21 ... et détruire

   Un soleil tiède brillait haut dans un ciel d’un bleu pur, réchauffant les immobiles ; le printemps était précoce et la journée s’annonçait particulièrement agréable. Edmond s’étira longuement, les sangles de son package dorsale meurtrissant ses épaules. Sur la place près du phœnix, la foule commençait tranquillement à s’amasser. Encore éparse, elle devenait tout de même compacte par endroit, la plupart des élèves se retrouvant entre les bâtiments lettre et histoire après le repas du midi. L’annulation des cours pour le reste de la journée, et le fait que chaque tramway s’arrêtant à l’université déversait son nouveau flot d’étudiants, bientôt la place serait bondée, peu recommandée pour les agoraphobes ; c’était tous les ans comme ça le jour du carnaval. La population étudiante doublait, voir triplait ; le carnaval de Caen n’était pas le plus grand carnaval étudiant d’Europe pour rien.

   Lucie, légèrement impressionnée par la foule, s’agrippait au bras gauche d’Edmond tout en observant les costumes, tous plus colorés les uns que les autres. Un étudiant replet, en chemise hawaïenne jaune et bermuda beige, passa proche d’elle et s’exclama : «  Mais les développeurs, ils ont prit de la drogue ou quoi ? » avec un accent du sud effectué à la truelle et des gestes grandiloquents. Elle se détendit et décocha son premier sourire. Un autre étudiant portait un bleu de travail, un masque de soudure et tenait dans ses mains une faucille et un marteau en plastique ; les gens le pointait du doigt et s’exclamait « c’est Emile le tueur ! » lorsqu’il passait à côté d’eux. Elle ne compta pas moins de vingt Powers-rangers, douze Super-nanas et quinze Totally Spies ; différents héros de jeux vidéos, quelques tortues ninjas plus ou moins réussies et divers personnages de la pop culture ; il y avait d’autres costumes alambiqués, dont elle n’avait pas la référence. Elle-même, dans son déguisement de chat noir assez simple, se sentit soudain trop monochrome. En effectuant un regard circulaire, elle remarqua que beaucoup de filles avaient eu cette idée là.

   — J’aurais dû trouver quelque chose de plus coloré, se morfondit-elle.

   — Moi j’aime bien, cela te va à ravir ! Et puis, pour un costume fait au dernier moment, c’est plutôt chouette.

   Lucie avait emprunté une des tenues en lycra que possédait Rose ; forcement, cela embellissait ses formes ; un serre-tête oreille de chat et du maquillage noir et le tour était joué. Au pire, elle fera un super costume l’année suivante. Toute cette liesse effaçait quelques peu ses  dernières angoisses ; Rose leur avait suggérer de se détendre avant d’affronter la bête.

   Une semaine.

   Lucie regarda Edmond, dont les yeux cherchant loin dans la foule n’indiquaient aucune détresse, aucun stress. Pourquoi semblait-il s’en fiche du danger ? Il avait l’air d’en être totalement inconscient, alors qu’elle n’en dormait plus depuis quelques jours. Cette chose… Elle en eut un frisson.

   Et puis, une trentaine d’étudiants déguisés en schtroumpfs sortirent du tramway, et elle oublia tout en quelques secondes. Déboulant sur sa gauche, cinq étudiants (sûrement en STAPS au vu de leurs carrures musclées) passèrent, habillés seulement d’un short de bain rouge, de lunettes de soleil et portant une bouée à la main, sur la musique d’alerte à Malibu qui sortait d’un vieux poste qu’ils trimballaient avec eux. Ils ne devaient pas avoir très chaud, et elle sourit à leur bêtise.

   — C’est vraiment une ambiance particulière ! s’exclama-t-elle.

   — Tu n’avais jamais participé à un carnaval étudiant avant ? demanda Edmond en lui rendant son sourire.

   — J’ai fait quelques soirées avec des étudiants mais… elle s’arrêta net, sans sommation. Edmond le remarqua, mais ne chercha pas à approfondir.

   — C’est sûr que la première fois, reprit-il pour ne pas laisser planer le malaise, c’est impressionnant. Je me rappelle celui de ma L1. Je me suis perdu 3 fois dans le cortège et j’ai retrouvé mes potes que vers 18h. On était tous plus où moins éméchés. Un groupe d’étudiantes infirmières m’avait prit en pitié et j’avais fait pratiquement tout le chemin avec elles ! Leur mélange d’alcool était vraiment… indescriptible.

