Clac !
Le coup puissant choqua l’épée en bois de Rose, engourdissant pendant quelques secondes son bras, l’onde de choc remontant comme des fourmis le long de ses os.
Clac !
Cette fois-ci, se fut sa propre estocade qui provoqua le fourmillement ; d’une telle puissance que le bois résonna dans le bâtiment d’une plainte sèche. Elle recula, cherchant à reprendre le contrôle plein de ses bras, la sueur dégoulinant de son front sur sa mèche rebelle, l’œil gauche à l’affut des mouvements de son adversaire. Celui-ci s’était aussi arrêté dans une posture défensive. Rose avait réussi à atteindre plusieurs fois le Chevalier, en témoignaient les bosses sous l’aisselle gauche et la hanche droite de la cuirasse, ainsi que sur le haut du casque. Non sans mal, car ses propres côtes du côté droit et sa cuisse étaient encore douloureuses.
Rose chercha une ouverture, tournant en pas chassés autour de son adversaire ; bondissant soudainement en avant, elle effectua un coup horizontal, qu’il para de son propre bois ; réaction classique qu’elle avait prévue, lui permettant de placer sa feinte : profitant de son élan pour effectuer un salto en s’aidant du mur, elle se retourna en un éclair pour asséner un coup vigoureux dans le dos de l’armure ; le chevalier se retourna à une vitesse folle, et para encore, ce à quoi cette fois-ci elle ne s’attendait pas. Il profita de sa confusion pour riposter d’une taillade verticale, qu’elle esquiva à la dernière seconde d’un flip arrière qui la fit sortir de l’armurerie, la pointe de l’épée frôlant son nombril. Bien loin de se laisser faire, le chevalier partit à sa poursuite, et Rose parait ses coups abrupts tout en reculant, jusqu’à ce qu’elle heurte le clic-clac et bascule en arrière ; il se précipita pour tenter de placer un coup sur son bas ventre (ce qui n’était pas très sport, mais c’était le but de l’exercice), mais Rose referma par reflexe ses jambes juste à temps pour bloquer la lame entre ses pieds. Elle shoota dans la poignée de l’épée qui s’envola, et effectua une roulade pour se retrouver de l’autre côté du canapé, s’apprêtant à enchaîner avec une taillade horizontale dévastatrice ; le Chevalier rattrapa son épée au vol et abaissa sa lame en diagonal, à l’aveugle. Les deux épées d’entraînements s’entrechoquèrent avec une telle force qu’elles se brisèrent en mille morceaux, leurs éclats s’envolant tout autour d’eux.
— Je vois qu’on s’amuse bien, s’exclama Pierre de sa grosse voix.
Il avait troqué son imperméable beige par un manteau fourré tout aussi beige pour contrer l’hiver bien installé. D’un geste désinvolte, il épousseta les débris de bois sur ses épaules, puis il vint poser sur la table basse à côté de Rose un journal qu’il avait apporté. Rose salua honorablement son adversaire, qui fit de même, et replaça sa mèche humide derrière son oreille ; elle était rouge et en sueur, sa brassière saumon couverte d’auréoles ; elle se pencha sur le journal, puis le prit dans ses mains, commençant à lire l’article en première page.
Nouvelles sur le cambriolage du musée : une épée ainsi qu’une chevalière inestimable ayant appartenue à Charles de Valois ont été dérobées
— Voilà pourquoi Adélaïde a accepté si facilement ce cambriolage, dit Pierre d’une voix accusatrice. Elle nous bernait. Depuis le début.
Rose en doutait ; les véritables raisons d’Adélaïde étaient floues et elles allaient le rester. Mais ne voulant pas contredire son plus loyal compagnon, elle se contenta de rejeter avec dédain le journal sur la table basse.
— Ce n’est plus un problème. On a l’épée.
— Et j’ai ce que tu m’as demandé.
Il désigna deux grosses boites militaires par terre ; Rose ne l’avait même pas entendu arriver avec. Elle s’approcha d’elles, suivie par le chevalier, curieux. Sous le couvercle, les puissantes armes russes dormaient sagement.
— Que sont donc ces engins ? demanda le Chevalier.
Rose sortit une des lourdes armes, inspectant son état.
