L’Antre du Croquemitaine
Le silence retomba sur les marais d’Ossenoir. La brume, étrangement figée, paraissait hésiter à reprendre sa danse. Les quatre survivants, encore haletants, se redressèrent lentement. Leurs yeux restaient écarquillés, noyés dans l’horreur indicible de ce qu’ils venaient de voir : la noyade du comte Valère de Malebrume, les supplications devenues hurlements, les mains crispées sur la vase, les dernières bulles d’air fuyant ses lèvres blêmes. Et juste avant cela, le théâtre en flammes, les planches qui craquellent, la foule qui s’enfuit, laissant un homme suspendu à la corde, le visage déformé par la haine.
Claire fut la première à rompre le silence.
— C’était lui... C’était Noxley. Celui que le feu a consumé, c’était bien lui. Et... Valère... C’est lui qui l’a laissé brûler. C’est un monstre.
Clément se passa une main tremblante sur le visage, tentant de chasser l’écho des hurlements.
— Non. C’est plus complexe. Ce Valère... il l’a condamné, oui. Mais était-ce une raison pour que son cousin le fasse si sauvagement assassiné ? Il l’a fait battre à mort par les mains d’un homme innocent. Il a manipulé cet Archibald pour qu’il assassine le comte, et pas de la plus douce des manières !
Lucien, les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu vers le manoir invisible dans la brume, secoua lentement la tête.
— Alors qui est le monstre ? Celui qui brûle un théâtre pour s’emparer d’un héritage ? Ou celui qui pousse son propre cousin dans les marais pour le tuer ?
Jean, pâle comme un linceul, murmura :
— Peut-être... que le mal est des deux côtés. Peut-être que tout ça n’est qu’une guerre de spectres, et qu’on n’aurait jamais dû y mettre les pieds.
Un vent glacial s’éleva soudain, sifflant entre les roseaux. Il ne venait d’aucune direction précise. Il semblait émaner du sol même, des eaux noires, des pierres du manoir. Puis, une voix se fit entendre.
Elle n’était pas criée, ni hurlée. Elle résonna simplement dans l’air, comme si elle s’insinuait dans leurs esprits, vibrante de rancune et de mépris.
— Vous avez vu ce que je fus... Ce que l’on m’a fait. Et pourtant vous venez jusqu’à ma demeure. Approchez encore, et je vous arracherai les entrailles une à une. Ce marais sera votre tombe, comme il fut la mienne.
Un silence de mort suivit. Même les grenouilles avaient cessé de coasser.
Claire, après un long instant, souffla :
— Il a peur.
Lucien se tourna vers elle, surpris.
— Tu crois ?
— Oui. Il menace parce qu’il craint. Il sait qu’on a vu. Il sait qu’on approche de la vérité.
Jean hocha la tête, malgré son trouble.
— Il n’est plus intouchable. Et il le sent.
Clément desserra son col, le visage blême.
— Est-il trop tard pour faire demi-tour ? Qu’il ait peur ou non, il a le pouvoir de mettre sa menace à exécution...
Lucien secoua la tête.
— C’est maintenant ou jamais. On ne bat pas une ombre en restant à distance, il faut entrer dans son antre. S’il veut nous tuer... qu’il essaie. Moi, je n’ai plus peur. Je n’ai plus peur des morts !
Jean esquissa un sourire sombre et ironique.
— Tu dis ça maintenant... On en reparlera quand on passera la porte du manoir.
Ils échangèrent un dernier regard. Puis, sans un mot de plus, ils reprirent la marche. Le manoir se dessinait au loin, ses tourelles noyées dans le brouillard, comme une gueule béante attendant ses proies.
Aucun bruit, sinon celui de leurs pas sur le perron. Jean, la main tremblante sur la poignée de la lourde porte, jeta un regard aux autres.
— On y est.
Il ouvrit.
L’odeur fut la première chose à les frapper : un mélange de cire rance, de bois moisi et de quelque chose d’indéfinissable... une odeur ancienne, stagnante, cadavérique.
Ils pénétrèrent dans le vestibule, et la porte se referma derrière eux dans un bruit de tombe scellée.
Des toiles d’araignées tissaient des voiles entre les candélabres fanés. La poussière reposait sur les meubles. Chaque pas levait un nuage grisâtre, et les murs, tapissés d’étoffes décolorées, semblaient murmurer dans un silence étouffé.
Claire s’approcha d’un portrait fendu, où l’on distinguait encore un jeune homme au regard dur, figé dans un costume d’époque. Elle murmura :
— C’est lui... Valère de Malebrume.
Lucien plissa les yeux.
