Moi qui pensais n’avoir passé qu’une petite heure à dériver dans les brumes de mon esprit, quand j’ai rouvert les yeux, l’après-midi touchait à sa fin. Le temps de remercier les moines pour leur hospitalité et c’était repartie pour l’aventure.
Plus besoin d’attelle ou de béquille, je gambadais à nouveau comme un jeune kangourou. Dans ma main, Memoria ronronnait en sourdine, prête à en découdre. Je me sentais capable de courir jusqu’au lac Baïkal, mais Erlik avait autre chose en tête. Elle m’a guidée vers la chaîne de montagnes qui bordait la plaine. Le paysage était à couper le souffle : une immense étendue d’herbe rase parsemée de rocs, balayée par les vents, sans autre trace de civilisation que le monastère.
On a gravi une colline au sommet de laquelle trônait un amoncellement de pierres. Une structure en bois en émergeait, pointant comme une flèche vers le ciel, couverte d’étoffes azur qui claquaient dans la brise. Erlik a tourné trois fois autour du tas de pierres, puis elle a ouvert un bocal et versé le lait qu’il contenait sur une dalle. Quelques secondes, elle est restée immobile, les yeux fermés, l’air d’adresser une prière.
La raison de ce petit rituel n’a pas tardé à se manifester. J’ai perçu la présence de l’esprit avant de le voir : un froid pesant dans ma poitrine, et des millions de petites aiguilles sur ma peau. Sa silhouette est apparue au-dessus des montagnes. De loin, j’ai cru qu’il s’agissait d’un aigle. De près… eh bien, il y avait définitivement de l’oiseau là-dedans, mais il y avait aussi de l’humain. Ses ailes se terminaient par des mains et ses pattes ressemblaient à des jambes avec des serres en guise de pieds. Ses plumes, bleue, rouges et dorées, chatoyaient comme du feu et ses yeux étaient des globes d’obscurité dans lesquels brillait un soleil.
Une couverture de nuages noirs s’amoncelaient dans son sillage et ses battements d’ailes soulevaient des bourrasques qui tourbillonnaient dans toute la plaine. Il a atterri devant nous et a incliné sa grosse tête d’aigle. Il faisait la taille d’une voiture.
Erlik s’est avancée et a posé une main sur son bec. Je ne savais pas trop quoi en penser. Cet oiseau était un esprit qui avait dégénéré : un mauvais esprit. Pourtant, il ne m’inspirait rien de mauvais.
Khangarid. Je l’ai apprivoisé il y a longtemps. Il ne s’en prend plus aux vivants et aux morts.
J’en suis resté bête. Erlik n’avait pas quitté son corps ni ouvert la bouche, pourtant je comprenais le message que son regard essayait de me transmettre. Comment c’était possible ?
Le langage d’esprit à esprit.
En y réfléchissant, c’était plutôt logique. Si les faucheurs pouvaient se comprendre sans parler la même langue, pourquoi n’auraient-ils pas pu se comprendre sans parler du tout ?
— On aurait dû faire ça plus tôt, ça t’aurait évité les ballades astrales.
Tu étais trop occupé à essayer d’entendre avec tes oreilles pour entendre avec ton âme.
Le gros nigaud, ai-je songé en retour.
Ses petits yeux noirs se sont plissés d’amusement, puis elle m’a fait signe d’approcher. Calant ma faux au creux de mon épaule, j’ai posé la main près de la sienne et plongé mon regard dans les prunelles étoilées de l’oiseau.
— Ravi de te rencontrer, Khangarid.
Il te conduira là où tu as besoin d’aller.
Erlik s’est écartée, me laissant seul aux côtés de l’esprit.
— Tu viens pas, alors… ?
Mes souvenirs ne sont pas en possession du Chevalier. Votre quête n’est pas la mienne.
— Nan, c’est vrai. Mais on pourra pas se cacher éternellement. À un moment ou un autre, il faudra qu’on affronte le Chevalier et ça, ça nous regarde tous.
Tu peux déjà compter sur Morena. Et le Baron va appeler au rassemblement, tu pourras en convaincre d’autres. Le Chevalier est puissant, mais tu n’auras sûrement pas besoin de notre aide à tous pour en venir à bout.
— L’ennui, c’est que si tout le monde se renvoie la balle, personne fera rien. Moi, je veux bien sauver la Mort, mais j’y arriverais pas tout seul.
Erlik a baissé la tête dans une attitude qui, pour la première fois, ressemblait bien à celle d’un enfant.