   Il regarda loin dans l’horizon, essayant d’apercevoir un ami ou une connaissance.

   — Quand j’y repense, reprit-il, il vaut mieux que je ne découvre jamais ce qu’il y avait dans ces bouteilles.

   Alors que la foule s’amassait de plus en plus autour d’eux, rendant bientôt invisible le moindre carré de pelouse, Edmond regarda sa montre. Serge, George et William devaient les retrouver vers 13h30, une demi-heure avant que le cortège ne parte. Il n’était que midi.

   — On va s’acheter un casse-croûte maintenant avant que tout soit blindé ?

   Lucie hocha la tête et se prépara à le suivre, toujours accrochée à son bras. Ils se rapprochèrent de l’arrêt de tramway, pour suivre la rame qui descendait en ville. Des badauds curieux regardaient avec amusement les déguisements, ramenant sur leurs visages des expressions radieuses. Rarement une personne restait blasée lors de cette journée. De l’autre côté de l’arrêt, sur la grande fontaine, des groupes plus dispersés restaient à l’écart. Quelques personnes qui n’étaient pas encore déguisées. Un homme semblait ne pas du tout se réjouir du carnaval. Il semblait même distrait. Par curiosité, Edmond l’observa plus longuement. Pourquoi cet homme lui disait-il quelque chose ?

 

   — Comment avez-vous dit que cela s’appelait, ma Lady ? demanda le Chevalier avec une passion non cachée dans la voix.

   — C’est une supercinq, répondit Rose qui ressortait de sous la voiture, s’essuyant les mains sur un chiffon. Enfin, globalement, c’est une automobile. Pas la plus rutilante, mais une automobile quand même.

   Le Chevalier observa la carrosserie avec attention. Il n’avait jamais osé poser ces questions qui lui brûlaient les lèvres et qui ne concernait pas sa mission. Mais la tentation était trop forte.

   — Et, comment cela fonctionne-t-il sans chevaux ?

   Rose s’amusa de ses questions.

   — Il y a un moteur. Le fonctionnement et un peu complexe pour que je te le fasse comprendre. Mais je te promets que quand on aura terrassé la bête, je prendrais le temps de tout expliquer.

   Le Chevalier hocha la tête en remerciement. Rose démarra le moteur, et attendit qu’il soit bien chaud pour tester son bricolage. Grâce à une multiplicité de vérins, le conducteur de la voiture pouvait maintenant ouvrir le coffre en appuyant sur un simple bouton. Le système fonctionnait comme il fallait pour Rose. Ne restait plus qu’à installer les sangles et la boite de rangement à l’arrière. La liste des choses à faire avant le jour J était longue mais s’amenuisait au fur et à mesure. Maintenant, c’est son costume qui devait être réparé et ajusté.

   — Peux-tu m’aider ? demanda-t-elle au Chevalier en lui montrant une aiguille et du fil noir.

   Rose posa une jambe sur un tabouret pour tendre le tissu, afin de faire apparaître les accros. Elle en avait un sur sa cuisse droite et au dessus de la fesse, qu’elle ne pouvait pas atteindre. Le Chevalier, malgré ses mains gantés, était d’une habilité incroyable ; un don qu’elle avait remarqué très vite ; ne pouvant atteindre ce point-ci, ce fut lui qui se chargea de recoudre le tissu à même la peau, sans jamais piquer la chair. Rose en profita pour observer le soleil percer les tôles en plexiglass, apportant une chaleur importante dans le bâtiment pour la saison. L’épée, posée délicatement plus loin, brillait de mille éclats.

   — C’est terminé, ma Lady, déclara solennellement le Chevalier.

   Rose se redressa et observa la réparation ; c’était impeccable, comme elle s’en doutait.

   — Merci Chevalier, c’est…

   BLAM !

   La porte du hangar s’ouvrit avec fracas, et Edmond entra en haletant à l’intérieur. Coupé en deux par l’effort, il soufflait comme un bœuf, la peau rouge et ruisselante.

   — Il est… il est ! … s’essouffla-t-il alors qu’il s’approchait d’eux, brinquebalant. Rose lui tendit un tabouret et le fit s’assoir, puis lui tendit un verre d’eau qu’il but d’une traite. Il reprenait douloureusement sa respiration.

   — Qu’est ce qui se passe Edmond ? demanda-t-elle en apposant sa main sur son épaule.

