Les Marais de la Fureur
La salle était pleine. La lumière tremblante des chandelles projetait des ombres baroques sur les dorures fanées et les rideaux cramoisis. Les spectateurs retenaient leur souffle, happés par la scène.
Au centre de celle-ci, un jeune homme se tenait sur un tabouret vacillant, une corde autour du cou. Sa silhouette était fine, vêtue de noir, presque spectrale. Son visage blême, dévoré par le maquillage, exprimait une douleur feinte qui semblait pourtant vraie.
Silas Noxley.
« Mes jours s’étiolent, tels les feuilles mortes de novembre… », murmura-t-il, sa voix vibrant dans le silence. « Nul pardon, nulle main tendue. Que reste-t-il aux âmes brisées, sinon le doux bercement de la corde… »
Un frisson traversa la salle. Il y avait du génie dans ce garçon. Et dans cette scène.
Mais derrière les rideaux, quelqu’un le regardait avec une haine glacée.
Valère de Malebrume, à peine vingt ans, les traits tirés, les yeux injectés de sang, tenait un chandelier dans sa main gantée. Le halo doré illuminait ses pommettes hautes, ses mâchoires crispées.
Silas.
Ce bâtard qui allait hériter de tout.
Ce cabotin de foire, fruit d’une liaison honteuse, que feu sa tante avait eu la stupidité de reconnaître. L’asile, le manoir familial, les bois, les terres… tout devait lui revenir, à lui, Valère. Pas à un acteur de pacotille.
Pas à un sang-mêlé.
Pas à Silas Noxley.
Il observa la corde. La mise en scène. Ce faux suicide. Ironique... un vrai serait plus juste.
La colère l’enveloppa comme un manteau d’encre. Elle enfla dans son ventre, remonta le long de ses bras. Il leva le chandelier, toucha discrètement la flamme aux tentures. Un coin du rideau s’enflamma.
Le feu prit d’un coup, comme si le tissu avait attendu cette morsure brûlante.
Valère recula dans l’ombre, le cœur battant. Il jeta un dernier regard à Silas, sur son tabouret, dramatique et grandiloquent — sans savoir que c’était sa dernière tirade.
Et il quitta les coulisses.
Au bout de quelques minutes, les flammes s’étaient propagées. L’odeur du tissu brûlé se mêlait à celle du bois ancien, sec, qui se consumait avec rage. Des cris s’élevèrent.
« Du feu ! »
« À l’aide ! »
Les acteurs affolés coururent en tous sens. On trébuchait sur les décors, on renversait les chandeliers. Le chaos prenait corps.
Et dans ce tumulte, le tabouret de Silas bascula.
Un bruit sec. Un râle.
Ses pieds battirent le vide. La corde se tendit violemment, raclant la peau de son cou. Silas sentit son larynx se comprimer. Il tenta de tirer sur la corde, d’atteindre le nœud. Ses ongles s’arrachèrent sur la fibre rêche.
Il étouffait. Il mourait.
Ses jambes convulsaient. La douleur était atroce. Ses yeux se remplirent de larmes, de sang. La fumée s’engouffrait dans ses narines, dans sa gorge étranglée.
Et dans le flou de ses paupières boursouflées, il vit quelqu’un.
Dans la salle en cours d’évacuation, au milieu des spectateurs fuyant la panique, un homme restait immobile. Debout, le dos droit, les bras croisés.
Valère.
Son regard était fixe, ses yeux froids. Il souriait.
Silas battit l’air de ses jambes, émit un gémissement rauque, un appel désespéré, gargouillant.
Valère leva la main. Murmura quelque chose.
Silas lut sur ses lèvres : « Adieu. »
Puis Valère se retourna, et sortit par la grande porte.
Silas se débattit.
La corde déchirait sa gorge. Sa langue boursouflée pendait hors de sa bouche. Il n’était plus qu’un pantin grotesque, une chose agitée de soubresauts, secouée par l’agonie. Le feu s’approchait, rampant sur les rideaux comme une bête affamée.
La fumée était noire, grasse, étouffante.
Ses vêtements prirent feu. Il sentit la chaleur lui fendre la peau. Ses cheveux s’enflammèrent. La chair fondait sur son visage, coulant comme de la cire.
Il hurlait en silence.
Ses yeux explosèrent sous la pression.
Et juste avant que les flammes n’engloutissent ce qu’il restait de lui, la haine remplaça la peur.