— Ce sont des lance-flammes, lui répondit Rose. Dans le livre que j’ai lu, le membre de votre temple indique que le feu est une possibilité pour détruire la bête.
Le chevalier hocha la tête.
— Une alternative. C’est un plan sage, ma lady.
— Merci, lui répondit Rose. Mais ce ne sera pas suffisant.
Elle se retourna vers Pierre, ses joues reprenant peu à peu une teinte blanche.
— Tu as trouvé des informations dans les fichiers ?
Pierre s’assit lourdement sur un des tabourets, passant sa main sur son crâne chauve.
— Hélas, non. Dans aucun des fichiers de la police ou de la gendarmerie, ni dans ceux de la DGSE, il n’est mentionné la secte du crépuscule. Ni les chevaliers du crépuscule. Ni crépuscule tout court d’ailleurs.
Rose soupira, frustrée, se pinçant involontairement le bras.
— On ne pourra pas combattre efficacement la bête si on ne sait pas où ils se trouvent !
— Je le sais très bien, répondit Pierre solennellement. Mais je ne sais pas quoi faire d’autre. Et on ne va pas passer la ville entière au peigne fin.
Rose croisa les bras, posant son regard dans le vide du hangar. Au fond, elle avait espéré qu’ils se découvrent une nouvelle fois, mais en vain. La deuxième moitié de janvier était déjà entamée, et l’équinoxe approchait à grand pas.
— Peut-être qu’il faudrait songer à protéger la populace, proposa le Chevalier. Si la bête est libre de mouvement dans le peuple, ses dégâts seront considérables.
— Et comment ? demanda Rose.
Le Chevalier baissa la tête, dans une concentration profonde. Le temps de sa réflexion, Pierre continua :
— Si nous n’avons pas le point de départ, peut-être peut-on au moins trouver un point de chute, là où les dégâts seront minimisés.
Le chevalier releva soudainement la tête ; un souvenir, une bribe venait d’apparaître dans sa mémoire.
— Un enchantement.
— Un quoi ? demanda Pierre.
— Un enchantement. Pour protéger la cité.
L’homme bougon releva la tête, un rictus aux lèvres.
— Il délire, ricanna-t-il en ouvrant les mains.
Mais cela avait fait tilt dans la tête de Rose. Elle se retourna, songeuse, regardant son second avec sérieux, l’index sur les lèvres.
— Non… non je crois que j’ai lu ça dans le livre… Attends.
Elle se dirigea vers les archives d’un pas déterminé, fouilla dans l’étagère la plus proche et en sortit un document fraichement imprimé : la copie du livre qu’elle avait trouvé à l’université. Elle revint et pointa du doigt le dernier chapitre, qu’elle avait aussi fait copier malgré son écriture illisible.
— Regarde, dit-elle à Pierre.
Ce dernier scruta les quelques phrases lisibles.
— Mouais… maugréa-t-il. Je ne le croirais que quand je le verrais.
Rose se tourna vers le chevalier, pleine d’espoir.
— C’est ça ? Un enchantement protecteur ?
— Oui, répéta le Chevalier qui semblait se battre avec ses souvenirs. Nous… nous confinions les citoyens à l’intérieur.
Rose s’assit lentement à côté de lui, un sourire aux lèvres.
— Tu te rappelles ce que c’est ? Comment cela fonctionne ?
Le chevalier prit son casque dans les mains, émettant une cantonade tout en réfléchissant. Puis il releva brusquement la tête.
— Cela agit comme une barrière… elle empêche les… les aberrations de passer outre.
— Le surnaturel, comprit Rose en hochant la tête.
Parfait.
Elle jubilait à l’intérieur. Non seulement elle y croyait, et la vie semblait lui accorder encore de grosses surprises. Si cela marchait…
— Tu… tu sais comment cela fonctionne ?
Il rebaissa la tête, les mains cette fois-ci posées sur son giron.
— Non, s’excusa-t-il.
Rose flancha les épaules. C’était trop beau. Elle se releva, posa le livre sur la table, et regarda de nouveau au fond du hangar, se grattant machinalement le bras là où elle l’avait pincer précédemment. Elle avait pourtant appris, au fil des années, à ne pas se rattacher aux espoirs. Toujours considérer que le pire arriverait, et s’y préparer. C’était toujours comme ça. La tête froide, elle réfléchissait déjà à des solutions plus terre à terre.