Pardon, mais je ne peux pas m’engager dans ce combat, les gens d’ici ont besoin de moi. Il faut que tu me comprennes... La mort prématuré de ma précédente incarnation a laissé mon territoire sans intendance pendant plusieurs années. Les esprits errants se sont multipliés.
Elle avait l’air sincèrement désolée, aussi, je n’ai pas eu le cœur à enfoncer le clou. Après tout, je ne savais rien de sa vie ni de ses problèmes, et comment lui en vouloir de ne pas être emballée à l’idée de rejoindre notre équipe de bras cassés ? Azraël était entre le vie et la mort simplement parce qu’elle nous avait croisé. Le faucheur Indien, lui, avait été exterminé à la minute où il avait accepté de m’aider – enfin, d’aider Sam. Moi, j’étais number one sur la to do list du Chevalier, alors je ne pouvais pas vraiment m’asseoir dans un coin et attendre que quelqu’un d’autre résolve la situation. Si j’avais pu, je serais peut-être resté chez moi à faire mes devoirs – euh, ou peut-être pas, tout bien considéré.
— Je comprends, ai-je dit avec le sourire. Tant pis, c’est pas grave. T’as déjà fait beaucoup. Sans toi, je serais encore en morceaux en train d’agoniser quelque part.
J’aimerais faire plus…
— Te bile pas !
Je me suis tourné vers Khangarid, qui nettoyait ses plumes.
— Le lac Baïkal, ça te parle ?
Il m’a fixé l’air de dire « mec… tu me prends pour un pigeon ? ». Je me suis installé sur son dos.
— On se revoit au rassemblement, alors, ai-je lancé à Erlik.
Tu pourras compter sur mon soutiens. Je raconterai aux autres ce que je sais, tout ce que j’ai vu. Et si jamais vous avez besoin d’un refuge, Morena et toi êtes les bienvenus sur mon territoire.
— Merci ! Merci pour tout.
Les premières minutes de vol ont bien failli être les dernières de ma vie. Comme l’Orient Express, Khangarid se déplaçait à une vitesse surnaturelle, ce qui était top quand on était pressé. Le malus, c’est qu’il n’y avaient pas de wagon restau, de fauteuils moelleux et d’air de piano. Rien que le vent glacé qui vous griffez la peau et menaçait de vous emporter. Ballotté entre les ailes, je me cramponnais de toutes mes forces, les paupières étroitement fermées, tandis que mes membres gelaient à petit feu.
Puis ça a fait tilt. Qu’est-ce que je fabriquais ? J’étais un faucheur. Je pouvais défier la gravité, traverser la matière, me soustraire à la lumière : devenir mort, tout en restant vivant.
J’ai relâché mes muscles, expiré un bon coup et laissé le vent me traverser. La pression des bourrasques s’est levée comme si quelqu’un avait débranché le ventilateur. Le froid n’a pas totalement disparu, mais il est devenu supportable. Je me suis redressé, les yeux grand ouverts. À partir de là, le voyage est devenu beaucoup plus sympa.
Le soleil s’apprêtait à plonger derrière l’horizon quand Khangarid a ralenti et quitté les nuages pour descendre vers la terre. Le lac s’est offert à nous dans toute sa démesure, si long qu’on en voyait pas le bout. Ses berges étaient couvertes de conifères et bordées de montagnes enneigées.
— Sacha a parlé d’une île… Olko… Olka…?
L’esprit est venu planer au raz des sapins et a remonté le lac. J’ai cru qu’on arrivait au bout lorsque la terre s’est mise en travers de l’eau, mais il s’avérait que le lac contournait l’avancée des montagnes pour s’étirer encore au-delà, bien au-delà. Je ne sais pas si c’était l’île d’Olkomachinchouette, mais c’était un sacré morceau.
Khangarid l’a survolé en décrivant des zigzags et j’ai mobilisé tous mes sens. Repérer Sacha n’allait pas être évident – surtout qu’elle était la reine de la furtivité. Tout ce qu’on pouvait espérer, c’était qu’elle nous repère et nous fasse signe. Mais Sacha avait une façon bien à elle de faire signe.
On effectuait un énième demi-tour au-dessus de la côte quand j’ai senti l’explosion, le crépitement, qui fonçait sur nous. Memoria s’est matérialisée dans ma main et les balles ont ricoché contre la lame dans un grondement de tonnerre. Poussant un piaillement, Khangarid a fait une embardé pour éviter d’autres balles et je me suis laissé tomber de son dos.