Une chaleur abominable brûla son âme. Un feu noir, une fureur incandescente.
Valère…
Tu paieras.
Je te retrouverai dans la mort.
Et je te poursuivrai jusqu’aux confins de la nuit.
Le manoir des Malebrume dominait les collines comme une forteresse oubliée, ses hautes fenêtres à meneaux fixant la lande telle une légion d’yeux morts. Lorsque Valère en hérita, peu après l’incendie du théâtre, il s’y installa avec le contentement vorace d’un rapace.
Le testament avait été formel. Silas, bien qu’héritier légitime, avait « tragiquement péri » dans les flammes. Le sort, songeait Valère, avait tranché. Et il avait gagné.
Les premières semaines, il vécut dans une satisfaction exquise. Il flânait dans les corridors tapissés de velours fané, caressait les moulures des meubles anciens, redécouvrait les coupes d’argent, les toiles décaties de ses ancêtres. Le domaine était vaste, les domestiques silencieux, et le pouvoir... grisant.
Mais les nuits devinrent étranges.
Le feu, d’abord. Il le rêvait. Chaque nuit. Des rideaux enflammés, une scène rougeoyante, un tabouret renversé. Il se réveillait en sueur, l’odeur de chair brûlée dans les narines. Une fois, il crut sentir une main brûlante se poser sur sa nuque.
Il ordonna qu'on enlève toutes les cordes visibles du domaine : les cordons de rideaux, les ficelles de clochettes, même les lacets de ses bottines. Il exigea des lanternes au lieu de chandeliers. Il craignait la flamme plus que la peste.
Il prétendait que ce n’était rien. Des cauchemars. Des coïncidences.
Mais les murmures commencèrent.
Dans les couloirs du manoir, au cœur de la nuit, il entendait des pleurs étouffés, le hoquet d’un enfant perdu, des râles mouillés, comme ceux d’un pendu cherchant l’air. Il tendait l’oreille... silence. Puis un cri à glacer le sang.
Il fouilla les bibliothèques interdites du manoir, là où son père l’avait défendu d’entrer, enfant. Il y trouva des grimoires épais, recouverts de cuir humain, aux pages annotées dans des langues oubliées.
Des formules. Des invocations. Des symboles pour l’immortalité.
Son cœur s’emballa. Il ignorait ce qu’il cherchait... la protection ? L’immortalité ?
Peu importe, il lut tout.
Une nuit, dans son cabinet de travail, entouré de bougies noires, il prononça des mots anciens. Le parquet suinta. Une brume monta. Il entendit un chœur d’enfants rire et pleurer à la fois. Un souffle froid traversa son dos. Puis un hurlement déchira le silence.
Valère hurla à son tour et brisa le cercle.
Il jura de ne plus recommencer.
Mais il était trop tard.
Les visions le poursuivaient. Des silhouettes noircies apparaissaient dans les miroirs, des pendus dansaient au plafond. Une nuit, il se réveilla étranglé par une corde invisible et se jeta au sol en suffoquant.
Il n’avait plus de remords. Seulement de la rage. De l’incompréhension. Et une peur poisseuse, suintant comme les murs du manoir.
Par une nuit d’orage, le manoir tremblait sous les rafales. La pluie fouettait les vitres avec une violence hystérique. Au loin, l’écho des corbeaux se mêlait aux coups de tonnerre. Valère s’apprêtait à monter se coucher, une lanterne à la main.
BOUM.
Un coup sec, brutal, contre la porte d’entrée.
Il s’immobilisa, le cœur battant. Encore un rêve ? Encore une hallucination ?
BOUM. BOUM. BOUM.
Quelqu’un martelait le bois avec frénésie.
Il descendit lentement, les marches craquant sous ses pas. Il approcha de la porte. L’ombre d’un homme se découpait derrière le vitrail.
Il entrouvrit.
— Qui va là ? demanda-t-il d’une voix tendue.
La porte explosa.
Un coup d’épaule phénoménal l’envoya valdinguer à travers l’entrée. Il heurta le sol, la lanterne s’éteignit, et sa tête cogna un tapis.
Il leva les yeux.
Et vit un fou.
Un homme aux cheveux trempés, les yeux exorbités, injectés de sang. Les poings tremblants. Le manteau dégoulinant d’eau et de boue.
Archibald Ravène.
Sans un mot, il se jeta sur le comte.
