Le lendemain matin, Jérôme reprit le travail et je me retrouvai à nouveau seule à tourner en rond dans l’appartement.
Extérieurement, le calme était revenu. Intérieurement, c’était toujours l’anarchie.
La confession de Jérôme m’avait bouleversée, même si j’avais le sentiment qu’il manquait une pièce à son puzzle. Je voulais l’aider à la trouver.
Mais comment ?
À côté de cela, je me sentais coupable d’abandonner Olivia dans une période d’activité aussi intense. Mais, le docteur Lanteigne avait été clair : si je ne laissais pas ma main au repos, je risquais de garder des séquelles. Une histoire de nerf inflammé. Visiblement j’avais eu plus de chance que je l’imaginais.
Et comme si cela ne suffisait pas, Alexis me harcelait de messages et d’appels dans l’espoir de me faire changer d’avis. J’avais pris un moment pour lui expliquer les raisons de notre rupture. Mais il refusait catégoriquement de les entendre. J’avais donc durci le ton au cours d’une conversation par messagerie instantanée éprouvante qui n’avait fait que nourrir mon décalage. Il s’était tût pendant dix minutes, avant de recommencer. J’avais bloqué son adresse et son numéro de téléphone, mais depuis, je me sentais mal.
Non seulement je détestais l’attitude d’Alexis, mais en prime je détestais l’image que cela me renvoyait de moi.
Entre midi, je grignotais une bricole rapidement. Avec mon pansement, impossible de me lancer dans de grandes préparations. Mais alors que je terminai laborieusement la vaisselle, Henry me rendit visite.
— Comment allez-vous ? lui demandai-je en ouvrant.
— C’est plutôt à moi de vous poser cette question.
Malgré le ton cordial de sa voix et l’expression souriante de son visage, son corps dégageait une hostilité intimidante. Encore plus que le jour où Jérôme était tombé malade.
Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
L'idée de ce qui allait suivre me tordait l'estomac, pourtant, après le fiasco de l'autre soir, je savais cette mise au point inévitable.
— Je me remets doucement de mes émotions, affirmai-je d’une toute petite voix.
— À la bonne heure. Et votre main ?
— Ça cicatrise. Le docteur Lanteigne m'a dit qu'il faudrait une à deux semaines pour que l'on puisse retirer les fils.
— À condition de vous ménager.
Je détournai les yeux.
Plus facile à dire qu’à faire.
— Mais ne restez pas sur le pas de la porte. Entrez et installez-vous.
Henry approuva.
— Je vous sers quelque chose ?
— Non ça ira. Je ne reste pas longtemps. J'ai rendez-vous à 14h.
— Je vois.
Un silence tendu s'installa entre nous. Dans une tentative plus ou moins convaincante de dissimuler ma nervosité, je me préparai une infusion.
Je savais pertinemment qu'il n'était pas venu seulement pour savoir comment je guérissais. Mais je ne comptais pas tendre le bâton pour me faire battre.
Il me regarda faire avec une attention d'épervier prêt à fondre sur sa proie, attendant que je m'installe avec lui pour me demander froidement :
— Qu'est-ce qui vous est passé par la tête exactement ?
Nous y voilà.
Fini le tonton bienveillant et ses manières veloutées, j’avais réveillé le vilain monsieur Henry. Cet homme dur et intransigeant qui me faisait froid dans le dos.
Heureusement, qu’il ignorait notre petit rapprochement matinal avec Jérôme sinon je n’osais pas imaginer sa réaction.
— Je ne comprends pas vraiment moi-même ce qui s’est passé, marmonnai-je, gênée.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi avez-vous refusé de répondre à Jérôme ? Vous avez bien vu qu’il paniquait non ? Alors pourquoi le laisser mariner comme ça ? Vous cherchiez à vous venger comme vous l’avez fait avec son dressing il y a quelques mois ?
— Non… je… je…
Je détournai les yeux pour ne plus sentir son regard accusateur me transpercer.
— Ça n’avait rien de malveillant. Les mots étaient comme bloqués. Et j’ignore pourquoi.
Les sourcils d’Henry se froncèrent jusqu’à ne plus former qu’une large ligne de contrariété dans son visage durci par la colère.
— À quel jeu jouez-vous exactement ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je vous ai surprise hier matin dans la chambre de Jérôme.
— Euh… je… c’est que… en fait…
Eh merde ! Finalement, il nous a vus. Mais pourquoi n’a-t-il rien dit devant Jérôme ?