Évidemment, j’avais sauté sans vérifier ce qui m’attendait en dessous. Je vous le donne en mille : le lac. Et il était gelé.
À peine le temps de me retourner pour retomber sur mes pattes – et de me remémorer la douleur de mon dernier atterrissage – et crac !
La glace s’est veinée mais n’a pas cédé. Mes os non plus. Je n’avais même pas dérapé. Expirant mon soulagement dans un nuage de vapeur, je me suis redressé pour scruter la côte.
Sacha était perchée au sommet d’un cap rocheux à deux crêtes, revolver au bout du bras. J’allais l’appeler, mais elle m’avait déjà aperçu. Elle a bondi sur le lac. J’ai amorcé un pas pour me lancer à sa rencontre : bien sûr, c’est là que mon pied à glissé. J’ai patiné, battu des bras et… fini entre ceux de Sacha.
Mon cerveau a dû arrêter de fonctionner car j’ai eu un moment d’absence. Une seconde, je me préparais à manger de la glace, la seconde d’après, j’avais le nez dans l’écharpe de Sacha.
Ses cheveux me chatouillaient le visage – ils sentaient bon le shampoing et le vent dans les pins. Je m’attendais à ce qu’elle me lâche, me repousse en insultant ma maladresse, mais l’étreinte de ses bras ne se desserrait pas. Je n’ai pas osé bouger. Je n’étais pas sûr de comprendre ce qui se passait.
La réalité a repris son cours avec la violence d’un coup de poing dans les dents – ou, en l’occurrence, d’une chute sur la glace. Comme si elle aussi retrouvait ses esprits, Sacha m’a finalement poussé et j’ai basculé les quatre fers en l’air.
— C’est bon, lâche moi ! Tu t’es cru où, là ?
— De… désolé. J’ai glissé.
— Ouais, ben, glisse autre part !
Elle avait les joues et le bout du nez tout rose, probablement à cause du froid.
— Qu’est-ce qui t’as pris de passer à travers l’avion ? C’était le mouv’ le plus débile de la terre !
— Je l’ai pas fait exprès, c’était un réflexe.
— Tes réflexes craignent ! T’as disparu d’un coup… Je t’ai senti tomber puis, plus rien ! J’ai cru que t’étais mort !
Elle s’est tu un instant, le souffle court, les yeux brillants. Je suis resté sur les fesses pendant quelques secondes – dans tous les sens du terme – puis j’ai pris appui sur ma faux et me suis relevé.
— Pardon de t’avoir fait peur.
Je n’aurais rien pu dire de pire. Elle a reculé en grimaçant.
— J’ai pas eu peur. Je m’en fiche, si tu te fais tuer. Je peux me débrouiller toute seule.
— J’ai pas l’intention de te laisser seule. S’il le faut, je te retrouverai dans ma prochaine vie.
Pas de railleries, d’insulte ou un coup de pied ; Sacha est restée les bras ballants, l’expression ahurie.
— Y a quelque chose de différent, chez toi.
— Ah bon ?
Les yeux plissés, elle m’a détaillé de la tête aux pieds. Son regard s’est arrêté sur la faux, dans ma main.
— T’as trouvé son nom ?
— Ah, ouais !
J’ai brandi l’arme entre nous et déclaré, tout sourire :
— Je te présente Memoria.
— Sérieusement ? Dans le genre ironique.
— Et toi, comment s’appelle ton arme ?
Elle a tripoté son revolver et fait la moue.
— Doveriye.
« Confiance ». Ça, c’était encore plus ironique.
— C’était quoi, cet esprit monstrueux avec toi ? a demandé Sacha.
— Khangarid ? C’est un esprit mongole. Il est cool, t’inquiète.
J’ai fouillé le ciel à sa recherche, mais il avait dû mettre les voiles vers des montagnes moins hostiles.
— Je me suis écrasé en Mongolie, ai-je expliqué. Tu devineras jamais qui j’ai rencontré.
— Le faucheur mongole ?
— D’accord, c’était facile. Elle m’a ramassé, ai-je raconté sans pouvoir contenir mon enthousiasme. C’est un elle, même si on dirait un il, mais c’est peut-être un il… ? C’est difficile à dire avec le crâne rasé et la tenue. Parce que c’est un moine – une moinesse ? Bref. Elle m’a emmené dans son monastère et rafistolé. Le hic, c’est que j’avais perdu Memoria. Alors on a médité ensemble. Au début, j’ai cru que je m’endormais, mais en fait, c’était réel. Enfin, c’était réel mais dans ma tête, tu vois ?
— Non.
