagination. Cela m’amuse de penser que vous avez le nez rougi par le froid alors qu’ici nous sortons en chemises pour aller arroser les fleurs du jardin. En parlant de sorties, je pourrais t’en raconter une qui te donnera un bon aperçu de mon petit environnement. Cela répondra du même coup à ton souhait répété d’en savoir plus sur mon chiot. Il a déjà bien grandi depuis son arrivée chez moi, ne va donc pas t’imaginer le petit animal tout pataud que j’ai pu te dépeindre dans ma dernière lettre.

C’était un jour ordinaire de la semaine. Après un déjeuner tardif, j’ai attrapé ma canne et fait au chien le signe qu’il guettait déjà : celui qui l’invitait à une promenade avec moi. En arrivant au bout du chemin de la maison, j’ai hésité un moment entre bifurquer vers la plage, continuer en direction de la forêt ou descendre jusqu’au bourg pour y saluer quelques amitiés. Tu as un beau panorama de mes promenades, quotidiennes ou peu s’en faut. Finalement nous avons opté pour les bois. Alors que nous longions le muret qui borde les champs, Bosco a repéré avant moi la présence d’un petit groupe d’enfants qui picoraient joyeusement dans les framboisiers.

Comme ils s’exclamaient déjà tous de joie en voyant arriver mon chien, je n’ai pas pris la peine de le rappeler et l’ai laissé aller se frotter dans leurs jambes et les renifler de partout. Et comme il balayait de la queue et geignait de bonheur, j’ai aussi laissé les enfants caresser longuement son poil de leurs mains sûrement rendues collantes par les framboises. Appuyé contre le muret, j’ai profité de ce moment pour me reposer un peu. Un enfant est même venu me proposer une poignée de baies bien roses. Je me rends si peu aux évènements du bourg que je m’attends toujours à ce qu’on ne sache pas qui je suis. Pourtant, certains de ces petits connaissaient mon prénom, et même le tien. J’en ai profité pour leur raconter un peu ce que tu faisais à l’étranger : tu es en passe de devenir un véritable symbole d’héroïsme.

Alors que j’allais me remettre en marche, le tintement d’une sonnette a résonné dans la campagne. Nous avons tous compris immédiatement ce dont il s’agissait. C’était bien sûr Philomène, qui est de retour depuis quelques semaines sur sa bicyclette pour distribuer le courrier. Ce jour-là, elle portait même la petite Prime enroulée fermement dans son dos. Nous avons tous joyeusement salué la factrice quand elle est arrivée à notre niveau, ce qu’elle nous a bien rendu. Puis en quelques coups de pédale, elle a disparu à l’angle du champ derrière la haie d’aubépines.

Bosco et moi avons continué notre chemin vers le bois. Une fois à la lisière, j’ai attrapé une branche morte à lui lancer. Les border collie ont besoin de beaucoup se dépenser, tu sais. Même s’il adore déployer son énergie en faisant des tours de maison, Bosco est encore plus heureux quand on joue avec lui. Cela fait d’ailleurs vraiment plaisir à voir. Ce que je préfère, c’est quand il bondit pour attraper le bâton directement dans les airs. Il aime aussi beaucoup sauter par-dessus ma canne quand je la tends devant lui comme un obstacle. C’est d’autant plus agréable de passer ces moments avec lui quand je sais que le reste du temps, il saura rester calme et discret en attendant notre prochaine partie de jeux ou notre prochaine promenade. Très sincèrement, je n’attendais pas autant de patience et d’obéissance de la part d’un chien, d’autant qu’il n’est pas encore tout à fait adulte. Il a beau laisser plus de poils sur le tapis que tous les chats réunis, Bosco dépasse toutes mes espérances.

Sur la portion de boucle qui nous ramenait à la maison, nous avons été rejoints par Agnelle. Je ne sais pas si c’est la faute du nom qu’ils lui ont donnée, mais la chienne de Leslie et Manuela est au moins aussi dure d’oreille que le mouton qui l’avait précédée. Toutefois, elle est de nature tranquille, alors son côté têtu ne pose pas trop de problème. Seulement ses maîtres n’arrivent pas à la garder là où ils le désirent, elle passe son temps à vagabonder partout sur l’île. Heureusement, elle finit toujours par revenir régulièrement les voir, comme pour s’assurer qu’ils vont bien avant de repartir. Tiens j’y pense, cela me rappelle quelqu’un…

Quant à moi, je me sens plus sédentaire encore que jamais avec mon chien couché à mes pieds comme chaque fois que je m’installe à ma table. J’en tire un bien-être très doux, juste assez teinté de piquant pour me combler. Mon bonheur a un goût de framboise, finalement.

J’espère que tu meurs autant d’envie de rencontrer mon gentil Bosco que moi de voir ton mari en habit traditionnel de Russie. Transmets d’ailleurs à Léon un torrent d’embrassades de la part de ses parents, et de la mienne une étreinte plus sobre mais non moins sincère. Nous prenons grand soin les uns les autres et comptons sur tous les deux pour faire de même.

Dans l’attente de ta prochaine lettre,

Je t’embrasse

Ton cousin

Basile