Amélie Chaptory était une femme forte. Elle aimait se répéter ça inlassablement tous les soirs, et aimait penser que c’était ce que l’on imaginait d’elle. Elle en avait le physique, la voix grave, la présence imposante, le regard perçant, les cheveux courts. Plus que tout, Amélie Chaptory aimait se dire que c’était elle qui se faisait les hommes, et pas l’inverse. Jusque là, toutes ses aventures lui avaient donné plutôt raison.
Jusqu’à Arthur. Tout avait commencé comme les autres : une rencontre imprévue, une discussion imprévue, un rendez-vous discret, et une baise bien prévue. Tout le reste s’était enchaîné naturellement, comme une évidence. Arthur en lui-même n’avait rien de particulier.
Jusqu’à ce qu’il disparaisse.
Et des mois plus tard, Amélie Chaptory se tenait devant la maison des Simon, le regard dur et la boule au ventre. C’était une femme forte, et il y avait peu de gens qu’elle craignait : ce n’était pas la femme d’un de ses amants qui allait changer cette habitude. La rue était déserte, le vent la faisait frissonner et le soleil tapait si fort qu’elle suait à grosse goutte. Mais Amélie n’en avait cure : elle restait droite et déterminée, résolue à ne pas montrer le moindre signe de faiblesse.
Amélie appuya sur la sonnette du portail et annonça son nom. S’en était suivi un léger silence, puis le portail s’ouvrit. Amélie entra, se remémorant malgré elle toutes les histoires que lui avait raconté Arthur avant qu’il ne s’évaporait sans aucune trace.
« Je ne sais pas ce qui se passe, lui avait raconté une fois Arthur. Sophie est toujours dans coin, comme si je n’étais pas là. J’ai beau lui parler, la supplier, la gronder… Je crois qu’elle veut quelque chose, mais je ne sais pas quoi. »
À une dizaine de mètre du portail, après avoir traversé un chemin et une végétation mal entretenue, Amélie put enfin examiner de près la maison des Simon. « Elle est à la hauteur de sa réputation » en déduit-elle. Majestueuse, déraisonnablement haute, faite du plus beau bois de la région, Amélie trouvait risible qu’une simple famille de trois membres pouvait y vivre normalement. Enfin, que de deux membres, maintenant…
« Et ma femme… c’est de pire en pire. On ne se parle plus, on ne se voit plus. Elle est ailleurs. Des fois, j’ai l’impression qu’elle parle dans le vide. Qu’elle écoute des choses. Et ça m’énerve. »
Amélie se demandait comment vivaient les derniers Simon, seules, en face-à-face, perdues dans une grande maison qui a déjà avalé l'un des leurs. Moi, je deviendrais folle, se dit Amélie alors qu’elle était devant la porte d’entrée. Mais quelle idée d’acheter une aussi grande maison ? Cela leur apprendra à avoir la folie des grandeurs. Amélie sonna.
On lui ouvrit presqu’aussitôt, comme si on l’attendait de l’autre côté de la porte. Amélie fut surprise en voyant qui lui ouvrait : une petite fille d’à peine 7 ou 8 ans, les cheveux sales, les vêtements froissés, le visage barbouillé de chocolat.
Cette petite fille la regarda avec des yeux bleus inquisiteurs. Je suppose que c’est la fille.
« Bonjour, je m’appelle Amélie. Tu es la petite Simon c’est ça ?
— Que voulez-vous ? lui répondit-elle sans dissimuler sa méfiance.
— Je voudrai discuter avec ta mère. »
La petite fille hésita, puis se retourna et s’éloigna de quelques mètres. Elle rejoignit le coin du couloir en face, à l’endroit où était posée par terre un objet étrange. La petite fille prit l’objet dans ses bras avec attention, tandis qu’Amélie s’avança légèrement, intriguée.
Elle comprit alors de quoi il s’agissait : c’était la poupée de chiffon la plus repoussante qu’elle n’avait jamais vue. Une vague forme humanoïde, faite d’un tissu noir de suie, couvert de lambeaux déchirés dont Amélie devina être ses vêtements, et avec des boutons de manchettes pour yeux. Amélie frissonna en pensant à toutes les saletés et maladies que devait transporter cette immondice.
La petite mit la tête de la poupée à côté de son oreille, et se tint immobile, attentive. Amélie ne savait pas si la petite avait fait exprès, mais elle tenait la poupée de telle sorte que ses yeux de boutons la regardait fixement. Et Amélie remarqua un dernier détail : sur la tête de la poupée était cousu le simulacre d’une bouche. Et elle souriait.