— J’ai réussi à retrouver ma faux et il en est sorti plein d’échos. J’ai vu les autres moi, ceux de mes vies antérieures, et puis, d’un coup, j’ai su le nom de mon arme et comment la rappeler. Ça m’a paru évident.
— Wouah… T’as bu quoi ?
— Du lait de chèvre.
Sacha en est restée muette quelques secondes.
— Et, a-t-elle fait après avoir digéré toutes ces informations, entre deux verres de lait, t’en a profité pour expliquer à ta nouvelle copine dans quelle mouise on est ?
— Ouais, je lui ai proposé de m’accompagner, mais…
Un sourire désabusé s’est peint sur le visage de Sacha.
— Laisse-moi deviner : elle t’a envoyé promener ?
— Elle voulait pas quitter son territoire. Elle a trop de travail avec les esprits errants.
— Parce que nous, on est en vacance peut-être ? J’hallucine ! Mon territoire est au moins dix fois plus grand que le sien !
J’ai esquissé un pas stratégique en arrière, au cas où elle cède à son envie de cogner dans quelque chose.
— Peut-être, mais… faut la comprendre, ai-je dit, et le regard de Sacha m’a convaincu de reculer encore un peu. On est là pour retrouver nos souvenirs, ça la concerne pas vraiment.
Je lui ai rapporté l’histoire d’Erlik, comment le Chevalier avait essayé de l’exterminer après l’Américain mais avait raté son coup et perdu sa trace, tandis qu’elle avait perdu les souvenirs de ses vies antérieures. L’argument n’a pas trouvé grâce aux oreilles de Sacha.
— Oh, d’accord, je vois. Elle a rien à y gagner alors elle va pas s’embêter à nous donner un coup de main.
— Elle m’a aidé, ai-je objecté. Sans elle, je crois bien que je serais mort.
Sacha a roulé des yeux.
— T’as échoué devant sa porte et elle t’a pas regardé crever : wouah ! Elle mérite une médaille !
— Tu l’aurais fait, toi, à sa place ? ai-je demandé, et Sacha a froncé le nez. Tu serais venue risquer ta vie pour m’aider à récupérer mes souvenirs ? Tu serais prête à aller affronter le Chevalier s’il t’avait pas dans le collimateur ?
Je ne disais pas ça pour lui clouer le bec ou insinuer qu’elle était hypocrite, je me posais sincèrement la question : est-ce qu’on aurait agi différemment si la situation avait été inversée ? Les traits de Sacha se sont crispés sous l’effort qu’un peu de bonne foi lui demandait.
— Moi, peut-être pas, a-t-elle fini par dire. Mais toi, oui. Tu serais venu.
Elle avait lâché ça d’un ton grave, sans mépris ni moquerie. J’ai attendu qu’elle souligne à quel point ça aurait été débile de ma part, mais rien. Est-ce qu’il fallait y voir un compliment ?
— Bah, ai-je lâché comme elle gardait le silence. Je suis quelqu’un de simple, moi. On me demande d’aller quelque part, j’y vais.
— Un jour, tu vas te faire tuer pour de bon.
— Heureusement, t’es là pour couvrir mes arrières.
J’ai souris. Elle a détourné le regard et marmonné :
— Restons pas planté là, on va geler.
C’est vrai qu’elle avait les joues très rouge.
Sacha s’est mise à glisser vers le rocher en forme de chameaux. J’ai dû me dandiner comme un pingouin pour la suivre. La plage qui bordait le lac était déserte, mais pas sans signe de civilisation. Deux petits bateaux étaient amarrés sur le sable. Plus loin, un village de cabanons aux cheminées fumantes s’étirait le long de la falaise. Le décor m’évoquait une carte postal de Noël, avec ses toits qui scintillaient de givre et ses sapins.
— Au fait, où est passé Théo ?
— Lui ? a fait Sacha. Je l’ai semé à l’aéroport. Où est passé Hector ?
— Oh ! C’est vrai ça, Hervé !
À peine une pensée pour lui et hop !, le voilà qui se matérialisait en glapissant :
— Enzo !
Il m’a volé dans la figure. À nouveau, j’ai dérapé et fait un plat-dos sur la glace.
— Aouch…
— Où diable étais-tu passé ? s’est emporté Hervé. Je n’arrivais plus à te retrouver ! Je redoutais que le Chevalier n’ait eu raison de toi ! Et… Que fais-tu donc couché par-terre ?
— Euh… je teste la solidité de mes vertèbres.
— Les hommes modernes sont bien étranges.
