20 : Les Chaussettes violettes

Le dirigeable décolla dans la nuit. À la surface, un lourd manteau de neige recouvrait les pavés des rues et le sable du Montaport. Judy se tenait raide comme un piquet entre les regards scrutateurs de Lunaé et Mémé qui l’encadraient, sur la banquette d’un Démétron ronflant prêt au décollage. Nathanaël était assis contre la fenêtre et fuyait les conversations. Il fuyait Pierre, assis à côté de lui, qui le fuyait en retour, et la traversée aérienne de l’Océotanie se passa dans le silence.

Judy comprenait la colère de Nathanaël, mais celle de Pierre la laissait dubitative. Il y avait autre chose. Il l’avait suivie contre son gré, certes. Mais quelque chose l’échappait. Sigmund lui avait-il fait du mal ? Un mal qui laissait des cicatrices ? Judy sentait la peur gonfler comme un orage. Elle devait lui parler, mais tout son corps s’y refusait. Il transportait tant de haine, tant de culpabilité… et la culpabilité la rongeait. Et si ce qu’avait dit Aster était vrai ? Elle ne savait pas comment le réconforter. Nathanaël saurait, lui. Si seulement il savait. Si seulement… il était comme eux.

Elle leva les yeux vers le visage placide de Lunaé. Puis vers Mémé. Elle ne savait pas vraiment si elle lui avait pardonnée. Peut-être qu’elle devrait lui parler, à elle aussi. Elle avait l’impression désagréable d’avoir trop de vases brisés à ses pieds. De morceaux à recoller. Ou à jeter ?

Judy se laissa aller sur le dossier rouge et rembourré de son siège. Il était tellement confortable. Elle se rendit compte qu’elle avait des courbatures partout et que rien ne l’enchanterait plus que de dormir. Elle ne sut par qu’elle miracle ses pensées ne la rattrapèrent pas et elle s’assoupit.

— Judy ? chuchota Lunaé, en lui secouant le bras.

— Mmm ?

— On est arrivés.

— Où ? marmonna Judy, désorientée.

— À Otaïla.

Judy se redressa en grimaçant.

— Je ne retournerai pas en cours, maugréa-t-elle.

— Il est minuit.

— Et alors ?

Lunaé prit un air amusé. Nathanaël, Pierre et Mémé n’étaient plus là. Judy passa sa tête dans la grande allée, au parquet brillant : ils étaient en train de sortir. Pour une fois, Pierre ne traînait pas sa grosse valise. Aujourd’hui, ils n’avaient pas de bagages et ils étaient tous échevelés, baillant tous les quarts d’heure.

Judy s’aida des accoudoirs pour se mettre debout.

— Avant que vous alliez vous coucher, il faut que l’on passe au bureau de M. Olivertown. Vous mangerez là-bas.

— Bien sûr, dit Judy, ironique.

Qui avait le courage de porter cinq couverts jusqu’au dernier étage du cône de l’Esprit ? Bien sûr, c’était M. Olivertown. C’était le directeur. C’était le chef des Chaussettes violettes. Bien sûr qu’il avait son propre service cuisine.

Judy suivit le petit groupe qui faisait craquer la neige sur leur passage. Mémé alluma dans sa paume un petit feu, qui ressemblait à s’y méprendre aux feu-follets des galeries. Les ombres s’étiraient et donnaient aux arbres, puis aux tours de l’école des airs fantomatiques scintillants. Une seule constante la rassurait : le souffle du vent, chargé des secousses de la mer et de son goût de marée basse.

Ils montèrent les escaliers, avec leurs pas en échos. Tout était éteint, on aurait cru l’école vide alors qu’elle n’était qu’endormie. Elle pulsait de vie, en réalité derrière ses murs en pierre froide. Une lumière jaune éclairait l’interstice de la porte. Lunaé toqua et le battant s’ouvrit de lui-même.

M. Olivertown les attendait, debout à côté de la fenêtre, le rideau dans la main, comme s’il contemplait le paysage avant leur arrivée. De son autre main, il lissait sa moustache d’un air pensif.

— Enfin, vous voilà.

Il fit un pas et se retrouva dans la pièce adjacente à son bureau que Judy avait déjà vue, derrière le verre brouillé. Il les invita à entrer d’un geste du bras. Judy s’engagea à la suite Nathanaël.

— Asseyez-vous.

Sept sièges étaient disposés autour d’une large table basse où s’amassaient des cartes géographiques et des petits cure-dents colorés. Le quartier-général des Chaussettes violettes.

— Bien le bonsoir, dit Eustache.

Judy le découvrit, enfoncé dans l’un des fauteuils matelassés, ses lunettes sur le bout du nez et une carte à bout de bras. Il posa son étude à leur approche.