Il le frappa. Une fois. Deux. Trois. Les os craquèrent, le nez de Valère explosa dans un jet de sang. Les lèvres gonflèrent, une dent vola.
— Espèce de fils de chien ! hurla Archibald. Tu vas crever ! TU VAS CREVER !
Valère, dans un éclair de panique, donna un coup de genou dans l’aine de son assaillant. Archibald hurla de douleur et bascula en arrière.
Valère roula sur le côté, crachant du sang, se releva tant bien que mal, et courut dans les couloirs sombres, éclairés par la foudre.
L’homme hurlait derrière lui, ses bottes frappant le sol mouillé.
La traque avait commencé.
Le vent mugissait autour du manoir, soulevant les lourdes tentures et poussant les vitraux à gémir comme des âmes damnées. Valère de Malebrume, dernier comte de son nom, fuyait dans les couloirs de pierre, pieds nus, haletant, son long manteau noir déchiré derrière lui. Ses pas résonnaient dans les galeries vides, hâtés, fuyants, marqués par l’effroi.
Tout ce qu’il savait, c’était que l’homme à ses trousses était devenu une bête.
Archibald Ravène.
Un simple homme, disait-on en ville. Un lettré, un époux fidèle, jadis paisible avant la mort de sa femme. Mais ce soir-là, c'était un démon aux yeux injectés de larmes, le souffle sifflant, les mains griffées de rage. Ce n’était plus un homme qui pourchassait le comte, mais une créature brisée, une marionnette, mue par la haine et la douleur. Quelque chose — ou quelqu’un — l’avait lâché sur sa victime.
Valère se heurta à une table renversée dans le salon du manoir. Il tomba, cria, se redressa, le cœur battant dans ses tempes. Les portraits de ses illustres ancêtres le fixaient dans la pénombre, et il crut les voir tordre leur visage, déçus, moqueurs.
« Archibald… Archibald, je… je peux vous aider ! hurla-t-il en se relevant. Je vous en prie… Je peux faire revenir votre femme ! Je connais des rituels… des… je peux vous donner de l’or, des terres, tout ce que vous voulez !
Mais la silhouette d’Archibald s’approchait lentement, cruelle, déformée par la folie. Son regard brillait d’une fièvre dangereuse. Il ne parlait plus, n’écoutait plus. Une corde était nouée à sa ceinture. Une corde épaisse, rugueuse, noire d’humidité.
Valère recula, pleura, gémit. Puis il courut.
Il traversa les cuisines, puis les caves, trébucha sur des marches, chuta lourdement, s’ouvrit le menton. Il se releva en sanglotant, les mains tremblantes. Les voix, les voix ! Elles revenaient. Elles riaient. Des rires d’enfants, des rires d’outre-tombe. Et, plus fort que tout, cette voix moqueuse, sifflante, qu’il connaissait si bien :
« Cousin Valère, comme tu rampes ! Quelle honte... Un comte, dis-tu ? »
Silas Noxley.
Valère cria, hurla contre les ombres : « Je suis désolé, Silas ! Je voulais… Je… Je ne voulais pas que ça aille si loin ! »
Un rire. Moqueur, cruel. Les murs eux-mêmes semblaient trembler.
Puis Archibald le rattrapa.
Il surgit derrière lui dans les caves, et abattit une bûche de bois sur son épaule. Le comte hurla, son bras se rompit dans un craquement ignoble. Il tomba à genoux.
Le premier coup fut le plus dur.
Puis vinrent les suivants. Une salve de coups, d’une violence froide, rythmée, animale. Archibald frappait, grognait, les dents serrées, les yeux fous. Valère vomit, perdit des dents, son nez se brisa. Sa lèvre se fendit jusqu’à la gencive. Il n’était plus un homme : un pantin battu, une masse d’os disloqués et de tissus en sang.
Et ce ne fut pas fini.
Archibald tira la corde de sa ceinture.
Et lentement, sans un mot, il passa le nœud coulant autour du cou du comte.
Valère comprit. Et hurla de nouveau. Pas de douleur, cette fois. De terreur pure.
« Non ! Non, pas ça ! Pitié, écoutez-moi ! Je vous en supplie, Archibald, pensez à votre femme, je peux - »
Archibald serra le nœud, le raffermit d’un geste expert. Le frottement râpa la peau du cou de Valère. Le comte se mit à suffoquer, le regard roulant.