Ce n’était encore que le crépuscule, mais Hervé paraissait aussi tangible et coloré qu’un vivant : visible jusqu’au bout de ses mocassins à fleur.
— Désolé pour la frayeur, ai-je dit en me relevant, une main sur mes fesses congelées. Je me suis un peu perdu en chemin. Mais regarde ce que j’ai trouvé.
Hervé a eut un mouvement de recul quand je lui ai présenté Memoria, puis ses yeux bleu se sont écarquillés et j’ai cru qu’il allait s’étouffer.
— C’est… !
— Ouais !
— Tu… !
— J’ai !
— Oh, Enzo !
La fierté et l’excitation d’Hervé m’ont tiré le sourire jusqu’aux oreilles.
— Te voilà bientôt un faucheur accompli ! Ce gredin de Chevalier n’a qu’à bien se tenir !
— Ouais, sûr qu’il chie dans son froc, a lâché Sacha, et Hervé a plaqué une main offusquée sur sa bouche.
— Allons déjà rendre visite à Baba Yaya, ai-je dit.
— De un : c’est Baba Yaga, pauvre andouille, et de deux : calme tes hardeurs. Il est trop tôt, la vieille bique se manifestera pas avant au moins onze heure.
— Alors on attend ?
— Et on mange.
C’était un programme qui me convenait. Mon dernier repas datait du matin et mon corps ne carburait pas qu’à l’énergie spirituelle.
On s’est installé sur le rocher, au sommet de la plus haute crête. Sacha a plongé les mains dans les poches de son manteau et en a ressorti tout un tas de snacks et de sandwichs. Fidèle a elle-même, elle avait pris le temps de dévaliser une épicerie sur le chemin. Elle s’était aussi offert une tenue plus adaptée aux circonstances : bonnet, écharpe, polaire et pantalon de rando. Ce nouveau look lui allait plutôt bien.
J’ai rattrapé de justesse le petit pain fourré au fromage qu’elle m’a lancé à la figure et l’ai entamé sans tarder.
— Wouah, c’est bon !
— Pirojki. C’est la base. Oh, il faut que tu goûtes ça !
Sacha a décapsulé une bouteille en verre avec ses dents et me l’a tendue.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un genre de Coca Cola, mais en meilleur.
J’ai été forcé de lui donner raison. La boisson dégageait des arômes de citron, d’ananas et d’eucalyptus.
— Je ne puis croire que vous buviez ces breuvages d’alchimiste, a commenté Hervé. Un bon vin, voilà qui est fort mieux pour la santé !
— Dixit le mort, a raillé Sacha.
Je ne l’avais jamais connue d’aussi bonne humeur. Ses sarcasme ne suffisaient pas à masquer l’évident plaisir qu’elle éprouvait à être de retour chez elle et à partager ces produits. Elle voulait tout me faire goûter : rouleaux à la crème, canette de lait concentré, salade d’algues…
Malgré tout ce qui se passait, je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir chanceux. En l’espace de quelques jours, j’avais traversé tant de paysages différents. Après le soleil et le sable d’Égypte, les plaines et les temples de Mongolie, voilà que je contemplais un des plus grands lacs du monde au cœur de la Sibérie. Les nuages teintés de rose et d’orange donnaient l’illusion d’un ciel en feu qui se reflétait sur la surface gelée du lac. La glace, aussi translucide que du cristal, laissait entrevoir des profondeurs abyssales. Les montagnes scintillaient dans le fond, l’air fleurait bon la neige et la résine de pin. Il n’y avait pas un son, en dehors des sifflements du vent et du craquement des branches.
— C’est beau, hein ? a lâché Sacha.
Elle souriait, les prunelles brillantes d’affection et de fierté. Beau, c’était le mot…
Une à une, les étoiles ont fait leur apparition dans le ciel tandis que nous attendions tranquillement notre heure. J’ai fini par me coucher entre les rochers et fermer les paupières pour écouter le silence. Le froid laissait une sensation particulière sur la peau : piquante.
— Cet endroit est spécial, non ?
— T’as remarqué ?
Sacha a tapoté la pierre sous nos fesses :
— On l’appel le rocher du Chaman. Les vivants viennent là depuis des siècles et font toutes sortes de rituels. Résultat, l’endroit est chargé d’énergie spirituelle. Ça attire les esprits. Et les touristes. Le terrain de chasse parfait pour Baba Yaga.
— C’est donc cela ? a dit Hervé. Cet endroit est d’un lumineux.