   — Il est… il est…

   Il retint un haut le cœur dû à l’effort, et ravala sa salive. Enfin, il reprit le contrôle de son corps :

   — Il est dehors !

   Rose le regarda, circonspecte.

   — Qui est dehors ?

   — Le type, le gars de crépuscule, le mec à qui j’ai arraché un bout de parchemin ! Il est dehors, près du cortège !

   Rose se figea de stupéfaction.

   — Tu en es sûr ?

   Edmond hocha la tête, reprenant un grand verre d’eau.

   — Oui ! Je n’oublie jamais un visage ! Il faut se dépêcher, Lucie le garde en visuel, mais il risque de partir à tout moment !

   Rose se redressa, regarda le Chevalier qui hocha la tête.

   — Laisse-moi le temps de me changer pendant que tu reprends ton souffle, on prend la voiture et on y va !

   — Tu n’as pas besoin de te changer ! rétorqua Edmond. Tu oublies quel jour on est !

   Rose posa enfin ses yeux sur lui, et remarqua alors son costume d’Egon Spengler, avec une lourde boite dans son dos reliée à un tuyau d’aspirateur. Il avait donc couru toute cette distance avec cet accoutrement ?

   — Carnaval ! J’avais oublié ! Tu as raison ! Chevalier, monte à l’arrière de la voiture ! Tu viens avec nous.

   — Moi ? s’étonna-t-il. Dans le monde d’aujourd’hui ?

   — Oui, c’est un jour spécial, tu te fondras dans la masse !

    — Mais si jamais on l’aborde ou on le questionne ? remarqua soudain Edmond. Il ne comprendra pas la moitié de ce que les gens disent de nos jours !

   Effectivement. Mais elle n’avait pas le temps de prévenir Pierre, Laurent où Sophie, et ils étaient trop peu. Il fallait tout de même le tenter. Rose se tourna vers le Chevalier et lui expliqua :

   — Si jamais on te questionne, tu réponds des phrases simples. Et si tu ne comprends pas, tu n’as qu’a dire « C’est pas faux ».

 

   Rose se gara non loin du château et ils rejoignirent à pied Lucie toujours en poste, proche du phœnix. Ils passaient sous les acclamations des inconnus qui félicitaient le déguisement du Chevalier. Par chance, l’homme était toujours là.

   — Il est là-bas, dit Lucie en le pointant du doigt à l’autre bout de la place. Il n’a pas bougé et il regarde frénétiquement sa montre. On dirait qu’il attend quelqu’un.

   Rose plissa les yeux pour bien visualiser l’homme.

   — Tu es sûr et certain que c’est lui ? demanda Rose à Edmond.

   L’homme était blond clair aux yeux bleus, avec un bouc taillé de manière particulière, en pointe.

   — J’en suis certain, assura-t-il.

   L’homme portait un costume sombre élégant qui le différenciait dans la foule. On aurait presque pu croire que c’était un déguisement de croque-mort. C’était leur première et surement seule opportunité de découvrir le QG de la secte. Il était hors de question de la laisser filer.

   Rose fouilla dans sa poche, et en sortit son masque blanc.

   — Lucie, tu veux bien échanger avec tes oreilles de chat s’il te plait ?

   Lucie fit oui de la tête sans hésiter et tendit les oreilles à Rose qui les plaça directement sur la sienne.

   — Tu as un crayon noir aussi ?

   Lucie lui donna aussi, et en quelques secondes, Rose se fit des yeux de chats, des moustaches, et même un museau, lui donnant un air candide, à l’opposée d’elle-même. Lucie, elle, mit avec dévotion le masque sur son visage.

   — Bon, reprit Rose, c’est peut-être notre seule chance de découvrir leur repère. Que chacun se mette à un coin à bonne distance. On l’entoure. Quand il partira, celui qui sera dans sa direction se met sur ses traces, les autres suivent de loin. Surtout, on ne l’effraie pas.