— Vous avez dormi ensemble n’est-ce pas ? insista-t-il.
Mon estomac dégringola de plusieurs étages.
— Ça vous amuse de jouer avec ses sentiments ? À aucun moment vous n’avez honte de le laisser espérer en vain ? Est-ce qu’au moins vous vous rendez compte du mal que vous lui faîtes ?
Complètement paralysée par ses accusations, je n’arrivais même plus à formuler une réponse cohérente.
Décidément, dès lors qu’il est question de son neveu, il perd toute mesure.
Face à mon silence, il enfonça le clou :
— Peut-être serait-il préférable pour tout le monde que vous commenciez à vous chercher un autre logement. Avec votre amoureux du moment par exemple.
Mon amoureux du moment, carrément ! La vache, il fait pas dans le détail le père Langler.
Je le savais déjà, mais de là à imaginer une telle intransigeance…
— Je… ne suis pas certaine de comprendre… vous me mettez à la porte ?
— Je vous conseille simplement de trouver une alternative concrète, rectifia-t-il. Je ne peux tolérer que des événements semblables se reproduisent. Jérôme a besoin de stabilité. Votre comportement est dangereux pour lui comme pour vous.
J’y crois pas ! Il veut vraiment me virer !
Mais, il a pas le droit de faire ça !
Notre accord de colocation, tout ça… il ne peut pas ! C’est…
Dans mon esprit, c’était la déferlante.
Les années de souffrances familiales et de jugements avilissants remontèrent d’un bloc.
Je peux pas… je peux pas retourner là-bas… dans cette maison où… non, c’est…
Maintenant que j’avais goûté à la liberté, impossible de revenir en arrière.
Il peut pas me faire ça !
J’étais sonnée par ce nouveau coup dur. Incapable de réagir.
Face à Jérôme, j’arrivais à me défendre, mais face à Henry, c’était une autre histoire. À mes yeux, il avait pris la place de l’autorité bienveillante. Peut-être qu’au fond je cherchai en lui, un père de substitution moins imparfait que le mien.
Comme Jérôme finalement.
Et de la même façon que je n’osais pas m’opposer à mes propres parents, je n’arrivais pas à m’opposer à lui.
Inconsciemment, mon souffle s’accéléra.
Jamais je n’aurais imaginé qu’il envisage un jour de m’évincer de manière aussi grossière.
Comment sortir de ce guêpier sans y laisser trop de plumes ?
Au bord de la crise de panique, je rassemblai ce qui me restais de courage pour articuler avec raideur.
— Je prends bonne note. Maintenant, vous devriez y aller, sinon vous serez en retard pour votre rendez-vous.
Henry comprit le message et se leva sans même jeter un coup d’œil à la pendule pour vérifier si j'avais raison. Je le raccompagnai et le saluai avec courtoisie.
Avant de sortir toutefois, il se retourna et me lança en guise d’au revoir :
— Nous en reparlerons.
Ah ça, compte dessus ! Je vais pas me laisser virer comme ça !
Mais d’abord, je devais réfléchir. Réagir dans l’affect serait une erreur. Avant toutes choses, je devais digérer l’information et élaborer une stratégie de défense infaillible.
Hors de question de retourner vivre chez mes parents. Mais comment convaincre Jérôme d’aller à l’encontre de la décision de son oncle ?
Je tournai en rond, rognant les ongles de ma main valide dans l’espoir de répondre à cette épineuse question, mais pas moyen d’établir un raisonnement logique. Aussitôt que j’essayais, la peur ressurgissait de mon placard mental comme les monstres sous les lits des enfants.
J’avais besoin d’une aide extérieure.
Lilie !
Elle était la seule à connaître mes blessures les plus intimes. Mes secrets les plus noirs. Ceux dont même Jérôme n’avait pas la plus petite idée.
À la seconde où elle décrocha, la chaleur dans sa voix fissura totalement le masque de détachement que je m’étais forcée à endosser face à Henry.
— Bah ma belle, qu’est-ce qui t’arrive ? s’étonna-t-elle avec une douceur presque maternelle.
Sitôt que je parvins à me recomposer une attitude neutre, je lui racontais l’ensemble de ma mésaventure par le menu. Avant la fin de mon récit, elle sonnait à la porte les bras chargés d’un carton débordant de mes pâtisseries préférées. Selon elle, les pâtisseries étaient la solution ultime à tous les problèmes.
— J’étais dans le coin, et… bah, il fallait que j’intervienne. Quelle amie je serais, si je te laisse te morfondre toute seule ?