— Lumineux ? ai-je relevé. Comment tu…
Sacha s’est levée et je me suis interrompu.
— T’entends ? a-t-elle demandé en scrutant l’horizon bleu marine.
— Quoi ?
Trop habitué au brouhaha incessant de la ville, je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il y avait d’étrange dans ce bruit qui se rapprochait : le flap flap d’un hélicoptère. Sacha la première, on a sauté au bas du rocher et gravi la colline.
L’appareil a survolé le lotissement de cabanons, sur la côte, puis balayé de son phare les routes de terre qui sillonnaient le cap, devant nous.
— Les touristes se font déposer en hélico ?
— Un genre particulier de touristes, a répondu Sacha en grinçant des dents.
Soulevant des nuages de poussière, l’hélicoptère s’est posé sur un parking non loin. Une grande et une petite silhouettes en sont descendues, lampe torche à la main. Un faisceau de lumière s’est braqué sur nous et la plus petite des silhouettes s’est avancée.
— Je rêve ! s’est exclamée Sacha.
Comme si nous avions rendez-vous, Théo nous a rejoint, la démarche assurée, le manteau claquant au vent.
— Tu es vivant, a dis Théo en m’éblouissant avec sa lampe.
— Euh, ouais.
— Tant mieux.
Ça manquait d’enthousiasme. Ou ma compréhension de l’anglais n’était peut-être pas assez bonne et « tant mieux » voulait en fait dire « c’est trop génial, mec ! ».
— Comment t’as fait pour nous retrouver ? a demandé Sacha, médusée.
— Un bon médium ne révèle jamais ses secrets.
— Il s’adonne à la sorcellerie, a chuchoté Hervé, c’est certain !
Les yeux de Sacha se sont posés sur la silhouette de John, en conversation avec le pilote de l’hélicoptère.
— Ton gorille parle russe !
Théo a souris.
— Tu m’as eu. À vrai dire, il parle six langues différentes.
Il avait dû nous entendre, à bord du jet, quand Sacha m’avait expliqué où elle pensait trouver Baba Yaga. Entre autres choses…
— C’était une conversation privée ! s’est-elle offusquée en arrivant à la même conclusion.
— Eh, a fait Théo, je n’y suis pour rien si vous tenez vos conversations privées à trois mètres des gens.
— Je pensais pas qu’il… je croyais… a bégayé Sacha, qui en perdait ses mots. L’île d’Olkon est grande, comment t’as su qu’on serait là en particulier ?
Théo a pointé sa lampe torche vers l’extrémité du cap, en direction du rocher du Chaman :
— J’ai fait quelques recherches. Ça semble être un bon point de départ pour la chasse aux fantômes.
Il fallait lui reconnaître de bonnes connaissances et un certain talent de déduction.
— Vous allez rencontrer Baba Yaga, n’est-ce pas ? Laissez-moi vous accompagner. Après tout, je vous ai aidé à traverser la moitié du globe.
— Ah ! s’est exclamée Sacha comme si elle venait de le prendre la main dans le sac. Alors ce petit service était pas gratuit, en fin de compte ?
— Si, a répondu Théo, déconcerté. Bien sûr que si. Mais… Baba Yaga, c’est un esprit légendaire ! Si elle existe vraiment, je ne peux pas passer à côté d’une occasion pareille.
— Une occasion de te faire bouffer ?
— Ne vous en faite pas pour moi, je sais me défendre.
— Tu crois que tes petits gadgets suffiront ? Tu crois que tu sais dans quoi tu mets les pieds parce que t’a lu une page wikipedia ? C’est un esprit dangereux, même pour un faucheur.
— Ça, je veux bien le croire, a dit Théo. Si tu ne l’as pas encore fauchée, c’est sûrement qu’elle est plus forte que toi.
Oulala. Oulalalalala.
Je me préparais à intervenir pour empêcher Sacha de transformer sa tête en passoire. Sa réaction a été encore plus terrifiante.
— Tu sais quoi ? a-t-elle dit avec le plus grand calme. Viens.
Sans rien ajouter, elle nous a dépassé pour marcher en direction de la forêt. Grosse ambiance en perspective…
On s’est tous rassemblés à l’orée du bois. Sacha s’était plongée dans sa carte de faucheur. La Sibérie était son territoire, naturellement, on a attendu ses instructions. Elle a fini par relever la tête, puis nous a regardé un à un, Hervé, John, Théo et moi.
— Eh, a-t-elle lancé à l’adresse de Théo. Dis à James Bond qu’il peut pas venir. Baba Yaga se montrera pas devant un adulte.
