Quittant le parc, nous prîmes le chemin des Halles. Il était temps que Sacha ait ses propres vêtements. Je le mis cependant en garde avant d'entrer dans les magasins :
- Choisis ce qui te plaît, mais n'oublie pas que je suis un étudiant qui ne mange que des pâtes.
- Tu es un étudiant qui ne mange que des pâtes bio sans gluten, nuança Sacha.
- Qu'est-ce que tu veux-dire ? demandai-je en le poursuivant dans la galerie marchande où il était déjà entré, presque caracolant.
- Tu m'achètes un soutien-gorge ? me fit-il habilement taire en s'arrêtant devant une boutique de lingerie.
- Arrête tes conneries !
Je l'attrapai par le col et le remis dans le droit chemin. Il était fou comme un chiot. Un chiot dans son élément. Je me rappelai les souvenirs qu'il avait esquissés pour moi et la façon dont il avait qualifié du linge simple « d'espèces de bannières ».
Nous passâmes devant une vitrine qui exposait des costumes chics. Et avant que j'aie eu le temps de le retenir, il était entré dans la boutique.
- Sacha, non ! Reviens ici ! lui intimai-je en pointant d'un index rageur le sol à mes côtés.
Il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule avec le même air de défi qu'il avait eu en trichant au jeu des bonbons. Bien obligé de courir derrière lui, je le rejoignis dans la boutique. Là, je le forçai à reposer sur son cintre une veste dont le prix, que j'aperçus dissimulé dans la manche, me donna des sueurs froides à la seule idée que j'avais posé mes humbles doigts sur un objet aussi scandaleux. Cependant, Sacha avait profité d'un instant d'inattention de ma part pour en décrocher une autre.
- On ne peut pas acheter ça !
- Mais on peut les essayer.
Et le sale gamin disparut dans une cabine sans que je puisse le retenir. Je me plantai devant le rideau et préparai mes meilleures réprimandes pour accueillir sa sortie, loin d'imaginer que celle-ci me couperai le souffle. Troquer son T-shirt — mon T-shirt — contre une chemise blanche et une simple veste l'avait métamorphosé. Son visage juvénile ne tranchait pas tant avec le sérieux de sa tenue que j'aurais pu m’y attendre car il portait toujours un jean noir qui apportait une touche décontractée. Je n'avais plus qu'à admettre qu'il était horriblement classe. Ma seule déception fut de ne pas pouvoir lui enfiler les lunettes de soleil qui trônaient dans le magasin d'en face.
- D'accord, tu as gagné, ça te va à merveille. Maintenant, retire ça.
Je ne voulais pas m’habituer à le voir en jeune cadre de la Sillicon Valley. Il soupira de mon impatience et commença à déboutonner le haut de la chemise. … De la mafia. En jeune parrain de la mafia.
Il termina de se changer et mis le cap sur une autre enseigne. Je me laissai guider par lui, gardant son manteau sous le bras. Il essaya un pull de Noël, un pantalon à carreaux, un polo imprimé de motifs papillons. En le voyant fouiller dans une rangée de T-shirts humoristiques, je lui demandai quand il allait enfin devenir sérieux.
- Je suis sérieux ! répliqua-t-il, très sûr de lui. Tu n'aimes pas les papillons ? Tu as tort de ne pas aimer les papillons ! Chez nous, il y avait une volière avec tout plein de papillons. Une fois, on avait organisé une soirée, et tous les invités étaient prévenus : il fallait venir en costume de carnaval. Mais l'un d'eux, un sombre notaire, a trouvé qu'il n'était pas convenable d'aller à un dîner déguisé et il a revêtu le plus austère des costumes. Alors, dès son arrivée, il a été surpris de voir que même le majordome qui lui ouvrait la porte était tout plumé de plumes de perroquet. Ne fais pas cette tête, ce n'étaient pas des vraies plumes. On n'aurait jamais déshabillé les perroquets du sapin pour le majordome. Enfin, toujours est-il que cet homme a découvert les convives munis de mille masques vénitiens, coiffés de musées entiers, chapeautés d'étangs complets avec carpes et nénuphars… Malgré ses vieux habits de croque-mort, tout le monde est resté très aimable avec lui parce que personne ne voulait voir un visage triste ce soir-là. Ensuite, nous avons lâché les papillons de la volière dans toute la salle à manger et ils sont venus nous butiner et nous orner, j'en avais deux qui me faisaient des pendants d'oreille, un de chaque côté, et parfois ils nous faisaient taire en se posant sur nos lèvres.