Immédiatement, elle prit possession de la cuisine et s’affaira comme si elle était chez elle.
— T’inquiète mon petit, j’ai ce qu’il faut pour ton gros chagrin. Tu vas voir, ça envoie du lourd.
Ce disant, elle sortit de son carton une exquise tartelette au citron… et quelques-unes de ses petites sœurs, qu’elle disposa élégamment sur un plateau.
— Regarde-moi ça si c’est pas beau. Meringuées juste ce qu’il faut.
Elle la passa sous mon nez juste assez longtemps pour m’arracher un sourire.
— Bien. Maintenant, réfléchissons, est-ce que tu as ton contrat de colocation sous la main ?
— Dans mes papiers pourquoi ?
— Bah pour trouver le moyen de mettre une croquette à ce fameux tonton Henry voyons ! Tu vas quand même pas te laisser jeter comme ça.
Mon sourire s’élargit.
Sa spontanéité me faisait vraiment du bien.
Une heure et quelques tartelettes plus tard, nous avions épluché scrupuleusement chaque page de mon pacte de colocation. Il en ressortait, comme je le savais déjà, que l’avis de Jérôme serait décisif. Tant qu’Henry était de mon côté, j’avais l’avantage… mais…
Mais rien du tout, Henry n’a jamais vraiment été de mon côté.
Comme si elle lisait dans mes pensées, Lilie me demanda :
— Et ton coloc, lui, il en pense quoi de cette histoire ?
— Jusqu’à il y a une heure environ, je n’aurais pas hésité à penser qu’il me soutiendrait, mais là j’avoue que je ne suis plus sûre de rien.
J’avalai une gorgée de thé et ajoutai :
— Depuis le début, je l’ai toujours entendu râler très fort contre son oncle, malgré tout, il n’a encore jamais été contre sa volonté.
— Pourtant, je croyais que le tonton voulait pas que tu emménages à la base.
— C’est plus subtil que ça. Il s’est rangé à l’avis de Jérôme pour lui prouver que son choix n’était pas judicieux, sans s’attendre à ce que nous… enfin… à ce que ça marche.
— Tu veux dire à ce que vous…
Avec un éclat de rire malicieux, Lilie mima avec ses doigts ce geste enfantin traduisant des échanges de petits bisous innocents.
Je secouai la tête, riant à mon tour.
— T’es bête.
— Et toi désespérante, ça fait un juste équilibre.
— Certes.
— Donc, en définitive, le tonton Henry attendait que ton coloc te jette pour lui imposer ce qu’il voulait et toi, tu as perturbé ses plans.
— En substance, oui. Après, c’est avec Jérôme que j’habite, pas avec son oncle alors peu importe qu’il m’apprécie ou pas.
— Sauf que là, il va trop loin. Reste à espérer que ton coloc sera de ton côté.
Alors que je me fendais d’un hochement de tête approbateur, mon téléphone vibra furieusement. Je lui jetai un coup d’œil sceptique avant de le dédaigner.
— Tu ne réponds pas ? s’étonna Lilie.
— Non. C’est Alexis. Il est pas content parce que je l’ai jeté.
— Le pauvre garçon…
— Le pauvre garçon refuse de comprendre les choses. C’est pas faute de les lui avoir expliquées clairement une petite centaine de fois.
Lilie rigola ; je me renfrognai.
— Correction faite, il est aussi relou que je l’imaginais.
— Merci pour ton soutien, ça fait plaisir.
— Y a pas de quoi mon petit.
La portière d’Henry résonna dans la rue. Je reconnaîtrais ce bruit entre mille, tant il était caractéristique à mes oreilles.
Mon estomac se noua.
— Jérôme arrive, baragouinai-je. Peut-être que tu devrais y aller…
— Pour te laisser seule avec ces requins prêts à te manger toute crue ? Hors de question.
— C’est que… je n’ai pas la moindre idée de comment il va réagir.
— Qu’est-ce que tu risques ? Qu’il te foute dehors ?
Je ricanai faiblement.
Dis comme ça…
— D’accord, la situation est particulière, insista-t-elle, mais c’est aussi chez toi ici. Tu as le droit de vivre ta vie sans lui demander la permission.
— Je sais, mais…
Je me sentais en tort. Tout ceci était une conséquence directe de mon comportement. Et même si je refusais la décision exagérée d’Henry, je ne me sentais pas le courage de retourner dans l’arène maintenant.