Sacha et moi étions tous deux invisibles aux yeux de John – j’aurais dû réaliser quand il avait ignoré mon salue, mais comme il ne mouftait jamais, ce n’était pas évident de savoir ce qu’il voyait ou non.
— John, attend nous ici, a ordonné Théo. Je t’appelle, s’il y a un soucis.
Ce dernier a poussé un grognement qui n’engageait à rien. À côté de lui, Hervé lorgnait la forêt en piétinant dans ses souliers. Sa nervosité m’a contaminé. Si Baba Yaga était comme tous les mauvais esprits que j’avais croisés jusqu’à présent, pour elle, Hervé ferait office d’amuse-gueule. J’allais lui proposer de nous attendre ici, mais Sacha m’a devancé :
— Ça vaut pour toi aussi, Victor.
— Plaît-il ?
— C’est pas une excursion pour toi.
Hervé a enflé comme une baudruche.
— Allons bon ! Et si la sorcière en venait aux mains ?
— On gère, a assuré Sacha. Et puis… j’ai une mission importante à te confier : je veux que tu surveilles le gorille. J’ai pas confiance en ces types, je suis sûre qu’ils manigancent quelque chose.
Elle avait dû s’exprimer en russe, car Théo n’a pas réagi. John, s’il comprenait le russe, ne pouvait pas entendre Sacha tant qu’elle portait son manteau.
— Ooh ! a fait Hervé, avant de lever une main devant sa bouche en zieutant John par-dessus son épaule. Oh, oui, bien sûr…
Sans plus de cérémonies, Sacha s’est avancée sous le couvert des arbres et je lui ai emboîté le pas.
— Quoi ? a-t-elle fait, sentant que je l’observais.
— Merci.
— Il nous aurait gêné, a-t-elle marmonné, le regard fuyant.
— Eh, attendez moi, a lancé Théo, piétinant les fourrées pour nous rattraper.
On s’est enfoncés tous les trois dans le bois. Partir à la chasse à l’esprit, au lieu d’être celui qu’on pourchassait, c’était un agréable changement. J’ai décidé de le savourer, tant que ça durait.
Ça n’a pas duré longtemps.
J'aime toujours autant tes chapitres calmes et parcourir le monde avec Enzo, sur le dos d'un esprit ailé en plus, extra !
Alors ces retrouvailles entre Enzo et Sacha je suis archi fan ! Ces glissades sur la glace et dans les bras, ces joues roses, cet empoté d'Enzo qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et cette incorrigible Sacha qui ne peut pas s'empêcher de lui bouffer le nez ! J'en ai même oublié un moment qu'il y avait d'autres persos à retrouver ! Mais qu'ils soient à nouveau tous là, c'est cool, ça laisse présager un beau sac de nœuds pour la suite !
Vivement !
Désolée, j'ai encore traînée. x'D
Contente que les retrouvailles t'aient plu ! Enzo voit pas grand chose, c'est sûr... Il est pas du genre à chercher à interpréter. Et Sacha est pas facile à suivre, non plus. Comme ça, ils font la paire.
Mais oui, des nœuds, on aime les nœuds. :p (en espérant que j'arrive ensuite à tous les défaire)
C’est dommage que la petite ne vienne pas. On comprend ses raisons, mais elle risque de ne pas être la seule à avoir de bonnes excuses, et elle, au moins, elle était gentille. Bon, elle a déjà aidé Enzo et il lui ne doit pas mal, mais c’est triste. Peut-être changera-t-elle d’avis plus tard. Chouette l’esprit oiseau : au moins, pas de problème de turbulence. Enfin, pour un Faucheur c’est bien. ^^
J’ai noté que tu avais rappelé la notion de mort et vivant à la fois ; Toujours utile, les rappels.
Très mignon les retrouvailles, et ils correspondent bien au caractère de Sacha. Elle a vraiment eu peur, elle est soulagée de le retrouver et je pense qu’elle l’aime beaucoup ; mais elle n’ira surtout pas l’avouer. ^^ ça fait tant que ça rougir les joues, le froid ? ^^ Le coup du « Tu ne devineras jamais qui j’ai vu… » LOL.
Théo… Franchement, tu ne peux pas dire que ça ne fait pas suspect. Le petit gars s’incruste un poil et ses explications, bien que crédibles, sont tout de même fragiles. J’ai cru que Sacha allait le tuer, mais finalement elle l’emmène et je pense que pour elle, c’est un peu la même chose. ^^
Je sens qu’il va être sympa le chapitre suivant… ^^
À bientôt ! ;)
Y a pas de raison que la rencontre avec Baba Yaga se passe mal. Voyons.