— Difficile d’imaginer que quelqu’un ait pu vraiment vivre ici. Rire, manger, dormir...
— Et mourir, ajouta Jean. Battu à mort par son propre sang. C’est dans ces couloirs qu’il a fui, blessé comme un chien errant, suppliant pour sa vie.
Clément, qui fermait la marche, s’arrêta net, troublé. Il sentit un froid glacial parcourir son dos, le faisant frissonner.
— C’est horrible, oui... Mais c’est aussi... terriblement injuste, dit-il. Ce qu’on lui a fait, ce qu’il est devenu... Peut-être qu’il ne voulait pas devenir ça. Après tout, on ne connaît rien de l’histoire de cette famille. Je n’imagine que trop bien la terreur du comte dans ses derniers moments. Il a tué son cousin, oui, mais cela valait-il une mort si violente, si terrifiante ?
Un silence gêné s’installa.
— Clément, grogna Claire, c’est un monstre. Il a menacé de nous éventrer. Il hante cette ville comme une maladie. Tu ne vas pas quand même pas pleurer sur son sort ?
— Je ne dis pas qu’il est innocent. Mais... je ne sais pas. Il y a quelque chose de brisé chez lui. Et je crois que c’est ce qui le rend si dangereux.
Jean hocha la tête, les yeux sombres.
— Et c’est pour ça qu’il faut l’arrêter, pas le comprendre. Nous devons le vaincre.
Ils continuèrent à marcher à travers les couloirs gelés. Le manoir semblait un labyrinthe organique, aux escaliers grinçants et aux plafonds trop hauts. Chaque recoin transpirait une mémoire malade.
Ils débouchèrent finalement dans une vaste pièce circulaire, tapissée de rayonnages. Une bibliothèque, mais pas comme les autres.
Les livres, massifs, étaient reliés dans des cuirs craquelés et bruns... trop bruns. Certains portaient encore des motifs tatoués. Claire blêmit.
— Ce sont... des peaux humaines.
Au centre de la pièce, un grand pentacle noir était tracé au sol à la craie rouge. Autour, des cierges noirs consumés jusqu’à la base. Une chaise renversée. Et l’écho d’un murmure oublié.
Jean recula, dégoûté.
— On dirait que le diable lui-même tenait ses comptes ici...
Mais Clément s’était déjà agenouillé près d’un des rayons. Il feuilletait, à tâtons, un grimoire couvert de symboles qu’aucun d’eux ne pouvait reconnaître. Ses doigts tremblaient, mais son regard brillait.
— Écoutez ça... murmura-t-il. Ce passage... Il dit qu’on peut, par une incantation, forcer les spectres à reprendre chair. Pour quelques secondes. Juste assez pour leur faire ressentir... la douleur. Et la mort.
Lucien s’approcha.
— Tu veux dire... les rendre vulnérables ?
— Exactement.
— C’est bien trop beau, comme trouvaille ! Parfaitement ce dont nous avons besoin, c’est suspicieux..
Claire, les bras croisés, fixa le pentacle.
— C’est peut-être ce que le comte voulait faire subir à Noxley, afin de le tuer une bonne fois pour toute. Ce qui signifie qu’on peut les vaincre. Le comte. Noxley. Tous les deux !
Jean restait en retrait, comme perdu dans l’ombre. Sa voix fut rauque, inquiète.
— Et si... et si on provoquait quelque chose de pire encore ? Ce n’est pas dangereux, de jour avec l’occultisme ?
Un vent glacial s’éleva soudain, furieux, mordant, balayant les chandelles, faisant claquer les couvertures des grimoires, tordant la poussière en spirales. Les fenêtres claquèrent brutalement, les portes se refermèrent d’elles-mêmes dans un fracas sourd. Ils étaient piégés.
Et dans la tourmente, une voix hurla.
— Je vous avais prévenus !
Ils restèrent figés, éclairés seulement par les sources de lumière qu’ils avaient amenés. Des ombres dansaient sur les murs. Le froid devint si vif qu’ils virent leur souffle se transformer en buée.
Jean déclara ce que tous redoutait :
— Il est là...
Claire, la voix ferme malgré sa terreur, murmura :
— Nous sommes prêts.
Nous y voilà. Les vivants entrent dans le sanctuaire des morts.
Que va-t-il se passer on se le demande aha
Et tous les indices qui viennent comme ça, étrange...
Petite suggestion :
"Le froid devint si vif qu’ils virent leur souffle en buée" -- peut-être plutôt " leur souffle se transformer en buée".
A la suite :)
Merci pour la suggestion ce serait en effet plus fluide de dire ça ! :-)