20 mars, 1762

Chère Agnès, 

Il me faut continuer de te transmette ton histoire, même si l’heure de mes adieux avait sonné. Comme presque tout, la joie de revoir Anne a semblé que trop courte. Ce n’était qu’un bonheur éphémère. 

*** 

Mon père a été pris d’une grande occupation lors de la semaine précédant mon départ, qui rapprochait à chaque instant. J'ai profité de ses absences pour m’éclipser de chez moi, voulant trouver dans l’extérieur un dernier vent de liberté, un meilleur souvenir des années déjà écoulées. 

Ainsi, le mardi 24 avril, je suis allée entreprendre une marche d’adieu avec Rose et Jean, amis oubliés et retrouvés, que j’étais sur le point de perdre une deuxième fois, malgré moi. J’avais choisi une balade comme ultime au revoir à mes amis, et afin de recueillir quelques semences - si j’en trouvais en cette jeune année - de plantes que je souhaitais amener à l’autre extrémité du monde.  

Le boisé dans lequel j’avais découvert les traces maudites du duel se dressait devant nous. Il m’apparaissait nouvellement grand, imposant et sombre. En contraste, le soleil apparaissait à nouveau, après que le ciel se soit violemment lavé de ses nuages, l’eau au sol lui faisant écho en renvoyant son même éclat. Cependant, le boisé était riche en plantes recherchées par ma personne, j’y suis donc entrée en cachant mes craintes à ceux qui trouvait le boisé aussi calme qu’à l’habitude.  

Le décor nous a tranquillement amené à discuter des oiseaux, Jean ayant talent singulier pour les illustrer, en croquis ou même en peinture. Nos sujets d’intérêt jacassaient joyeusement, sortant après une lourde pluie. Le chemin mal tracé, comme effacé, et boueux nous menait sinueusement dans la forêt, permettant notre intrusion dans ce monde fascinant. Malgré ma démarche et mon apparence brutes aux yeux de certains, j’appréciais plus que tout ce genre d’activité, m’étant toujours senti mieux à l’extérieur qu’enfermée avec d’autres femmes, à broder ou discuter de chose sans intérêt, comme appelée par la nature mystérieuse. Malgré la proximité frappante qu’avait ce boisé avec la ville et ses ennuis, j’y retrouvais une certaine paix, ayant réussis à chasser le duel de mes préoccupations. 

Une bourrasque de vent a passé, brisant et emportant le baume chaud qu’avait formé l’air stable. J’ai laissé mes paupières tomber sur mes yeux, laissant le vent frais m’enrober. Le vent faisait danser mes cheveux, je sentais un chatouillement dans mon cou provoqué par cette valse flottante. Ma robe tirait mes jambes, elle semblait prête à s’envoler pour suivre le vent, le nouvel air mordait doucement ma peau, renouvelant l’ancien saturé et chaud. J’entendais la discussion de mes deux compagnons, sans ne plus vraiment écouter, laissant les mots me bercer, plutôt que de me raconter des histoires, comme une mélodie chantée dans une douce langue étrangère. 

-Regardez, s’est exclamée Rose, une grive ! Comme j’aime leur chant. 

-Hélas pour toi, il s’agit d’une grive draine, leur chant n’est pas celui que tu affectionne tant. C’est plutôt celui de la grive musicienne, quoique celui du premier animal est très gai et joyeux, lui a répondu son frère connaisseur. 

Rose n’a pas osé riposter. Nous nous rapprochions à chaque pas de la fin du sentier, qui n’était alors que guère éloigné. Je n'ai pu m’empêcher de le voir comme ce qu’il restait de notre amitié, car après cette marche, nos destins se séparaient. 

Un grand corbeau s'est posé dans un fracassement d’ailes sur une branche traversant le sentier. Il donnait l’impression de nous fixer, ce qui rajoutait à son apparence fière et grave. 

-J’ai toujours eu horreur de ces créatures, a dit Rose en l’apercevant, ne lâchant pas l’animal des yeux. 

Jean a doucement ricané à cette remarque. 

-C’est à cause de l’histoire qu’Alexandre Sorel t’as raconté plus petite, n’est-ce pas ? 

Sa sœur a rougi, puis a acquiescé lentement, comme si elle imaginait ou revoyait encore quelque scène. 

-Quelle histoire, n'ai-je pu m’empêcher de demander, ma curiosité piquée. 

-Rien qu’une histoire sans grand fondement sur un de ces oiseaux étant en fait une incarnation de démon, m'a répondu Jean sur un ton posé. Le corbeau rencontrait une fillette et la dévorait de quelque horrible manière, selon le peu que j’ai pu tirer de Rose tout ébranlée. 

-Assez pour l’effrayer, ai-je répondu avec un vain sourire de sympathie pour la concernée. 

Rose n’ayant jamais été la plus brave, il ne m'a pas été surprenant qu’Alexandre Sorel aie tenté, avec succès, de l’effrayer. 