« Que puis-je faire pour vous ? »
La voix provenait de derrière Amélie. Celle-ci se retourna en sursaut et découvrit, qu'à un mètre d’elle, se tenait Ellie Simon : ses vêtements étaient sales, parcemés de terre et de poussière ; ses cheveux couverts par un chapeau de paille étaient une masse non coiffée de fils plus noirs que bruns ; ses pieds nus noircis s’affinaient avec de long ongles usés. Malgré tout cela, Ellie se tenait droite et fière, fixant durement Amélie comme si c’était elle qui était très peu présentable. Agacée, celle-ci la jaugea rapidement du regard et quelque chose la frappa instinctivement. Arthur ne pouvait être heureux avec cette personne.
« Bonjour, je suis Amélie Chaptory, et je désirerai vous parler. C’est à propos d’Arthur Simon. »
Ellie ne réagit pas. Amélie se demanda si elle savait à propos d’elle et Arthur, si elle avait compris depuis longtemps. Arthur lui avait prévenu que sa femme était intelligente. Alors qu’Amélie se convainquit qu’Ellie Simon n’était pas une femme forte comme elle, celle-ci finit par ouvrir la bouche pour déclarer d’une voix polie :
« Sophie, tu es punie. Va dans ta chambre. »
La petite Simon regarda sa mère sans répondre. Amélie constata qu’elles avaient les mêmes yeux bleus, la même posture froide, le même visage sevère.
Sophie se tourna et partit en courant dans un des couloirs, emportant la poupée de chiffon avec elle. Amélie attendit pendant de longues secondes les résonnements de ses bruits de pas, le grincement des planches. Puis Ellie se tourna vers Amélie et lui demanda :
« Desirez-vous boire quelque chose ? Nous pourrions parler dans l’arrière-cour, j’ai du travail à y faire.
— Je ne vais pas vous déranger plus que ça, répondit fermement Amélie. Je vais être rapide. »
Amélie en était sûre : elle ne voulait pas rester une seconde de plus dans cette maison. Je suis une femme forte, alors finissons-en.
« Je voudrais vous demander : que s’est-il passé la dernière fois que vous avez vu Arthur ?
— Pourquoi ? répliqua calmement Ellie.
— Je suis curieuse, hésita Amélie. Je le connaissais.
— Rien de particulier. Autant que je me souvienne, il est rentré du travail avant moi. Il devait être vers huit heures du soir. Il était très en colère, plus que d’habitude. Apparemment, Sophie avait encore fait une bêtise, mais elle ne voulait pas s’excuser. »
Ellie avait une voix froide, monocorde, avec le ton de quelqu’un qui raconte la même histoire une énième fois, à une énième personne, tout en sachant que cela ne servait à rien. Que le mal était fait. Amélie douta, un court instant, si elle avait envie d’entendre la suite. Mais Ellie continua, imperturbable, inéluctable.
« Arthur l’avait punie, mais cela ne l’a pas calmé. Il m’a accusé que tout était de ma faute, que je n’avais pas tenu mes promesses. Que je l’avais trahi. » Ellie s’avança légèrement. « Je ne lui ai pas répondu, alors il m’a frappé plusieurs fois. À la tête, surtout. » Ses yeux bleus glacés fixèrent ceux d’Amélie, lui coupant toute échappatoire. « Il m’a insulté, m’a dit des choses qui n’avaient aucun sens. Il a mentionné que j’étais comme elle. Je pense qu’il parlait de Sophie. » Amélie voulait partir, maintenant, vite. « Et puis il est sorti. Il pleuvait dehors. C’est la dernière fois que je le vis. »
C’en était trop. Amélie bouscula Ellie et sortit de la maison en courant. Elle remarqua que sa respiration était affolée, que son cœur battait. C’était une erreur de venir ici. Elle dévala les marches du palier, traversa la petite cour et rejoignit le portail qu’elle essaya d’ouvrir.
Il était verrouillé. Sa respiration s’accélera, elle commenca à le secouer, à forcer la poignée. Rien à faire. Elle pensa l’escalader quand elle entendit des bruits de pas derrière elle. Amélie se retourna.
Ellie se tenait à deux mètres d’elle, une clé à la main. Rien n’avait perturbé sa posture, son regard, ses yeux bleus. Amélie comprit alors que dans les yeux d’Ellie Simon, elle devait être bien peu de chose. Ellie rejoignit le portail, mit la clé dans la serrure et ponctua sans chaleur :
« J’avais espéré qu’Arthur vous avait rejoint. Au revoir, Mademoiselle Chaptory. »
Elle ouvrit le portail. Amélie jeta un dernier coup d’œil à Ellie, puis la maison. Elle vit alors que la petite Simon se tenait debout sur les marches du palier, sa poupée de chiffon en main.