Mémé s’assit comme s’il s’agissait d’une salle d’attente, et s’empara d’un bol. En fait, il y avait une pile de bols sur un guéridon à roulette et une casserole fumante. De la soupe au potiron, si son odorat ne la trompait pas.

— Servez-vous ! dit-elle.

— Pierre, Judy, commença M. Olivertown.

Ils levèrent la tête, surpris, tandis que Mémé leur tendait un bol.

— Il est temps de parler de vous. Et de vos choix.

Nathanaël se racla la gorge, sans doute trop bruyamment, car tout le monde tourna la tête vers lui.

— J’existe aussi, même si j’ai bien compris que je ne suis pas aussi important.

M. Olivertown cligna des paupières.

— Oui, Nathanaël. On parlera aussi de toi, de ta présence ici et de tes choix. Parce que chacun de nous, dans cette pièce, a formulé un engagement. Vous savez qui nous sommes, et si ce n’est pas clair, laissez-nous y remédier. Nous sommes les Chaussettes violettes, une organisation secrète que j’ai fondée il y a dix ans, qui lutte dans l’ombre contre les Lombrics. Nous ne sommes pas beaucoup et il est facile de nous sous-estimer. Notre stratégie repose sur notre discrétion et notre maîtrise élémentaire. C’est pourquoi vous devez nous jurer fidélité avant que nous vous expliquions plus en détail ce qu’il se passe.

Judy, Nathanaël et Pierre s’assirent maladroitement sur les sièges restants : les trois ui s’alignaient en face de M. Olivertown. Jamais le directeur ne lui avait paru aussi imposant. Judy se sentait ridicule au fond de son fauteuil, son bol de soupe brûlant tenu par le bout de ses doigts.

— Jurez fidélité, s’impatienta Eustache. Aux Chaussettes violettes.

— Je jure fidélité, dit Pierre en s’éclaircissant la voix. Aux Chaussettes violettes.

— Je jure fidélité aux Chaussettes violettes, l’imita Judy.

— Je jure fidélité aux Chaussettes violettes, marmonna Nathanaël.

— Parfait, dit Mémé. (Elle se frotta les mains.) Votre paire de chaussettes vous attendra dans votre dortoir.

Judy la connaissant, ce devait être son idée, peut-être pour lui montrer que les Chaussettes violettes ne la lâcheraient pas d’une semelle. Pas d’un pied serait plus juste. Mémé écarta les cartes pour mettre en évidence celle qui représentait les souterrains d’Edel.

— Les Lombrics sont environ une dizaine à connaître la véritable identité de leur chef, le ministre Armand Aster. À partir des hommes et femmes de mains qu’ils dirigent, les Lombrics se ramifient en sous-unité de personnes – qui ne connaissent pas le chef global de l’organisation – embauchées pour certaines missions, spécifiques. Ce sont des Déconnectés qui se sont engagés à tenir le secret. Ils doivent toujours être prêts à entrer en action. Ils jouent en quelques sortes le rôle d’espions dans l’Océotanie entière. La dernière branche des Lombrics sont les Connectés en quête d’argent et de pouvoirs. Les Lombrics les payent généreusement et leur promettent des places prestigieuses, là où ils souhaitent se rendre. Au Parlement, par exemple, ou au Cabinet des Inventions. La contrepartie est de pactiser avec les Lombrics. C’est la mort en cas de désobéissance.

Mémé se pencha au-dessus de la carte et indiqua un point rouge.

— Ici, c’est la grotte où ils vous ont emmenés, l’une de leurs nombreuses places fortes.

Elle les fixa, dans l’expectative. C’était à eux de parler maintenant, mais Pierre garda résolument le silence.

— Ils nous ont piégé, commença Judy, prudente.

Elle ne savait pas ce qu’ils voulaient qu’elle leur dise.

— Ils nous emmenés devant le ministre de Creux. Il voulait savoir si nous étions connectés, je crois.

Cette fois, tout le monde la fixait. Pierre, parce qu’elle savait qu’elle mentait à moitié, les autres sans doute parce qu’ils ne comprenaient rien.

— Mais il n’était pas très clair. Si tout est fait pour qu’on ne sache jamais qui est le chef des Lombrics pourquoi se trahir de cette façon ?

— Il ne vous a rien dit de plus ? l’interrogea M. Olivertown, songeur. Rien qui puisse vous pousser à retourner vers lui ? Il est très manipulateur. Il sait quoi dire pour vous pousser à faire ce qu’il souhaite précisément que vous fassiez.

Pierre baissa imperceptiblement les épaules. Elle devait être la seule à s’en rendre compte, car elle seule savait la vérité.