— Y a pas de mais… grogna Lilie. Arrête de te laisser faire et rentre leur dedans comme tu le faisais avant.
Oui, avant je ne craignais pas leurs jugements. Puis Jérôme a eu la grippe et…
— … les choses ont changé.
— Arrête de leur chercher des excuses. Que ton coloc soit un grand maladroit passe encore, mais son oncle purée, il t’a froidement menacée.
Je détournai les yeux. Lilie avait raison.
Avant que j’approuve, Jérôme rentra. Le spectre de la colère de son oncle planait encore dans l’air. Je le vis froncer les sourcils, comme s’il percevait cette tension ambiante.
Lilie me pressa du regard mais l’arrivée d’Henry me coupa dans mon élan.
— Bonsoir, bafouillai-je piteusement.
Jérôme grimaça. Rien qu’au son de ma voix, il comprit qu’il y avait un problème.
Je me renfrognai. Quelque chose en moi me hurlait de ne pas mettre les pieds dans le plat. Un quelque chose qui échappait à Lilie.
Elle se planta à proximité de Jérôme et lança à haute et intelligible voix :
— Ça vous arrive souvent de mettre les gens à la porte quand ils ont des problèmes ?
Jérôme sursauta face à cette voix inconnue qui l’accusait sans scrupules. Henry resta silencieusement en retrait mais son corps entier se crispa. J’aurais donné cher pour savoir quelles pensées naissaient derrière ses rides, mais j’étais trop anxieuse pour réfléchir. J’observais la scène, tiraillée entre la crainte d’envenimer les choses et la satisfaction de me sentir soutenue par Lilie.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? maugréa Jérôme, incrédule. De qui vous parlez exactement ? Et de quelle porte s’agit-il ? Et puis, qui êtes-vous à la fin ?
— Oh je vois. Alors monsieur n'assume pas et envoie son oncle faire le sale boulot à sa place ! Comme c’est pratique.
Malgré le sérieux de l’instant, un sourire timide ourla mes lèvres. Jérôme était aveugle, mais Lilie, impitoyable. Lui qui appréciait la spontanéité, avec le caractère sanguin de ma meilleure amie, il allait être servi.
— Mais de quoi est-ce que vous parlez à la fin ?
— Monsieur ton oncle a décidé de foutre Sasha à la porte à cause de ce moment de faiblesse qu’elle a eu après que tu l’aies engueulée sans raison apparente. Tu trouves ça normal ?
Le visage de Jérôme perdit graduellement toutes couleurs à mesure que les reproches de Lilie prenaient sens dans son esprit.
— Je… mais… ça s’est pas pass… et…
Il se tourna vers Henry. Ce dernier écoutait Lilie avec un stoïcisme impressionnant. Son regard incisif était rivé sur elle mais ça ne l’impressionnait pas le moins du monde. Elle le défiait silencieusement de prétendre le contraire.
Inconscient de ce duel muet, Jérôme tombait des nues.
— Henry, je peux savoir ce qu’elle raconte ?
L’intéressé continua de dévisager Lilie en silence. Son expression énigmatique rendait difficilement interprétable le sentiment que lui inspiraient les accusations de Lilie. Mais je ne doutais pas qu’intérieurement, il fulminait.
Face à son silence, Jérôme répéta plus sèchement.
— Henry, pourquoi y a-t-il une inconnue dans mon salon qui m’accuse de vouloir foutre Sasha à la porte ?
Henry se racla nerveusement la gorge.
— Nous avons évoqué le sujet quand je suis passé cet après-midi. Et il se peut que mes propos aient été un peu plus abrupts que je l’aurais souhaité.
— Plus abrupt ? s’indigna Lilie. Vous lui avez carrément dit de se chercher un autre appart’ !
J’avais conscience que j’aurais dû intervenir. Mais je n’y arrivais pas. Le nœud dans ma gorge bloquait de nouveau tous les mots. Je détestais l’idée que des gens se battent pour moi. Ça n’en valait pas la peine. Je n’en valais pas la peine.
— Donc, elle dit vrai. Tu envisages sérieusement de jouer à ça ?
Jérôme détourna le visage. Je m’avançai vers lui, déjà prête à enrayer une explosion de colère, quand il nous prit tous à contrepied, ordonnant simplement à Henry :
— Va-t’en.
Plus que sa colère froide, c’était le calme résolu de sa voix qui m’interpela.
Henry blêmit.
— Je ne veux plus te voir ici, ajouta Jérôme, aussi implacablement que son oncle m’avait conseillé de chercher un autre appartement.