Même d’aussi loin, Amélie discerna les pupilles bleues claires de Sophie, le visage grossier la poupée. Même d’aussi loin, Amélie vit que la poupée la fixait en retour, discerna le contour de sa bouche.
Même d’aussi loin, Amélie vit qu’elle ne souriait plus.
Je suis toujours aussi bluffée par ton talent d'écriture, c'est fluide, les descriptions sont géniales, bien dosées, et parfaitement visibles (dans le sens où je visualise très bien). Chapeau.
J'avoue comme j'ai pas tout lu à la suite j'étais perdue entre les prénoms et je ne me souviens plus si tu avais déjà dit d'Arthur trompait sa femme.
Je n'ai pas trop compris le but d'Amélie en venant ici, à part pour montrer l'état déplorable des deux femmes. (Ce qui m'intrigue énormément !)
- J'ai vu cette phrase qui -je trouve- comporte beaucoup de répétitions avec le prénom et je crois qu'il y a une inversion avec Ellie "Malgré tout cela, Améle se tenait droite et fière, fixant durement Amélie comme si c’était elle qui était très peu présentable. Agacée, Amélie la jaugea rapidement du regard [...]'.
- Ainsi que ça "Amélie entendut pendant de longues secondes" entendut ?
- "Il était vérouillé" -> verrouillé ? (c'est qu'une petite faute de frappe j'imagine).
je lirais la suite avec plaisir ;)
Merci beaucoup ! Ce chapitre a été un petit défi à écrire. Les personnages à sang chaud comme Amélie ne sont pas trop ma tasse de thé, alors je suis rassuré que ce personnage a fonctionné ici !
Pour son but, Amélie Chaptory voulait savoir ce qui était arrivé à Arthur. Même si elle refuse de l'admettre, elle tient à lui, et après tout ce que lui a raconté Arthur sur sa famille, elle craint vraiment qu'il ne lui est arrivé quelque chose de grave. Que cela soit un vrai amour ou juste de la compassion, Amélie est en réalité une bonne personne (au fond).
Oui, j'avais bien révélé le nom d'Amélie Chaptory, dans le chapitre 2, dans la scène avec le détective.
Si je peux assurer que le tous les personnages de cette histoire ont tous été présentés (encore un ou deux a peu près), c'est vrai qu'il peut y avoir un problème de confusion chronique entre les chapitres (surtout si je continue d'attendre des mois entre les parutions aaaaaargh).
Du coup je te le demande : penses-tu que je devrai faire une petite annexe rappelant les personnages en début de chapitre ?
Merci beaucoup de continuer à lire mes petites bêtises ! Ça fait très plaisir !
Hum, je ne l'ai pas vu comme une personne a sang chaud mais plutôt comme une dame fière et indépendante plutôt.
Bon, j'avais bien compris, je pensais qu'il y avait un truc plus "profond" à sa venue (quoi, je voulais qu'elle meurt mystérieusement ? Comment ça je suis bizarre? noooon). J'espère qu'on la reverra donc ;) Là, ce n'est que mon ressenti hein xD Le chapitre est très bien en soi, on sent la tension qui monte et on se demande quel est le problème.
Je m'en souvenais plus du tout ! Après je pense qu'on retient ce détail quand on lit tout à la suite.
Ne t'en fais pas, moi aussi ça m'arrive de bloquer sur un chapitre ou autre. C'est tout à fait ok de prendre du temps, de faire une pause! On se remet plus facilement à l'écriture après :)
Je préfère attendre un moment mais que le chapitre convienne à l'auteur + soit terminé plutôt que d'avoir un truc bâclé juste pour pas "perdre le lectorat". ;)
J'avoue une petite annexe ça pourrait être sympa !
Ce ne sont pas des bêtises, c'est super intéressant et bien écrit donc un plaisir de te lire ^^ Si seulement je pouvais avoir ton talent pour écrire ... T-T
A bientôt :)
Par "sang chaud", je veux dire plus passionné, plus direct et plus spontané. Mes personnages sont d'habitude froids et cyniques, ce qu'Amélie n'est pas du tout malheureusement...
Dacc, je vais voir pour une petite annexe !
D'accord, je vois !
Bon courage ;)