— Mais je me rappelle comment l’activer.
Le chevalier avait dit cela avec un aplomb véridique.
— Tu en es sûr ?
— Je ne peux vous expliquez comment, mais je le sais au fond de mon être.
Rose regarda Pierre, qui lui rendit son regard.
— Tu te rappelles où l’enchantement se situe ?
— Il… il y en a plusieurs… mais je... je ne peux vous dire.
— Et avec une carte ?
Le mot carte sembla lui faire jaillir d’autres souvenirs.
— Carte ? Oui je sais lire les cartes.
Précipitamment, Rose se redirigea vers les archives, demandant aux deux autres de la suivre. Cette fois-ci, elle alla tout au fond de l’allée des armoires, ouvrit une des dernières recouverte de poussière, et en ressortit une carte jaunie. Elle fit quelques pas en arrière, et ouvrit une autre armoire d’où elle sortit une carte plus récente. Ensuite, ils se dirigèrent vers la grande table de réunion où Rose déroula la plus ancienne.
— C’est une carte de la ville au 16ème siècle, précisa-t-elle. Peut-être qu’un lieu te sera familier ?
Rose céda sa place au chevalier, qui se tint bien au dessus de la carte, ses mains gantelées étalant le parchemin avec délicatesse. Pierre et Rose déposèrent aux extrémités des dossiers pour la maintenir à plat, et l’index du chevalier se déplaça alors sur différents lieux, sa mémoire balbutiante semblant parfois s’accrocher sur des détails. Il tapa une première fois sur un endroit en particulier, que Rose nota mentalement. Son doigt continuait de glisser sur la carte, s’attardant plus où moins sur certains points particuliers. Enfin, il retira sa main de la carte, frustré, et déclara de sa voix métallique :
— Je… je ne sais pas.
Rose s’approcha de lui, accompagnant son bras qu’il retirait.
— Au contraire, je crois qu’au fond, le souvenir s’est accroché, dit-elle d’une voix maternelle. Tu as pointé plusieurs fois quatre endroits sans le savoir. Ici (Rose montra un point sur la carte) ; ici, ici et enfin là. Inconsciemment, ces points te disent quelque chose.
Rose déplia alors l’autre carte, plus moderne, qu’elle superposa sur la première. Pierre se pencha à son tour sur le papier.
— Si on regarde aujourd’hui, cela nous indique les lieux suivant : un endroit près de l’abbaye aux hommes, le centre même de l’abbaye aux dames, le château de Caen, et le haut de l’université.
— Le point près de l’abbaye aux hommes, s’exclama Pierre, ce doit-être l’église Saint-Etienne le vieux.
— Qui s’avère en fait être…
— Le temple solaire.
Rose haussa les sourcils.
— Ça à du sens.
Le chevalier inclina la tête.
— Mais l’endroit est totalement détruit. Tu crois que l’enchantement est encore fonctionnel ?
— Je ne peux vous dire, ma Lady.
— Cela vaut peut-être le coup d’aller voir avec lui, continua Pierre. Pendant la nuit.
Rose acquiesçât.
— On va faire ça pour tous les points. Cela fera peut-être revenir ta mémoire. On y réfléchit et on voit cela quand je reviens de cours. Envoie un message aux autres. Réunion ce soir.
Rose partit ensuite se laver avant de se diriger vers l’université. Le chevalier se plaça sous le soleil, débosselant son armure, et Pierre rangea les armes.
— 31 secondes. C’est onze de mieux que la dernière fois.
La guerrière aida Edmond à se relever pendant que le Chevalier s’inclinait poliment. C’était le deuxième entraînement d’Edmond depuis le début de l’année. Son troisième face au Chevalier. Et quels progrès !
— Tu as vu quand j’ai paré le deuxième coup d’épée ? demanda-t-il plein de joie à Lucie qui était venue voir l’entraînement.
Le combat pouvait sembler unilatéral, et il l’était. Mais le Chevalier, contrairement à Rose, ne retenait aucun de ses coups. C’était tout l’intérêt. Rose étudiait les réactions de son poulain face à une menace qui n’aurait aucune pitié. Pour l’instant, elle était plutôt contente.