   Un autre homme rejoignit bientôt le sbire. Si l’on pouvait considérer ce dernier comme assez élégant, l’homme qui le rejoignit était son parfait contraire ; habillé d’un sweat à capuche troué, usé jusqu’à l’os, par-dessus un jean élimé et pendouillant ; son visage était couvert de tatouages et de piercings, et de gros élargisseurs gonflaient ses lobes d’oreilles. Avec ses cheveux teintés en noir et coiffé en brosse, il aurait fait fuir n’importe quelle ménagère. L’homme de Crépuscule sembla se plaindre de sa ponctualité, ce à quoi l’autre répondit par une révérence moqueuse. Puis, il l’invita à le suivre et ils descendirent la rue, en direction d’Edmond. Dans la foule morcelée, ils étaient difficiles à suivre ; heureusement, le noir de leurs vêtements détonnait parmi les étudiants colorés. Lucie se glissa jusqu’à Edmond pour lui attraper la main. Les deux hommes n’allèrent pas loin ; au détour d’une ruelle étroite, ils bifurquèrent dans une venelle perpendiculaire, assombrie par les immeubles rapprochés en pierre blanche ; elle était composée de quelques magasins d’objets troqués, de librairies de livres d’occasions et d’apothicaires. Froide par l’ombre quasi-permanente qui pesait dessus et le vent qui s’y engouffrait dans un effet entonnoir, elle était loin d’être bondée ; seuls quelques élèves la traversaient pour rejoindre le cortège à l’université, où discutaient simplement. Les deux hommes ralentirent l’allure et s’arrêtèrent sur le palier d’un magasin ; avant de rentrer, le sbire de Crépuscule se retourna, et Edmond, pour ne pas se faire repérer, s’empressa d’embrasser tendrement Lucie contre le mur opposé ; l’homme rentra à la suite de l’autre, et Edmond effectua un demi-tour, Lucie toujours dans ses bras, pour observer l’intérieur du magasin ; la vitrine était surchargée de bric-à-brac, d’objets qui n’avaient de valeur que pour celui que cela intéressait. Parfois (souvent même), ces objets était d’un goût douteux. A l’autre bout de la rue, Rose arrivait avec le Chevalier et Edmond leur fit signe d’attendre. Reposant ses yeux dans le magasin, il distinguait avec peine ce qui s’y passait, mais parvint à voir que les deux hommes discutaient avec un troisième, qui n’était autre que le tenancier derrière son comptoir. Après une brève entrevue, le vendeur, vieil homme au dos voûté et au crâne dégarni, s’en alla dans l’arrière boutique et en revint avec une mallette en cuir défraîchi. Il l’ouvrit devant le sbire dont les yeux s’illuminèrent. Ce dernier enfila une paire de gants, et prit entre ses doigts l’objet que la mallette contenait ; Edmond ne put voir ce que c’était, l’homme étant tourné ; il s’aperçut seulement que l’objet reflétait la lumière. L’homme de Crépuscule sembla satisfait, et serra la main du vendeur, lui tendant une liasse de billet avant de rebrousser chemin. Edmond prévint d’un geste Rose qui prit le relais, tandis que lui et Lucie ressortirent de la rue par là où ils étaient venus et rejoignirent le Chevalier. Quand ils croisèrent Rose, elle lui tendit un « bien joué » entre ses lèvres.

   L’homme sembla soudain plus pressé de rentrer et marqua le pas. Ils étaient désormais assez éloignés du cortège et les rues devenaient désertes. Après cinq minutes de marche rapide, l’homme tourna au détour d’une vieille rue, dans un quartier rempli de bâtiments anciens qui attendaient leurs restaurations. L’homme alla au bout du quartier, s’arrêta devant le grand bâtiment qui faisait le coin et y pénétra. Quand elle fut assurée que personne ne regarde, Rose se dirigea à son tour vers le bâtiment ; il était grand, large, ressemblant à un vieux théâtre où un grand hôtel. Rose l’observa de haut en bas, puis pénétra à son tour et en silence à l’intérieur.

   Les entrailles du bâtiment étaient dans le même état que l’extérieur ; délabrées et poussiéreuses, mais convenablement déblayées ; elles sentaient le vieux bois et la terre. Le long couloir de l’entrée mena dans un corridor, puis à un escalier en colimaçon, dont la descente semblait interminable. Il s’ouvrait sur l’étage supérieur d’une sorte de très ancien amphithéâtre, munit de balcons et d’alcôves comme dans les grands opéras. La pièce souterraine était immense, éclairée par de hautes fenêtres aux vitraux violacés. A l’étage inférieur, des membres de Crépuscule s’affairaient dans leurs toges, posant tentures violettes, bancs de bois et chandeliers. Le sbire en costume noir traversa la pièce pour disparaitre derrière une porte avec sa mallette. Rose, dans l’ombre d’une alcôve, se pencha pour mieux observer la scène. L’amphithéâtre était disposé comme une église, avec ses rangs de bancs faisant face à un autel en marbre rose reluisant, sur une estrade rehaussée. Il y avait là une vingtaine de personnes, hommes et femmes confondus, qui préparaient la salle. Après quelques minutes d’observation, Rose inspecta l’étage où elle se situait, cherchant toutes les sorties, les pièces dérobées et s’imprégnant de la disposition du bâtiment. Enfin, elle ressortit tout aussi silencieusement pour rejoindre ses compagnons. A une semaine de l’équinoxe, tous les rouages étaient maintenant parfaitement en place.