-Peu importe, a-t-elle dit, je me méfie des corbeaux, peut-être ne viennent-ils pas des enfers, mais ils ne peuvent signifier bon présage. 

Jean a acquiescé ; malgré sa grande intelligence, sa mère avait toujours été très superstitieuse. 

-À ce propos, ai-je commencé, consciente que je m’avançais sur un sujet pointilleux, que pensez-vous des histoires racontant mes origines de ce genre ? 

-Des absurdités, s’est empressée de me répondre Rose. 

-Ces gens ne te comprennent pas, a rajouté Jean, il est vrai que tu diffères d’eux, peut-être peux-tu paraître imposante, mais ils ne te connaissent pas véritablement. Tu n’es pas ce personnage infâme, grotesque et brusque qu’ils dépeignent, ils sont jaloux, si tu veux mon avis. 

J'ai rougi, n’ayant pas réfléchi au moment de poser ladite question. Ayant pris le dernier tournant du sentier, il nous était possible d’en apercevoir la fin. Le retour à la ville, mais qui à mes yeux représentait la fin de toute relation avec Rose et Jean, amis que j’avais lâchement laissés de côté. J’ai fait mine de trouver un intérêt nouveau pour la flore nous entourant, pour ainsi ralentir mon pas. Mes deux compagnons ont sans doute deviné mes intentions, mais les ont respectées. La conversation étant déjà rompue, ce moment s'est déroulé beaucoup trop rapidement à mon goût, dans un silence malsain. Je n’avais aucune emprise sur le temps, alors je le regardai s’écouler. 

Impuissante, a susurré agressivement une voix dans ma tête. J’avais beau me débattre de cette entité, refouler cette voix, ce n’était que trop vrai. Je n’étais rien de plus qu’impuissante face à ce qu’était devenu ma réalité. Impuissante, moi, Aube Dubois, maintenant de Beaujeu, qui avait toujours effrayer certains au point de leur faire inventer quelques histoires sur moi. Impuissante, moi qui avais plus jeune protégé Anne de ce que je considérais le moindre danger. Impuissante, celle qui plongeait dans les aventures d’Alexandre Sorel. Je pourrais te l’écrire mille fois sans que ce soit assez. Tu es née car j’étais impuissante. 

C’est encore troublée par ce constat que j'ai dû faire mes adieux. Rose et Jean ayant un voyage chez des parents oubliés - et une mère ayant une certaine antipathie pour moi – la fratrie et moi n’auront plus d’autre occasion de se revoir. Lorsque je me suis permise de la regarder, Rose avait le visage mouillé de larmes et son frère semblait retenir ses émotions, soudainement gêné. Cette observation m'a fait réaliser que je n’étais pas seule à me peiner de mon départ, ce qui m'a fait sentir plus égoïste que jamais. Comment n’avais-je pas pu voir la tristesse dans les yeux de mon père m’annonçant mon mariage ? Cette pensée n'a fait que rajouter à ma tristesse, bien trop grande déjà. 

Suivant mon impulsion, je n'ai pu m’empêcher de prendre Rose dans mes bras, comme l’aurait fait un enfant. Tant pis si des gens nous observaient. Je m’agrippais à elle en tentant de tout dénier, mais je ne le pouvais, la situation étant trop évidente, se débattant à toujours revenir me hanter. J’y étais piégée. Je l'ai serré encore plus fort, pour enfin m’en séparer, car rien ne durait éternellement. Au travers de me larmes, j’en ai distingué une glissant sur le visage de Jean. Je lui ai serré amicalement la main. Avec peine, j'ai prononcé les mots suivants, les sentant écorcher ma gorge : 

-Adieu, mes si bons amis, je promets de vous écrire, si les moyens me le permettent.  

Les deux ont acquiescé, mais n'ont pu me répondre. Alors nous nous sommes quittés. Rose et Jean tentaient timidement de cacher leurs larmes aux passants, tandis que je les affichais fièrement, défiant de mon regard tous ceux qui osait me dévisager. À présent, mon histoire était connue de tous, elle était affaire publique, et j'ai été bombardée de regards tout le long de mon retour. Mais ces regards avaient changé, ce n’étaient plus ceux d’avant ; ils étaient remplis de pitié. J’aurais tout donné pour qu’encore une fois on me poignarde de mépris, de peur. Hélas, j’étais devenu objet curieux, de pitié, de fausses sympathies ; la démone tombée. 

*** 

Après plusieurs années, cette séparation m’a semblé comme un retour à la réalité. J’ai véritablement accepté mon sort. Je traduisais à l’époque cette acceptation comme de l’impuissance, mais en vérité, j’ai simplement cessé de renier. La paix qu’avait formé ma rencontre avec Anne avait été balayée. Ces adieux n’étaient pas les derniers. Anne serait avec moi, mais elle seule. J’étais perdue émotionnellement, ne sachant si je devais me réjouir de cette isolation, ou la maudire. 

Malgré mon impuissance, je t’aime, 

Aube 

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