— Il faut que tu te concentres sur des postures défensives. Et, je sais que l’endroit n’est pas propice à cela, mais tu es avantagé par la distance. Essaie d’en mettre le maximum entre ton adversaire et toi, et de la garder. Tu pares bien quand même, c’est une bonne chose. Éponge-toi et on se retrouve dans la salle des archives.
Elle fit un clin d’œil avant de s’échapper de l’armurerie. Edmond fit une révérence au Chevalier et attrapa la main de Lucie ; tous les trois suivirent Rose dans la salle de vidéo-projection, autour de la table où étaient déjà assis Laurent, Pierre et Sophie qui attendaient studieusement. Edmond et Lucie s’installèrent du côté de la jolie rousse.
— Hum hum, s’éclaircit Rose, debout devant l’écran avec le Chevalier. Comme nos recherches sur le repère de la secte cafouillent un peu, avec Pierre et le Chevalier ici présent, nous avons songé à diverses façons de limiter les dégâts que pourrait provoquer la bête quand elle apparaitra.
Rose alluma le vidéoprojecteur, projetant des faisceaux de poussière, l’image se formant peu à peu sur l’écran blanc. Edmond s’appuya sur le dossier de sa chaise en observant l’esquisse qui venait d’apparaître ; Lucie posa une main stupéfiée sur sa bouche ouverte, Sophie adopta la curiosité d’une enfant alors que Laurent et Pierre avait l’air grave.
— Ceci, expliqua Rose, est la seule représentation de la bête que j’ai pu trouver. Je ne voulais pas vous la montrer avant d’avoir vérifié la véracité du texte. Cependant, après concertation avec notre ami le Chevalier, ladite représentation s’avère plutôt proche de la réalité.
Lucie avait les yeux terrifiés. La bête avait quelque chose de diabolique, d’effrayant. Solide, elle était comparable à une tour d’obsidienne au plein milieu d’une plaine, brumeuse et dure, entourée d’un brouillard prune. Le dessinateur avait appuyé sur la couleur violette de ses yeux qui semblait luire. Ses bras et son torse étaient disproportionnellement musculeux, et sur son front, on observait distinctement deux bosses faisant penser à la naissance de cornes.
— Dans les faits, la description est quelque peu inexacte, reprit le Chevalier, qui s’efforçait à parler un langage plus moderne. Point que la bête soit dangereuse comme susdit ; elle l’est. La taille de celle que j’ai combattue était cependant bien supérieure.
— Les dégâts de l’église Saint-Etienne sont encore là pour le prouver, continua Rose. Nous faisons face à une menace difficilement imaginable. Mais pas insurmontable. Surtout avec l’épée. Notre problème va donc bien être de limiter au maximum son pouvoir de destruction.
Rose changea la diapositive, la nouvelle montrant un texte en grande partie illisible.
— La faction du chevalier a réussi à créer un enchantement « protecteur ». En gros, ce sont des sortes de dômes dans lesquelles ils pouvaient confiner la population, en tout les cas tout ceux qui ne sont pas « surnaturels ».
— A condition que cela fonctionne vraiment, et surtout encore aujourd’hui, ajouta Pierre ; nous avons tout de même conclu qu’il était impossible de confiner la population dans ces enchantements, même si les quatre sont en état de marche ; ce qui n’est probablement pas le cas.
— Cependant, nous avons envisagé une autre possibilité, reprit Rose. Selon nos hypothèses, l’enchantement empêche les surnaturels de passer d’un côté, comme de l’autre. Nous pourrions donc utiliser cela dans l’autre sens.
Laurent se pencha en avant, se grattant une esquisse de barbichette, comprenant où Rose voulait en venir.
— Tu veux enfermer la bête à l’intérieur.
Rose pointa du doigt Laurent avec un sourire.
— Oui !
— Ce qui voudrait dire que si on est à l’intérieur avec, on sera nous aussi enfermés, supposa Edmond, sceptique.
— C’est en effet fort probable.
Edmond resta silencieux un moment, l’œil sans émotion.
— J’en suis.
Cela étonna agréablement Rose qui sourit, et moins agréablement Lucie qui elle se pétrifia sur son siège. Rose changea de nouveau la diapositive, montrant cette fois-ci une carte de la ville, où quatre points étaient entourés.