Il s’éloigna vers l’escalier. Mais Henry le retint.
— Jérôme ! Reviens ici !
— Fous-moi la paix ! Je n’ai rien d’autre à te dire.
Henry le rattrapa et le força à lui faire face.
— S’il te plait, arrête ces enfantillages ! Ne peut-on pas simplement en discuter comme des adultes responsables. Sans s’énerver ni fuir ?
— Non ! Je suis déjà responsable de la mort de la femme de ta vie, il est hors de question qu’en prime tu me fasses porter la ruine de la mienne !
Frappé de stupeur, Henry le lâcha. Jérôme se réfugia dans sa chambre, nous laissant tous abasourdis.
Un silence lourd tomba sur le salon. Henry récupéra sa veste. Ses gestes étaient posés mais automatiques. Exactement comme les miens quelques jours plus tôt.
Il n’était pas simplement choqué. Il était dévasté.
Plus Jérôme se rapprochait de moi, plus les failles d’Henry se creusaient. Le docteur Lanteigne l’avait compris depuis longtemps et l’attribuait à une vulnérabilité mal guérie. Pour ma part, je considérais cela comme l’expression des cicatrices qui le liaient à son neveu.
Il sortit sans un mot ; je me précipitai à sa suite.
Le voir se fissurer ainsi me fendait réellement le cœur. Et ce malgré notre récent différend.
Je le rattrapai aux portes de l'ascenseur.
— Henry ! Attendez !
Il ne bougea pas d’un pouce, continuant à fixer la porte en aluminium brossé comme si je n’étais pas là.
— Laissez-lui un peu de temps pour se calmer. Je suis certaine qu’il ne pensait pas…
Ce qu’il a dit.
Bien sûr qu’il le pensait !
Et on le savait pertinemment tous les deux.
— Je suppose que vous êtes satisfaite ?
— Non ! Comment pouvez-vous penser une chose pareille ?
— Il m'a bien rendu la monnaie de ma pièce.
— J’en suis sincèrement désolée. Lilie a un tempérament très sanguin. Je n'imaginais pas que les choses prendraient une proportion pareille.
— Moi non plus, soupira Henry abattu. Mais, après ce que je vous ai dit aujourd’hui, la réaction de Jérôme n’est pas si… surprenante. J’aurais pu l’anticiper. Après tout, quand on refuse de tirer les enseignements de ses erreurs, il ne faut pas s’étonner d’en subir à nouveau les conséquences.
— J’en suis désolée.
— Ne le soyez pas. Depuis le temps, j'aurais déjà dû comprendre que mes mots et mes jugements étaient source de catastrophes.
Les portes de l’ascenseur se refermèrent et un pavé me tomba sur l'estomac.
Ces mots... les mêmes que Jérôme.
Pourquoi se sentaient-ils tous à ce point responsable de cet accident ?
Et soudain je compris.
La pièce manquante ! C’est lui !
Je regardai tristement vers l'entrée de notre appartement.
Il faut qu’ils en parlent à cœur ouvert !
Décidée à convaincre Jérôme, je rejoignis Lilie qui faisait les cent pas dans le salon.
— J’suis désolée, je pensais vraiment pas qu’il démarrerait au quart de tour comme ça, me confia-t-elle honteusement.
— Au moins maintenant les choses sont dites. Reste à voir comment recoller les morceaux.
— Ça va aller ?
— Oui, t’inquiète. Jérôme va se calmer.
— Tu en es sûre ?
J’approuvai silencieusement. Mais face aux doutes qui ridèrent le visage de Lilie, j’ajoutai :
— Je le connais. Il est déstabilisé. J’irai lui parler tout à l’heure. Et franchement après ce qui s’est passé samedi, je doute qu’il me repousse.
— Très bien. Mais si tu as le moindre problème tu m’appelles hein ?
— Promis.
Sur le pas de la porte cependant Lilie marqua un arrêt. Avec un sourire toujours légèrement penaud, elle posa sa main sur mon avant-bras et me lança :
— Tu as noté que ton ours d’aveugle t’a explicitement désignée comme la femme de sa vie…
Je rougis jusqu’à la racine des cheveux.
— T’as pas genre des choses urgentes à faire ? lui lançais-je.
— Tu ne t’en tireras pas comme ça ! J’aurais le fin mot de l’histoire, me promit-elle en disparaissant dans le couloir.
Je souris en proie à une vague d’émotions douces amères.