J’espère qu’on en veut pas trop à Erlik (que son refus paraît crédible ?). Le fait que les faucheurs ont tendance à considérer que ce qui se passe en dehors de leur territoire ne les regarde pas et, même si ça les menace tous, quelqu’un d’autre va s’en occuper, c’est en partie la raison pour laquelle ils en sont là. J’espère qu’on le comprend bien. è.é
J’avais peur que ça fasse trop bizarre de voir Sacha exprimer un peu d’affection… me voilà soulagée ! Elle l’aime beaucoup… disons qu’elle ne le déteste pas. C’est déjà beaucoup. Mais oui que le froid ça fait rougir ! Dans certaines conditions. Si on a chaud. Peut-être.
Théo est juste passionné. Et persistant. Et futé. Et très riche. Rien de suspect moi j’trouve.
T’as bien compris, oui. :p Accepter qu’il les accompagne, pour Sacha, c’est comme le pousser à la mer.
J’espère qu’il sera sympa, le chapitre suivant. ^^’ J’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire, ça c’est sûr. C’est une rencontre que j’avais en tête depuis le tout début de la création de l’histoire. Après, ça rend jamais aussi bien sur le papier que ce qu’on avait en tête, mais bon… je vous laisse le jugement final.
Merci, et à bientôt !
Certes, en termes d'action c'est un peu plus light que précédemment, mais ça fait pas de mal.
J'ai trouvé les retrouvailles entre Enzo et Sacha très réussies. Et je constate que bizarrement, je n'avais jusqu'ici pas du tout envisagé un potentiel aspect romantique entre eux (faut dire que ça semble pas trop être la came de Sacha... Ni d'Enzo, d'ailleurs), mais comme là, tu nous le sers sur un plateau, évidemment, j'y pense, maintenant ! J'adore les changements d'humeur de Sacha qui ne va quand même pas avoué qu'elle tient à Enzo, mais qui en montre pourtant tous les signes XD
Je sentais bien que Sacha était un peu optimiste en croyant avoir semé Theo. Du coup, dès que tu as parlé de l'hélico, je me suis dit que j'avais vu juste ! Décidément, je reste convaincue que même si Theo va sûrement s'avérer utile, il a un truc pas net...
J'ai bien aimé aussi la réflexion sur la façon dont Sacha et Enzo auraient agi à la place d'Erlik. C'est intéressant de bien se connaître. Mais entre la fierté aiguë de Sacha et la modestie exacerbée d'Enzo, on sent que ces deux-là n'y sont pas encore. Mais ils progressent !
Quant à la suite... Cette rencontre avec Baba yaga est tellement prometteuse ! Si tu postes effectivement le prochain chapitre dans la foulée, ça me va, hein : je serai au rendez-vous !
Un vrai grand plaisir, encore une fois !
Oui c’est le calme avant la tempête.
Contente que tu aies apprécié les retrouvailles ! Romance, amitié... va savoir. C’est vrai qu’on les imagine assez mal se faire des bisous… est-ce que c’est leur caractère ? Leur jeune âge ? Le fait qu’Enzo n’a pas une seule pensée qui va dans ce sens ? è.é Après, la romance, ça peut aussi exister sans bisous… Pour tout t’avouer, comme la romance est pas du tout au cœur de mes histoires, j’ai tendance à laisser la question au feeling. ^o^ J’ai des idées de qui pourrait avoir une aventure avec qui, mais si à l’écriture, je me rends compte que les personnages ont pas d’alchimie, que ça sonne forcé est bizarre de leur faire prendre cette direction, j’aime autant changer mes plans. À l’inverse, si je me rends compte que deux perso iraient bien ensemble, ben qu’à cela ne tienne.
Tout ça pour dire, les commentaires et les ressentis sur la question sont les bienvenus !
Théo est un ange tombé du ciel, voyons. 0:)
La suite, la suite… je n’arrête pas de la relire et de retoucher des trucs. x’D J’ai beaucoup moins de recule sur ces derniers chapitres, du coup c’est dur pour moi de voir ce qui fonctionne ou pas et, et… j’ai vraiment des doutes sur certaines scènes. Mais bon. Je pourrais pas savoir si c’est bien ou non si je poste pas, alors… Je relis un dernier coup et alea jacta est. En espérant que Baba Yaga soit à la hauteur des attentes. * . *
Merci pour ta lecture et ton commentaire !