 

   — Et tu me dis qu’il n’y avait aucun garde ? demanda Pierre de sa grosse voix, qui observait le croquis grossier qu’avait fait Rose du bâtiment.

   Cette dernière s’affairait au plus profond de la salle des archives ; elle avait retiré des piles et des piles de dossiers, différents cartons remplis d’objets bizarres et diverses, et avait prit appui sur une caisse en bois pour atteindre le fond d’une étagère. De l’autre côté du hangar, le Chevalier et Edmond s’entrainaient ensemble.

  — Il n’y en avait pas à ce moment là, répondit Rose, la langue tirée par l’effort, s’élevant sur la pointe des pieds pour atteindre la boite qu’elle cherchait.

   — Mais ça ne m’étonnerait pas qu’il y en ait dans trois jours.

   Pierre grommela en observant le croquis. Rose avait disposé des croix aux endroits stratégiques, et il s’affairait à trouver les problèmes. Mais la guerrière semblait déjà avoir bien étudié la question et il n’en trouva pas d’autres. Alors, il observa les différents chemins qui menaient du QG à l’abbaye aux dames. Pas très long, mais assez pour provoquer des dégâts. Un gros « boum » lui indiqua que Rose avait enfin récupéré sa caisse. Elle la disposa sur la grande table, et cela attisa la curiosité du Chevalier et d’Edmond qui s’arrêtèrent et se rapprochèrent. Pierre leva son corps massif pour les rejoindre.

   Il y avait deux boîtes en bois, une grosse et une petite. La guerrière frotta les côtés couverts de poussières, soufflant dessus pour en enlever le surplus et révéler des écritures. Sur la plus grosse d’entre elle, l’alphabet n’était pas latin.

   — Quel est donc ce langage ? demanda le Chevalier de sa voix métallique.

   Rose s’affairait déjà à débloquer la serrure à l’aide d’une vieille clé rouillée avant de lui répondre :

   — C’est du Russe. C’est écrit « camarade d’honneur », dit-elle en passant son doigt sur une des phrases.    

   Edmond remarqua le drapeau de l’URSS à côté des écriteaux. Rose força sur le couvercle de la boite qui grinça mais céda dans un nuage de poussière. L’intérieur était nappé de paille sèche, protégeant un long objet fait de métal et de bois. Rose sortit délicatement l’objet comme si il s’agissait d’un vase très fragile, et l’examina à la lumière. Edmond sentit une goutte de sueur froide dégouliner de son front à son cou, et déglutit difficilement :

   — Tu… Tu possèdes une Kalachnikov ? demanda-t-il, la gorge serrée.

   Rose manipula l’arme pour vérifier son état. Sécurité, chargeur, gâchette, tout y passait, dans un cliquetis musical satisfaisant.

   — Pas n’importe quelle Kalachnikov, dit-elle avec une certaine fierté. C’est le tout premier modèle, une AK47.

   Elle la dévoila à la lumière, la patine absorbant les rayons dans un effet mat.

   — Mais, mais… demanda Edmond, avalant sa salive tant bien que mal. Comment tu t’es procurée ça ?

   Rose lui montra le côté gauche de l’arme, et avec son index, assista sur une phrase gravée avec délicatesse dans le bois de la poignée, écrite en russe.

   — Pour ma grande amie Rose, traduit-elle, de la part de Mikhaïl Kalachnikov.

   Voyant le regard ahuri d’Edmond, Rose préféra couper court :

   — Longue histoire.

   L’arme, malgré sa fonction de mort, avait une certaine élégance. Marquée, usée, mais visiblement entretenue à la perfection, elle semblait avoir des années et des années de service. Edmond en eut un frisson.

   — Qu’est ce que c’est ? demanda le Chevalier.

   — C’est comme une arbalète répondu Rose.

   — Les carreaux ne pourront pas traverser la peau de la bête.