La présence de Lilie m’avait réconfortée. La réaction de Jérôme me soulageait. Sa dispute avec Henry me minait.
Quant aux paroles de Jérôme…
La femme de sa vie…
Moi aussi, je l’avais entendu. Et mon cerveau s’était empressé d’éclipser l’information. Parce que c’était trop compliqué à gérer pour l’instant.
Trop ambivalent.
D’un côté, j’étais heureuse, de l’autre, terrifiée.
Mais en dépit de ces chamboulements, pour une fois, je ne me sentais pas seule et abandonnée. Et ça, même si j’avais trop honte pour l’assumer pleinement, ça faisait vraiment du bien.
♪ - ♪ - ♪
Pendant toute l’heure qui suivit, j’arpentai le salon de long en large, espérant que mon aveugle redescende de sa propre initiative.
En vain.
Lassée de tourner en rond, je le rejoignis dans son bureau. Comme le soir de ma presque agression, ses partitions gisaient éparses dans la pièce, victimes de sa colère.
— Je suis désolée, lui murmurai-je, posant délicatement ma main sur son épaule.
— Tu n’as rien à te reprocher, gronda-t-il.
— Peut-être mais, je me sens mal que tu te sois engueulé avec Henry par ma faute. Si j’avais pas…
— Encore une fois, tu n’as pas à t’excuser. J’ai autant de torts que toi dans cette histoire et Henry n’avait pas à te le faire payer. Surtout pas de cette manière. Il est temps qu’il comprenne que j’ai l’âge de prendre mes propres décisions. Et pour cette fois, je ne suis pas d’accord avec lui.
— Je le conçois, mais, tes mots l’ont blessé.
— Comment tu peux le défendre alors qu’il essaie de te foutre à la porte ?
— Son visage… quand t’as parlé de sa femme … j’ai cru qu’il allait s’effondrer. Il m’a vraiment fait de la peine.
— Eh bien il aurait dû y penser avant de vouloir nous imposer sa volonté. Je déteste ses petits pièges sournois. Quand il manigance pour me sortir de ma coquille, c’est une chose, mais, là, il est allé trop loin. Je comprends pas comment il a pu te dire un truc pareil ! Et sans même m’en parler avant !
— Il a été aussi chamboulé que toi par cette histoire.
— Irrecevable !
Le ton catégorique de Jérôme me serra le cœur.
Il se leva pour faire les cent pas dans la pièce.
— Pourquoi je devrais faire l’effort de le comprendre alors qu’il ne t’a pas laissé une chance de t’expliquer ? Encore plus quand on sait qu’il passe son temps à me rappeler la nécessité de mesurer ses propos, d’adoucir ses jugements, de se montrer compréhensif avec les autres… Ah ça pour me faire la morale, il ne se prive pas, par contre, dès qu’il s’agit d’appliquer ses propres préceptes alors là y a plus personne. Ou alors, il ne destine cette intransigeance qu’à toi ? Ce qui est encore plus insupportable parce que quand il était question de toutes ces personnes qu’il avait lui-même choisies, il considérait d’office que c’était moi qui exagérais et là pour une fois que j’assume mon choix, il saute sur la moindre occasion pour essayer de te virer ! Alors c’est quoi l’idée ? A-t-il si peu confiance en moi ?
Dans un geste rageur, il frappa du poing sur son bureau.
Je comprenais sa colère. Même si je savais aussi que pour Henry, c’était plus une question d’égo blessé que de confiance.
Il ne me laissa cependant pas le temps de le lui faire remarquer que déjà, il continuait :
— Eh ben, ça me convient pas ! Je l’aime beaucoup et je ne le remercierai jamais assez pour tout ce qu’il a fait pour moi, mais concrètement, il n’a pas à se mêler de ma vie ! Encore moins à me traiter comme un enfant.
Je baissai les yeux, légèrement honteuse.
— Il nous a vu dormir ensemble hier matin, soufflai-je. Et après ce qui s’est passé entre nous… disons qu’il n’a pas apprécié et que la tournure que prend notre relation l’inquiète.
Il se laissa lourdement glisser contre le rebord de la fenêtre et prit sa tête dans ses mains.
Un long silence s’étira entre nous durant lequel il retira son bandeau et se frotta les yeux.
L’abattement remplaça la colère sur ses traits. À nouveau, je sentais mon colocataire fragile, mais cette fois, je n’osais pas m’approcher de lui pour le consoler. Non seulement par ma faute, ce lien de culpabilité qui cimentait leur relation commençait à se disloquer. Mais en prime, les paroles de Lilie résonnaient toujours dans ma tête.