— Nous avons différents lieux qui sont susceptibles d’abriter un enchantement. Le premier étant situé proche de l’église Saint Etienne, il est fort probable qu’il soit en partie voir totalement détruit.
— Dans ce cas, s’invita Sophie, tu peux considérer que celui situé au château l’est aussi, vu qu’il a été détruit par les bombardements.
— C’est juste.
Rose coupa d’une croix les deux points.
— Il ne reste donc que le nord de l’université où vers l’abbaye aux dames.
— L’université n’est pas l’endroit le plus désert de la ville. Même en pleine nuit il y a souvent des étudiants qui se baladent, fit remarquer Edmond.
— Il n’a pas tord, approuva Laurent.
Rose acquiesçât.
— C’est vrai. Donc le choix le plus judicieux serait l’abbaye aux dames. Reste à savoir si l’enchantement fonctionne toujours.
Rose regarda sa montre, et releva les yeux.
— Il est 19h. On peut se retrouver là-bas vers 23h pour vérifier. Ça vous tente ?
Edmond et Lucie furent les derniers à arriver devant la petite grille d’entrée sur le côté du parc qui menait au jardin. Le froid s’était imposé dans la soirée et ils avaient revêtu des bonnets et des gants bien épais ; de la buée s’échappait aux travers des mailles de leurs écharpes ; leurs camarades n’étaient pas mieux lotis ; seul le Chevalier n’était pas entouré par un panache de fumée et il semblait s’accommoder au froid comme si de rien était.
— La grille est fermée, remarqua Edmond ; comment on fait pour rentrer ?
— Avec ça, répondit Rose guillerette.
Elle farfouilla dans ses cheveux et en sortit une épingle qu’elle fourra dans la serrure. Après quelques tripatouillages, il y eut un clic et la serrure s’ouvrit. Un air espiègle illumina son visage. Ils entrèrent dans le parc, invisibles dans la nuit noire d’encre. Les jardins étaient immenses, taillés en carrés de pelouse fine, délimités par des arbres et des bosquets. Une petite colline menait vers un grand arbre dont les contours étaient difficilement cernables dans l’obscurité. A leur gauche, l’allée principale menait à la grille qu’empruntaient normalement les visiteurs, bien plus haute et large ; à leur droite, l’abbaye se dressait fièrement dans sa pierre blanche, le parterre poli et lisse comme du marbre. Quelques flaques d’eau crissaient sous leurs pieds, commençant à geler dans la nuit fraîche.
— Où va-t-on ? demanda Rose au Chevalier.
Ils se trouvaient en plein milieu du jardin. Le Chevalier posa sa main ganté sur sa tempe, travaillant sa mémoire défaillante.
— Il faut trouver… des poteaux.
— Des poteaux ?
— Des poteaux.
— Des poteaux comment ?
— Des poteaux…
Il baissa la tête, réfléchissant encore plus.
— Avec une pique en leur sommet. Ils sont reconnaissables entre tous.
Rose baissa la tête.
— Bien. Au vu de la surface, je pense qu’on peut tous partir dans une direction différente.
Tout le monde acquiesçât et ils se séparèrent en heptagone pour couvrir plus de surface. Dans la pénombre glaçante, il était difficile pour eux d’apercevoir leurs camarades, même le plus proche. Après cinq minutes de prospection, une petite voix s’éleva non loin du grand arbre sur la colline.
— Trouvé ! s’exclama Lucie toute fière, sa voix fluette s’épandant curieusement dans l’enceinte.
Ils accoururent tous dans sa direction, et Lucie se retrouva encerclée autour du poteau. Elle laissa sa place au Chevalier qui s’agenouilla, frotta la pierre pour révéler des écritures érodées par le temps, inspecta le bon état de la pique, et frotta l’herbe devant.
— C’est bien cela, dit-il avec estime.
— Super ! Alors comment on l’active ? s’empressa Rose.
Le Chevalier pointa du doigt le sol qu’il venait de commencer à gratter.
— Une pierre d’activation se trouve sous la terre. Nous devons la récupérer et la poser sur la pique.
Rose croisa les bras en le regardant.
— Il faut creuser alors ? Dommage qu’on ne l’ait pas su avant, j’aurais prit une pelle.
Sophie sursauta, et pointa Rose du doigt.
— Attends ! Je crois que j’ai ce qu’il te faut.