   — C’est bien plus performant que cela. Les munitions, les carreaux si tu préfères, peuvent impacter des rochers. C’est le même principe qu’une arbalète, mais en beaucoup plus performant. Plutôt un bel outil.

   — Un outil de mort, se surprit à ajouter Edmond, le regard dans le vide.

   Pierre arriva derrière eux, et s’approcha de la table, où l’autre boîte n’avait pas encore été ouverte.

   — C’est pour moi celle là ? gronda-t-il. 

   — Oui c’est le tien, lui répondit Rose qui manipulait le chargeur de son arme et regardait dans le canon.

   Pierre ouvrit la boite et en sortit un Glock 17 qu’il examina. Il joua avec la glissière, posa son œil sur la mire, enclencha la sécurité.

   — Tu sais toujours t’en servir ? lui demanda Rose.

   — C’est comme le vélo, répondit Pierre, ça ne s’oublie pas.

   Ils continuèrent à contrôler leurs armes sous l’œil intrigué du Chevalier et d’Edmond qui se sentit de plus en plus mal, commençant à faire quelques pas en arrière.

   — Je vais… je vais rentrer chez moi, balbutia-t-il.

   Tête baissée, il prit son sac et sortit du hangar. Les yeux de Rose l’observant intensément, à la fois heureuse et inquiète de sa réaction à la vue de l’arme.

   — Tu ne le retiens pas ? demanda Pierre tout bas.

   Les yeux de Rose observèrent maternellement Edmond sortir, avant de se reporter sur sa tâche.

   — Non, il doit outrepasser cela de lui-même, dit-elle sur un ton neutre, en astiquant le métal avec un chiffon huileux.

   — Tu crois qu’il va tenir ? lui demanda Pierre.

   — Il va tenir, répondit-elle avec conviction.

 

   Les yeux inexpressifs, les épaules voûtées, Edmond regardait le bitume défiler sous ses pas. Il n’aurait su dire depuis combien de temps il marchait, son esprit embrouillé l’emmenant tel un zombie, en automatisme total. Il redressa la tête pour s’apercevoir qu’il était en bas de la rue de Lebisey, et continua tout droit, reportant son regard sur ses chaussures usées.

   Les images du métal noir, glacé, s’incrustaient dans sa rétine ; le bois poncé, usé par l’adjonction prolongée d’une main ; cette arme avait souvent été utilisée se répétât-il. Cette arme avait tué.

   Il se rendit compte que son dos était trempé ; par l’angoisse, par l’exercice, par la remontée de la rue. Les pensées se fracassaient dans son cerveau. La découverte de son pouvoir. Effrayante et excitante. Le combat contre Etienne et sa bande où il s’était, pour la première fois de sa vie, sentit fort. Et puis Rose. Et la découverte des autres suprahumains.

   Il repensa à l’arme. Sa gorge se serra.

   Tout cela l’avait rendu meilleur. Il aimait voir son corps se transformer ; jamais une vie n’aurait pu devenir aussi enthousiasmante, personne d’autre ne pouvait ne serait-ce qu’imaginer ce qui lui arrivait. Il avait participé à un cambriolage ! Il combattait une secte ! Il…

   En voyant l’arme aujourd’hui, le couperet était tombé. Il avait du mal à respirer. Tout ce chemin effectué, à quel prix, pourquoi ? Ce n’était pas son destin. Ce n’était pas lui.

   Lui il n’était que l’élève sympathique, le joyeux geek, le chétif. L’aimant. Il n’était pas un super héros. Ce combat avec la bête… Mais pourquoi avait-il dit « J’en suis » à Rose avec un tel aplomb ? Quelle arrogance ! Cela n’avait aucun sens ! Il n’était pas fait pour ça ! Il en était incapable ! Quelle était la raison derrière toute cette mascarade ? Cela ne valait pas le coup de risquer sa vie, cela ne valait pas le coup de…

   — Bonjour Edmond !

   La voix cristalline, presque angélique, le sortit de sa torpeur. Son cœur chavira à 180° quand il aperçut les traits doux du visage d’Anastasia, qui le fixait de ses yeux bleu-glacier. Elle rayonnait dans le crépuscule, les rayons grenat faisant briller chaudement ses cheveux d’un blond pâle. Son expression le scrutait avec cette gentillesse si caractéristique. Elle semblait détendue, heureuse, bien que timidement nerveuse. Sa beauté n’avait pas changé et, étrangement, cela apaisa pour quelques temps ses angoisses. Elle était radieuse. Quand il lui esquissa un demi-sourire, sa peau blanche se mit à rougir.