La femme de sa vie.
Cette idée me terrifiait autant qu’elle me comblait. Et ça, c’était trop d’émotions pour moi. Je ne savais pas comment les gérer, alors j’optai pour un repli stratégique. Mais au moment où j’ouvris la porte, Jérôme me retint, sans détourner son regard aveugle de la fenêtre.
— Henry était vraiment si mal que ça ?
— Oui. Je crois que c’est pour ça qu’il est parti si vite et qu’il n’a pas tenté de discuter plus longtemps.
— Et merde !
Il jouait avec son bandeau, les mains tremblantes, les épaules voûtées. Abattu. La faible luminosité du début de soirée soulignait les contours de ses cicatrices lui conférant un air sévère.
— Décidément, quand je te dis que j’ai l’art de foutre le bordel dans la vie des autres.
Je rebroussai immédiatement chemin.
— Je suis certaine qu’il ne doute pas de ton jugement, affirmai-je avec une conviction qui me surprit moi-même. Simplement, il réalise que tu prends ton envol et ça l’effraie comme n’importe quel parent qui se respecte.
— Comment peux-tu être aussi catégorique ?
— S’il voulait absolument te garder sous contrôle, il ne t’aurait pas imposé toutes ces aides à domicile.
Il se passa une main dans ses cheveux avec un soupir.
— Tu as éloigné tes parents de ta vie pour donner à Henry la place d’un père de substitution. Il est normal qu’aujourd’hui il réagisse comme tel.
Il tourna le visage vers moi. Une fois de plus, face à son expressivité, j’avais du mal à le croire complètement aveugle. Pourtant, il l’était bel et bien.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement quand il est passé ?
— En substance la même chose que toi. Que je devrais m’installer avec mon… comment tu dis déjà ? Mon crétin des alpages.
Il ricana, continuant à triturer nerveusement son bandeau.
— Et ça fait partie des choses que tu envisages ?
— Quoi ? M’installer avec Alexis ?
Il approuva d’un hochement de tête, les mâchoires trop crispées pour répondre autrement. Je m’assis de guingois à côté de lui sur le rebord de la fenêtre et lui avouai à mi-voix :
— Alexis est définitivement sorti de ma vie.
Jérôme se redressa instantanément, manquant de me renverser au passage.
— Quoi ? Mais… vraiment ?
— Oui. Vraiment.
Un sourire éclatant se dessina sur le visage de mon aveugle. Il s’employa à l’effacer avant d’ajouter :
— Je veux dire… C’est pas cool.
Un rictus se dessina sur mes lèvres.
— Ça te fait plaisir, n’est-ce pas ?
— Tellement !
Il se racla la gorge embarrassé.
— Enfin je veux dire… non, pas du tout. Je suis désolé pour toi.
— Sans ce grand sourire sur ta tronche, tu serais plus crédible.
Il détourna les yeux, encore plus gêné ; je rigolai.
— Et depuis quand exactement est-il sorti du paysage ?
— Le soir de ton retour.
Jérôme pâlit.
— Tu veux dire que quand on s’est engueulé, tu…
— Venais de le mettre à la porte ? Oui. C’était juste avant que tu rentres.
— C’est pour ça qu’il était là !
— Je… oui. Comment tu le sais ?
— On l’a croisé dans l’entrée avec Henry. Cet idiot nous a royalement ignorés. Il grommelait des trucs incompréhensibles sur les handicapés. Ça m’a mis en rogne. Tu m’avais promis de ne jamais l’inviter ici, et… j’ai bien essayé de me convaincre que tu ne l’avais pas laissé entrer, mais son parfum horrible… dans le salon…
Je fermai les yeux. Le puzzle de cette soirée devenait limpide.
— C’est pour ça que tu étais de si mauvaise humeur en rentrant, résumai-je.
Il se renfrogna.
— C’était plus fort que moi. J’ai accumulé le stress pendant tout ce temps, je… je me suis inquiété pour toi et…
— Et tu t’es senti trahi quand tu l’as croisé.
Il soupira.
— J’étais épuisé. J’avais hâte de rentrer et… te revoir… et là, dans le hall… cette espèce de… comment t’as dit qu’il s’appelait déjà ?
— Alexis.
— Ouais, bref… j’ai perdu le contrôle de mes nerfs. Je m’attendais pas à ce que...
— La prochaine fois, parle-moi en simplement.
Il s’interrompit et détourna les yeux.