Je déglutis, fasciné. Mon papillon, pour la deuxième fois de la journée, me faisait taire. En même temps, je sentis frémir l'histoire qui continuait, au plus près de moi :
- Il n'y avait que l'homme noir qui restait seul dans son coin. Il n'avait attiré aucun papillon et brisait toute la composition. Alors, pris de pitié pour lui, un tout petit papillon de nuit accepta de se percher sur son chapeau melon. Voilà pourquoi il faut aimer les papillons.
En disant cela, Sacha avait le visage grave. Il voulait être sûr que je le comprenne bien.
- J'étais riche, Martin. Incroyablement riche.
Je n'en doutais pas. Seul un authentique fils de capitaliste pouvait se mirer portant autant de tenues différentes sans qu'il lui soit possible de déterminer celle qui lui allait le mieux, la noblesse de sa posture les rendant toutes splendides. Je mourais d'envie de savoir ce qu'il portait le soir du bal aux papillons. Comme je le priais de me le dire, il m'agita sous le nez une pèlerine chamarrée. Alors, habillé moi aussi, je pus me joindre à la fête.
Sacha me fit avancer vers une grande lumière éblouissante. Je clignai convulsivement mes yeux qui, peu à peu, s’habituèrent à l’éclairage jusqu'à distinguer au plafond une armature de perles. Je me risquai à détailler les alentours mais il était encore trop tôt pou cela, je pouvais seulement sentir le parfum des papillons. Les invités n’étaient que des formes floues coupées du cadre. Je continuai de marcher vers la lumière qui m'appelait, bombée comme un astre. Un astre parsemé de cratères et de lacs. Soudain, il se rompit, répandant aussitôt une sève mielleuse. Du bouton tout juste éclos je vis s'extraire, tout trempé de gouttes d’or, un cheval de parade. Et, sur son dos…
- Qu'est-ce que tu vois ? chuchota la voix de Sacha, quelque part dans les hauteurs.
- Un prince oriental monté à cheval...
Je le savais depuis le début.
Néanmoins, j'avais encore une question. J'abaissai l'éventail de mes paupières. Ma tête était appuyée sur le cœur battant du prince qui me dominait. Je la renversai vers son front pur et demandai :
- Comment font les jeunes aristocrates pour choisir le costume approprié ?
- Ils observent leur environnement et font en sorte de s'y accorder, répondit Sacha.
Il sauta du tabouret sur lequel il était juché pour me servir la conclusion :
- Donc, ici, je vais m'habiller en gris !
Mon enchantement se dissipa. J'incendiai du regard ses mille trouvailles bigarrées qui avaient été sorties pour rien et qu’il allait falloir replier. Sacha trouva très drôle mon désespoir. Il s'en délecta une minute. Une minute de gloussements, avant de me libérer, magnanime, de son esclavage :
- C'est bon, je vais terminer tout seul. Tu peux aller boire un café ou quelque chose, je te rejoindrai quand j'aurai fini.
Je remis à Sacha de quoi payer ses emplettes et, soulagé, allai attendre dans une librairie, me jetant comme un ogre sur les dernières parutions. J’adorais traîner des heures dans les rayonnages de livres, au point de m’inquiéter que Sacha ne revienne avant que j'aie pu feuilleter tout ce qui me faisait de l'œil.
Mais mon camarade prit son temps.
Il prit vraiment son temps.
Je m'en aperçus après avoir tourné la dernière page d'une bande dessinée. Un peu inquiet, je commençais à me demander s'il avait bien compris où me retrouver quand je le vis arriver, tout guilleret, ses paquets dans les bras.
- Toi, t'as encore flâné, le disputai-je.
Il me répondit, la tête haute :
- Les valets du prince n'ont plus l'assiduité d'antan pour habiller leur maître. Ils le laissent se débrouiller tout seul. Nous rappelons qu'ils ne sont plus ce qu'ils étaient !