   — Bonjour Nass.

   Le visage d’Anastasia s’illumina en un sourire, avant de retomber aussi sec en voyant l’état de forme pâlot d’Edmond. Elle tenta de lui poser une main sur l’épaule avant de se raviser et de la mettre contre sa poitrine.

   — Tu… tu vas bien ? Tu as l’air malade ?

   Il esquissa un nouveau sourire, tant bien que mal, essayant de paraître plus fort qu’il ne l’était.

   — Non-non, ne t’en fait pas, juste une journée épuisante.

   — Ah.

   Anastasia expira fortement, faisant retomber son thorax et sa main avec lenteur.

   — Tu rentrais chez toi ?

   Le bout de son pied frottait frénétiquement le trottoir, et son regard divaguait parfois dessus.

   Cette fois-ci, Edmond sourit pour de bon. Elle s’intéressait vraiment à lui. Il y a quelques mois, il aurait tué pour cela. Mais ça, c’était avant Lucie. Il se surprit à comparer mentalement les deux jeunes femmes. Mis à part la taille et la couleur de cheveux, Anastasia était radicalement différente de Lucie ; mais tout aussi belle.

Le buste plus généreux ; les hanches moins prononcées ; alors que Lucie avait un air malicieux, Nass gardait toujours cette tendresse candide. C’était drôle de se dire qu’il les trouvait tout aussi jolies alors qu’elles étaient si différentes. Son cœur se détendit.

   Lucie.

    — Oui, je rejoins ma copine à ma cité U.

   Le ton qu’il employa était d’une neutralité abjecte, méchante, et il s’en rendit compte ; Charlotte arriva dans sa tête avec son bambou, et le frappa de toutes ses forces.

   T’es vraiment un goujat ! Est-ce que tu te souviens de ce qu’elle vient de subir ?

   Trop tard. Le visage d’Anastasia se liquéfia, ses épaules se ramassèrent en même temps que son sourire.

   — Je ne… je ne savais pas que tu avais quelqu’un.

   Il se sentit bête, et resta pantois, la bouche ouverte.

   Fait quelque chose.

   — Tu ne l’as jamais vu, reprit-il maladroitement, elle n’est pas à la fac. Elle est serveuse dans un restaurant.

   Edmond hocha la tête de gauche à droite, et retrouva un ton beaucoup plus doux.

   — Excuses moi de t’avoir dit cela comme ça, c’était stupide de ma part. Odieux même.

   Se redressant, il posa une main amicale sur son épaule, qu’elle regarda avec tendresse.

   — Je ne devrais pas te lancer ça à la figure. J’ai… appris ce qui s’est passé après… moi. Est-ce que toi ça va ?

   Elle redressa la tête et le scruta de ses yeux bleus ; ils avaient une expression intriguée, comme si ils ne reconnaissaient pas ce qu’ils voyaient.

   — Comment… tu l’as su ?

   Edmond se liquéfia à son tour.

   La boulette.

   — Euh j’ai… j’ai vu que tu avais sécher des cours. J’étais inquiet, ça ne te ressemblais pas. Je me suis renseigné. Mais je n’ai pas voulu te déranger. Juste savoir si ça allait.

   Un sourire intéressé releva les lèvres d’Anastasia.

   — Tu as pris des nouvelles de moi ?

   — Bien sur !

   Cette fois-ci elle afficha une réelle surprise.

   — Mais pourquoi ?

   Haussant nonchalamment les épaules, Edmond reprit :

   — Bah… ce n’est pas parce qu’on s’est séparés que je ne tiens plus à toi. Forcément il y a eu un peu de rancœur, mais la vie est faite comme ça. La rancœur ne doit pas effacer nos bons souvenirs et j’ai passé des moments merveilleux avec toi. Je veux les garder. Donc oui, j’ai voulu prendre des nouvelles ; sans m’immiscer ou profiter de la situation.

   Le vent se leva, décoiffant Anastasia en emportant ses cheveux dans tout les sens. Elle replaça une mèche derrière son oreille, dans la pale lueur rouge du couchant ; elle était d’une beauté époustouflante.

   — C’est très gentil de ta part… balbutia-t-elle. Même si euh… ça ne te ressemble pas. Cette distance.

   Machinalement, il se tint l’arrière du crâne avec sa main.

   — C’est moins collant ? sourit-il.

   Elle pouffa.

   — Oui.