Puis Archibald tira.
Il traîna Valère dans les galeries du manoir, la corde serrée, les pieds du comte râpant sur les dalles gelées. Parfois, la corde coinçait, et Archibald tirait d’un coup sec, étranglant Valère juste assez pour le faire délirer, sans le tuer encore.
Les couloirs se tordaient. Les murs chantaient. La voix de Silas l’accompagnait.
« Tu voulais l’héritage, Valère ? Alors goûte-le jusqu’à la lie. Tu es chez toi, là où finissent les Malebrume : dans la fange. »
Le manoir fut quitté. La pluie martelait la lande. Le marais les attendait.
Valère tentait de résister. Il agrippait les racines, les pierres. Il hurlait des promesses : « Je te ressusciterai, Silas ! Je te le jure ! Je te rendrai tout ! »
« Trop tard, mon cousin. J’ai dit à Archibald que tu étais responsable de la mort de sa femme, et que te tuer permettrait de la ressuciter. Il ne me reste plus qu’à apprécier le spectacle. »
La voix de Silas était partout — dans les arbres, les roseaux, les corbeaux.
Archibald jeta Valère dans la vase. Le comte tenta de se redresser. Il avait de la boue jusque dans la bouche. Il glissait, rampait, agrippait la terre.
« Archibald, je vous en supplie ! Je peux encore… je peux encore vous aider… Vous offrir la vie éternelle ! L’amour ! L’oubli ! »
Le genou d’Archibald s’écrasa dans son dos.
La corde se tendit.
Et la tête du comte fut enfoncée sous l’eau.
Il suffoquait. L’eau pourrissante lui entrait dans les narines, dans la bouche, dans les oreilles. Elle était glaciale, putride, infestée de vase, de petits fragments de choses mortes — racines en décomposition, insectes noyés, lambeaux d’algues grasses. Elle s’infiltrait en lui, s’invitait dans son ventre, s’immisçait dans ses poumons, dans ses sinus, dans chaque repli de son être. La boue épaisse coulait le long de sa gorge, engluait sa langue, et une écœurante panique le submergea.
Il se débattit.
Faiblement d’abord, comme un homme brisé, puis dans un ultime sursaut de survie, de terreur animale. Ses bras — l’un tordu, inutilisable — raclaient désespérément la vase. Ses jambes battirent l’eau, soulevant des éclaboussures noires. Il griffait, agrippait, mais ses doigts glissaient, se rompaient sur les cailloux tranchants, s’enfonçaient dans la glaise poisseuse.
Le nœud autour de son cou s’était tendu. La corde râpait sa peau, s’enfonçait dans la chair. Chaque mouvement l’étranglait un peu plus. La douleur au cou s’ajoutait à celle de son épaule disloquée, à ses côtes fêlées, à son crâne bourdonnant. Il sentait ses muscles se crisper, son souffle manquer, ses poumons hurler.
Et toujours ce froid…
Un froid ancien, marécageux, un froid de tombe aquatique.
Il cria dans l’eau, et l’eau entra en lui.
Il vomit et l’avala à nouveau. Il vit trouble, du sang dansait devant ses yeux. Des images flottaient à la surface de sa conscience : la chambre dorée du manoir, les rires de ses parents, le feu qui dévorait le théâtre, le visage de Silas calciné. Il sentit la vase se refermer sur lui, comme une gueule.
Ses pensées éclataient en éclairs noirs. Tout était douleur, poisse, givre.
Et alors, la rage prit le relais. Un froid sépulcral givra son âme. Une glace pâle, une torpeur silencieuse .
Un hurlement muet.
“Je reviendrai.
Je hanterai ta lignée, Ravène.
Je maudirai tous les tiens.
Je te hanterai pour toujours, Silas.
Ce serment est le mien.”
C'est vrai que ce chapitre est quelque peu plus dur que les précédents ahaa
Ahh donc voilà qui serait notre mystérieux méchant.
L'histoire sombre de la famille Malebrume.
Et le pauvre Ravène finalement.
A voir ce qui va suivre :)
Une seule petite erreur, sinon le reste RAS ça se lit très bien :
"Il sentait ses muscles crisper, son souffle manquer, ses poumons hurler" -- "se crisper"
Merci pour la coquille, c'est corrigé ! ;-) Hé oui la vérité est enfin apparue, ne reste plus que le grand final ! ^^