— Non, dit Pierre.

Pourquoi mentait-il ? Il avait toujours soutenu l’ordre, la sécurité, le bien contre le mal. Était-il en train d’honorer leur marché conclu sur le quai de la gare en attendant « Hélène Jim » ?

— Il a parlé de ton père ? demanda M. Olivertown.

Son cœur se glaça de surprise. Elle ne pouvait pas leur avouer qu’Armand savait où était son père biologique, et qu’il était sûrement un membre des Lombrics – ni que Gaspard n’était qu’un imposteur. Ils l’empêcheraient de mener son enquête, car forcément c’était un piège d’Aster.

— Pas vraiment, mentit-elle. Il sait où il se trouve, mais c’est normal, c’est lui qui l’a emprisonné.

— Pourquoi vous êtes-vous rendu à la Cérémonie des esprits ? En fuyant avec la montgolfière de Hélène ?

M. Olivertown jeta un coup d’œil réprobateur à Mémé. Elle avait failli à son devoir de protectrice. Judy n’arrivait pas à se faire à son nouveau prénom. Peut-être son seul véritable. Ou était-ce l’une de ses innombrables couvertures ?

— Parce que Kateline nous l’a dit, voilà, dit Pierre. C’était un piège, évidemment, mais Judy n’a pas voulu nous écouter.

Son ton était tranchant, et Judy ne put s’empêcher de reculer sur son fauteuil.

— C’était le seul moyen d’avancer ! s’exclama-t-elle, blessée. Vous pensiez vraiment que j’allais attendre sagement à Otaïla pendant que, quelque part en Océotanie, les Lombrics torturent mon père ?

S’il n’est pas déjà mort…

— Bien sûr, dit simplement M. Olivertown.

Judy engloutit furieusement sa soupe, refroidie depuis le temps. Elle avait l’impression que l’entièreté de la salle était contre elle. Mais ne voyaient-ils pas ? Ils faisaient du sur-place avec leur réunion idiote ! Il fallait bien mettre les pieds dans le plat. Macérer entre les demi-mots et les non-dits, Judy en avait eu sa claque.

— Et toi, Nathanaël, pourquoi les as-tu suivis ? Tu ne portes pas l’Anti-lumière.

— Parce que…

Judy me l’a demandé ?

— Parce qu’ils avaient besoin d’aide.

Et il l’aidait toujours malgré tout. Un lourd poids tomba dans sa poitrine. Eustache marmonna dans sa barbe et dévia l’attention générale des propos de Nathanaël :

— Vous ne pouvez plus vous approchez des Lombrics. Ils ont tué Sigmund pour une raison qui nous échappe. Et, nous ne savons pas encore les modalités exactes de la transmission de l’Anti-lumière, mais il se peut qu’ils n’aient plus besoin de vous. L’Anti-lumière se transmet de génération en génération, quand elle a complètement déconnecté son porteur, mais… elle se transmet également par promiscuité à la mort du porteur.

La carte qu’il tenait depuis tout à l’heure était en fait un vieux parchemin. Ce devait être écrit dessus. Eustache laissa la portée de ses paroles les atteindre, mais Judy ne voyait que là une manière détournée de les dissuader d’agir sans leur gouverne.

Plus personne ne pipa mot.

— Je vous accompagne à votre dortoir ? s’enquit Lunaé, joyeusement, comme si le sujet qui traînait sur la table basse n’avait rien de grave.

Judy évita le regard de Mémé, qui s’était fait scrutateur. Tout compte-fait, elle n’avait plus envie d’avoir une quelconque discussion avec elle. Pour dire quoi, d’ailleurs ?

— Oui, s’empressa-t-elle de répondre en posant son bol vide sur le guéridon.

— Demain, nous commencerons à vous entraîner, dit Eustache.

— Pourquoi ? demanda Judy.

— Les Lombrics ne feront qu’une bouchée de vous si vous ne maîtrisez pas vos éléments. Et puis, il ne s’agit pas seulement de connexions. Vos émotions entraînent la déconnexion – à plus ou moins grande intensité. Si vous ne gérez pas vos émotions, vos connexions seront perdues et vous causerez beaucoup de malheur autour de vous. J’espère que vous comprenez à quel point vos séances de quatuor ne sont pas un bonus, mais bien une nécessité.

Voilà. Sur-ce bonne nuit.

Il avait fini. Mais Judy sentait la colère monter en elle. Pour lui, la discussion était close, mais pour elle, Pierre et Nathanaël, elle venait seulement de commencer.

— Je vais retourner à mon dortoir seul, dit Pierre.