   Il se rappela tout de même sa détresse, telle que ses amies l’avaient décrite. La pensée que cette brute ait pu faire…

   — Est-ce qu’il t’a fait du mal ?

   La question était sortie toute seule ; Anastasia en resta estomaquée.

   — Désolé se reprit Edmond, ça ne me regarde absolument pas.

   Anastasia baissa les yeux, les pommettes rouges comme le soleil. Il y eut un long silence, avant qu’elle ne prenne le courage de répondre.

   — Non Edmond. Il ne m’a rien fait. Il a été insistant. Trop insistant. Mais ce soir là, il ne m’a rien fait.

   Edmond respira. Dieu que c’était rassurant d’entendre cela !

   — Mais il avait celle lueur dans les yeux… reprit Anastasia en serrant les dents. Cet air démoniaque… Je redoutais le moment où il reviendrait. J’avais peur, j’étais terrorisée. Et puis… Il n’est jamais revenu. Il n’a jamais donné de nouvelle. Il a tout simplement disparu.

   Elle releva la tête, l’air apaisé.

   — Je crois que je peux remercier mon ange gardien !

   Si tu savais.

   Alors Edmond s’en rendit compte. De sa situation. De ce dans quoi il s’était mêlé. La raison de toute cette mascarade de suprahumain ?

   Son sourire.

   Il pouvait rendre le monde meilleur. Par petite touche. Protéger les gens. Elle était là sa raison de se battre ! Peu importe le moyen, si cela permettait de voir un sourire au bout des lèvres des gens qui le méritent. Il se sentit fier. Il se sentit puissant. Il savait quoi faire.

   — Merci d’avoir prit de mes nouvelles en tout cas.

   — Il n’y a pas de quoi Nass, sourit-il.

   Ils restèrent dans un silence gêné, ne sachant quoi dire.

   — Bon bah… je vais rentrer chez moi. A bientôt Eddy.

   — A bientôt Nass.

   Elle commença à faire quelques pas, à descendre la rue, et avait fait plusieurs mètres quand il demanda :

   — Ça te dirais qu’on aille boire un verre ensemble un de ces quatre ? En toute amitié bien entendu !

   Elle rigola.

   — Tu as changé Edmond. En bien. Tu es… Elle haussa les épaules. C’est bête à dire. Tu as mûri.

   Edmond se passa la main dans les cheveux.

   — Et c’est mal ?

   —  Non, au contraire sourit-elle. En tout cas, c’est oui pour qu’on aille boire un verre un de ses quatre. J’en serais ravie.

   Il sourit à son tour pour confirmer. Remonter le reste de la rue se fit avec entrain, la tête haute et les épaules droites. Cette conversation lui avait redonné un tel aplomb qu’il se sentit sur l’instant invincible. Sur le parking universitaire, assis sur les carrés de pelouse, quelques étudiants profitaient de cette fin de journée d’hiver particulièrement agréable ; en bas des marches qui le menait à sa chambre universitaire, une musique résonnait, lointaine. Après quelques pas, Edmond reconnu les paroles de The Reason du groupe Hoobastank, et il décocha un nouveau sourire. Un hasard du destin ? Plus il montait, plus la musique devenait forte : elle provenait de la cuisine de son étage. La porte de sa chambre était fermée, et même en tapant dessus, personne ne vint lui ouvrir.

   Ne me dis pas que…

   Il fit demi-tour pour se diriger vers la cuisine, observant à travers la vitre-hublot ; il étouffa un rire, et s’empressa d’ouvrir la porte à battants, assez silencieusement pour ne pas alerter Lucie et Héloïse à l’intérieur. Le spectacle était grandiose : alors qu’elles étaient en train de cuisiner, elles chantaient, avec peu de talent mais beaucoup de passion, dans une complainte assourdissante, utilisant des cuillères en bois comme micros. Lucie avait une dégaine particulièrement ridicule, affublée d’un t-shirt et d’un jogging trop grand, les cheveux en bataille, sans aucun artifice sur la peau. Sa beauté brute lui pinça le cœur.

   J’aime cette femme.

   Il se tint là, pendant quelques secondes, sur le pas de la porte, à les regarder chanter, jusqu’au refrain qui redoubla en intensité ; Lucie le remarqua enfin, et rougit, un peu honteuse, souriant comme si c’était la première fois qu’il la voyait.

   Il lui sourit en retour.

   Et si la véritable raison de se battre, par-dessus toutes les autres, c’était elle ?

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