Elle partit en courant, traversant le jardin dans la pénombre, s’évaporant au loin dans l’obscurité, pour revenir deux minutes plus tard avec une pelle rutilante dans ses mains. La jolie rousse la tendit crânement au Chevalier.
— Mais où est ce que tu as trouvé ça ? demanda Rose interloquée à sa compagne, tandis que le chevalier commençait à creuser.
— Bah dans mon coffre.
La guerrière ouvrit de grands yeux.
— Dans ton coffre ? Mais à quoi ça te sert ?
Sophie haussa les épaules.
— On ne sait jamais.
— Chaton tu sais très bien que je te défendrais.
— Sauf si tu n’es pas là.
Rose soupira, et reporta ses yeux sur le Chevalier qui creusait de plus en plus profond.
— Je devrais regarder plus souvent ce que tu mets dans ton coffre.
— Tu as interdiction et tu le sais très bien. Sinon je fouille ton hangar.
Rose rougit et se tut. Le Chevalier cogna enfin contre quelque chose de dur, qu’il sortit du sol. Enlevant le surplus de terre qui le recouvrait, il dévoila un objet étonnamment rond et lisse, ayant parfois l’aspect du chrome, qui rappela à Edmond des souvenirs pas si lointain. L’objet disposait d’un trou conique de la même taille que le pique. Bien que cela semblait d’une simplicité enfantine, quand le Chevalier plaça la sphère au dessus du poteau, elle coulissa avec une certaine satisfaction, lentement, comme retenue par magnétisme, tournant sur elle-même avant de s’arrêter dans un claquement jubilatoire. L’objet était en place. Rien d’extraordinaire ne se passa, à part l’apparition d’un bourdonnement faible, à peine distinct. Le Chevalier recula d’un pas, observant le pilier reformé pendant un certain temps.
— Alors ? demanda Rose curieuse.
— Cela semble fonctionner. Il y a 7 autres poteaux comme celui-ci, qui doivent former un octogone autour de la bâtisse. Nous devons tous les activer.
Aussitôt, l’équipe prospecta pour trouver chacun des autres piliers qui formaient l’enchantement. Les trois premiers se situaient dans le jardin ; les suivant étaient derrière l’abbaye elle-même, englobant le bâtiment ; ils traversèrent la bâtisse, déserte la nuit, ce qui les invitait à une certaine excitation ; il était rare d’avoir un tel monument à visiter seul la nuit ; passant sous les arches de la promenade des sœurs, ils durent enjamber d’immenses caisses en bois longue de plusieurs mètres. L’une d’entre elle était ouverte, et Edmond, curieux, ne put s’empêcher d’y jeter un œil : elle renfermait une immense flute de cuivre, appartenant à l’orgue tricentenaire qu’abritait la bâtisse et qui subissait une profonde restauration. Les orbes d’activations étaient plus difficiles à atteindre derrière le monument, le sol ayant été recouvert d’une épaisse couche de gravier ; ils échangèrent chacun leur tour la pelle pour ménager leurs efforts. A chaque nouveau pilier activé, le son se faisait plus sourd, plus fort, mais restait tout de même presque inaudible. Enfin, vers une heure du matin, il ne resta plus qu’un pilier à activer, le dernier qu’ils avaient laissé exprès dans le jardin. Le Chevalier s’empara délicatement du globe de chrome, l’épousseta avec déférence, et s’apprêta à placer la dernière pièce ; mais il s’arrêta à quelques centimètres.
— Que se passe-t-il ? demanda Rose en voyant son hésitation.
Le Chevalier se retourna, la voix sombre.
— Ce sont les chanoines qui s’occupent de cela dans les temps normaux. Je crains qu’en l’activant moi-même, l’enchantement me repousse. Où pire.
Rose regarda le poteau, perplexe.
— Oui, il vaut mieux éviter de prendre le risque.
— C’est seulement pour l’activation, précisa le Chevalier.
Rose se retourna vers Pierre et Laurent, mais avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, Sophie s’était emparé du globe, et s’apprêta à le poser, arrêtant le cœur de Rose une fraction de seconde.
— Reculez-vous ! ordonna Sophie pleine d’assurance. Il faut bien que quelqu’un le fasse.