Il se leva et disparut sans demander d’autre permission. Depuis quand ? Judy ne le reconnaissait plus.

— Bien, fit Lunaé.

— Je vais raccompagner Judy, dit soudain Mémé.

Eh merde.

— D’accord, dit Lunaé, très bien.

— Je suis toujours là, dit Nathanaël qui cherchait un moyen de quitter les lieux d’une manière plus élégante que Pierre.

— Ah. Eh bien allons-y, dit Lunaé en recouvrant un sourire bienveillant.

Lunaé et Nathanaël s’éclipsèrent et Judy se retrouva prise en étau entre l’humeur massacrante d’Eustache et Mémé.

— Au revoir, dit-elle à M. Olivertown.

Le couloir était plongé dans la pénombre. Judy songea à attraper une lanterne et à libérer les feu-follets mais Mémé la devança. Avec son don du feu, elle la devancerait toujours.

— Judy, dit-elle dans les escaliers.

— Oui.

— Je sais que tu es fâchée contre moi.

Judy ne répondit pas.

— Je vais t’expliquer.

— M’expliquer quoi ? demanda Judy. Que des belles paroles !

Finalement, Sigmund n’avait pas tort : Un déluge de belles paroles, de tête en pattes.

— Il faut que tu saches que j’avais des doutes par rapport à Sigmund Mauser. Mais je ne pouvais pas trahir ma couverture, tu comprends, avant de comprendre comment ils allaient frapper. Malheureusement, je l’ai anticipé trop tard.

La voix naturellement rocailleuse de fumeuse s’érailla davantage. Judy dévisagea Mémé. Malgré les lueurs dansantes du feu, on voyait les remords sur ses traits.

— Gaspard faisait tout pour te protéger, tu sais. Je n’ai pas été prudente. Il faisait partie des Chaussettes violettes, Judy. Il était quelqu’un. Il était prudent, c’est vrai, mais il a réussi à te cacher aux yeux des Lombrics depuis qu’il a intégré les Chaussettes violettes, depuis qu’il connaît M. Olivertown, c’est-à-dire depuis que tu as trois ans.

Une boule d’émotions se forma dans sa gorge. D’un coup, Judy s’en voulait de le détester simplement parce qu’il avait prétendu être son père. Mentait-il seulement ? Qu’était-ce donc un père ?

Judy hocha la tête. Si elle parlait, elle pleurerait. Et elle ne voulait plus pleurer.

— Judy.

Mémé s’arrêta au milieu du corridor. Son dortoir n’était plus qu’à une ou deux portes.

— J’ai des devoirs qui m’obligent à faire des sacrifices. Je travaille au sein des Chaussettes violettes pour te protéger toi et Pierre. Mais je travaille avant tout pour le grand Conseil d’Edel. Je suis missionnée par l’Océotanie.

Mémé s’exprimait sur le ton de la confidence.

Judy revit Mémé aux côtés de Dertella. À présent, elle voyait l’aisance avec laquelle elle lui avait parlé et avait géré la situation.

— Est-ce que tu comprends ?

— Oui, souffla Judy, tu es une espionne.

— Agent double.

— Tu ne devrais pas avoir le droit de me le dire.

— La vérité finit toujours par faire des ravages, ne l’a-t-on pas expérimenté ?

Elle fit un geste en avant du bras. Changer de sujet. Effacer les questions embarrassantes.

— Bonne nuit, Judy.

Judy hésita à suivre son geste.

— Mémé ?

Mémé sourit.

— Combien de fois je t’ai dit de ne pas m’appeler Mémé ?

Judy ne put s’empêcher de sourire, espiègle.

— Pourquoi…

Pourtant, les mots ne sortirent pas. Le monocle d’Aulone. Pourquoi Aster en avait-il parlé ? Pourquoi le mentionner alors qu’il ne servait plus à rien ?

— Pourquoi… ? l’encouragea Mémé.

— Je ne comprends pas pourquoi Aster a besoin du monocle.

— Il n’en a plus besoin, dit Mémé.

— Mais il l’a mentionné, je ne comprends pas pourquoi, insista Judy.

Mémé soupira.

— Ce n’est qu’une légende. Les propriétés du monocle restent encore bien mystérieuses.

Judy avait appris à se méfier des légendes.

— Et on connaît ces propriétés bien mystérieuses, Hélène, hein ?

— Malheureusement, non.

Le visage de Mémé se teinta d’une drôle de mélancolie, mais Judy ne se laissa pas contaminer. Quel que soit son vrai prénom, Mélaine, Hélène ou bien Mémé, c’était son choix d’endosser plusieurs rôles. Quel qu’en soit le sacrifice.

— Bonne nuit à toi aussi.

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