Par reflexe, tout le monde se recula, et avec euphorie, Sophie lâcha l’orbe. Comme l’autre, celui-ci tourna lentement sur sa pique, retenu par une force obscure, avant de s’arrêter lui aussi dans un clic satisfaisant. Le bourdonnement s’interrompit, plongeant l’obscurité dans un silence expectatif. Puis il reprit plus fortement, un court flash violet perturba leurs visions, et de la base apparut un dôme qui se formait en périphérie et se rejoignait à vingt mètre au dessus d’eux. Le dôme était à peine perceptible, presque invisible ; il agissait en fait comme une réfraction mystérieuse de la lumière, une image aperçue à travers un prisme. Les rayons lumineux semblait ralentir en le traversant, le violet plus lentement encore, ce qui lui donnait l’aspect d’un faible voile pourpre. On ressentait comme un crépitement à son approche, les poils des bras, les cheveux se hérissaient, les mailles de laine aussi. A un mètre, le champ électromagnétique était tel que les filles durent plaquer leurs cheveux sous leurs bonnets pour ne pas qu’ils se collent au dôme. Rose, plus que tout autre, était émerveillée par ce spectacle. Elle avait vu des choses incroyables durant sa longue vie ; mais ça, c’était vraiment quelque chose ; une de ces choses qui donnait envie de continuer. Elle approcha sa main du dôme, et ressentit le champ magnétique picoter ses doigts.
— C’est incroyable… murmura Sophie médusée. Est-ce que je rêve ou ?
— Vous ne rêvez pas ma Lady, lui répondit le Chevalier qui se plaça à côté d’elle.
— Mais… comment ça marche ?
— C’est un mur invisible, indiqua le Chevalier. Les gens normaux peuvent le passer, mais les gens sortant de la nature ne peuvent pas. Moi, avec mon armure, je ne peux pas.
Le Chevalier s’approcha du dôme, et tendit la main contre celui-ci. Sa main se plaqua dessus comme sur une plaque de verre. Une barrière infranchissable. Il poussa, prenant appui sur ses pieds, mais une force invisible le repoussait. Rose s’approcha de lui, et l’imita ; hésitant au départ, elle plaça fermement sa main ; cela chatouillait comme un faible courant, sans pour autant faire mal. Sa main se plaqua elle aussi comme si il s’agissait de verre, incapable de passer au travers. Elle se mit à rire à pleine dent. C’était tellement génial ! Sophie, curieuse, commença à les imiter, et avant que quelqu’un ne lui dise de faire attention, sa main passa au travers, le dôme s’ouvrant au niveau de son poignet. Elle aussi se mit à rire en observant son avant bras fendre le voile.
— Ça chatouille !
Lucie l’imita, bien qu’un peu plus craintive envers l’enchantement, et la sensation du dôme sur sa peau la fit glousser aussi malgré elle. Tous les autres essayèrent à leur tour ; ainsi, Laurent et Pierre passèrent eux aussi la main au travers, tandis qu’Edmond fut bloqué comme Rose et le Chevalier. Sophie, enjouée, passa d’un coup au travers, ce qui lui laissa échapper un rire incontrôlable ; le rideau électrique procurait sur la peau une douce sensation de picotement, comme des millions de doigts chatouillant chaque parcelle de sa peau. Elle en tomba à la renverse, n’arrivant plus à s’arrêter de rire, observant avec émerveillement le dôme violet qui se dressait au dessus. Rose l’observa à travers le voile, ouvrant un large sourire.
— C’est vraiment exceptionnel Chevalier, lui dit-elle toujours avec le sourire pendu aux lèvres.
— Je suis content que cela vous satisfasse, ma Lady, répondit-il.
— C’est un atout indéniable, en effet, ajouta Pierre qui n’était plus du tout sceptique. Nous avons donc notre point de chute.
Rose acquiesçât. Encore une pièce de l’échiquier en leur faveur. Il ne restait plus qu’à attirer la bête jusque là.
À une prochaine fois, Miss Harmonie.
Et désolée de la réponse en MEGA RETARD, je n'ai pas beaucoup de temps à consacrer à l'écriture en ce moment (travail, autres loisirs, toussa, même si je continue à un rythme lent tout de même!)
C'est gentil de vouloir en parler!
A une prochaine, et encore merci :)