— C’est juste que... depuis que ce mec est entré dans ta vie, je…
— Tu t’es senti menacé ?
— Tu l’as dit, je t’ai fait une place dans ma vie, et surtout dans mon cœur. Une place dont tu n’as même pas idée. Mais, ce crétin d’Alexis est arrivé et… et…
Je souris.
Il y avait tant d’hostilité dans sa voix quand il parlait de lui. Ça aurait dû m’énerver de l’entendre dénigrer mon ancien amoureux, mais en vérité, j’étais bien plus attendrie qu’en colère.
Pourquoi tolérais-je de lui ce que j’avais rejeté avec autant de virulence venant d’Alexis ?
Quand il reprit, l’émotion dans sa voix me donna des frissons.
— Je ne supportais pas l’idée de te partager avec lui, me chuchota-t-il.
— Alors il avait raison. Tu étais bel et bien jaloux. C’est pour ça que ton comportement a changé.
— Je l’ai pas fait exprès.
Il posa délicatement sa main sur la mienne et ajouta encore plus bas :
— À dire vrai, je ne supporte pas l’idée de te partager avec qui que ce soit. Mais qui suis-je pour t’imposer ça ?
— M’imposer quoi ?
— Tu mérites tellement mieux qu’un vulgaire handicapé.
Je retirai ma main et m’éloignai vivement de lui.
— C’est à moi de décider ce que je mérite ou pas !
Je sortis et me réfugiai dans ma chambre.
Les sentiments de Jérôme…
Si profonds. Presque douloureux.
Finalement, ils avaient raison. Tous. Jérôme a bel et bien des sentiments pour moi.
Il était véritablement jaloux d’Alexis. Il rongeait son frein depuis des semaines parce qu’il n’osait pas…
Je le savais.
Au fond de moi, je l’avais toujours su.
Depuis ce fameux soir où je l’avais vu sans son bandeau.
Ce soir où j’avais distingué l’homme derrière les cicatrices.
Mais j’étais tellement douée pour me mentir à moi-même que j’avais enfoui cette vérité derrière l’illusion de ne pas mériter son amour. Je pourrais me mentir à nouveau en me prétendant vexée par ses doutes sur ma capacité à l’aimer malgré son handicap, mais la vérité, c’était que j’avais eu peur.
Peur de son affection.
Peur de mes réactions.
Quand ses sentiments n’étaient qu’un point d’interrogation dans le paysage, notre intimité me réconfortait. Désormais, elle m’effrayait. Parce que dans notre relation ambiguë de colocataires, il y avait une sorte de limite rassurante.
Mais dans un amour d’adultes…
Le passage éclair d’Alexis dans ma vie m’aurait au moins permis de comprendre à quel point l’aspect intime d’une relation me paralysait. C’était un blocage si profond, que j’ignorais encore si j’arriverais à m’en défaire un jour.
Et si j’étais finalement trop abîmée de l’intérieur pour réussir à aimer quelqu’un ?
La preuve, je n’avais jamais pu m’attacher à Alexis. Cela dit, selon Lilie, il n’était pas celui qu’il me fallait.
Et Jérôme alors ?
J’étais vraiment attachée à lui, mais était-ce de l’amour ?
Oui.
J’avais la réponse sous les yeux depuis tout ce temps et je l’avais ignorée pour les mêmes raisons que j’avais rompu avec Alexis. Parce que je persistais à me mentir. À me dénigrer.
Parce que face au monde, je me sentais toujours différente. Face à Henry, je me sentais perdue. Mais face à Jérôme, je me sentais unique. Je n’imaginais même plus ma vie sans lui. Il me sortait de ma coquille. Il m’aidait à évoluer.
Il m’aimait tout simplement.
Et tout ce dont tu as été capable, c’est de le planter là avec ses doutes et ses espoirs, alors que tu partages ses sentiments.
Une larme roula sur le velours de ma joue.
À Nouvel An, je m’étais promis de changer. Eh bien nous y étions. Si réellement je voulais évoluer, je devais me livrer à Jérôme. Je devais prendre le risque de répondre à ses sentiments.
Et qui sait peut-être comprendrait-il mes blocages comme il m’avait toujours comprise.
Forte de cet espoir, je descendis.
Jérôme était dans la cuisine.
Pour la première fois depuis que je le connaissais, il préparait le dîner, seul, penaud et renfermé. Ses gestes étaient maladroits. Il y a quelques heures, j’aurais mis ça sur le compte de l’énervement ou du manque d’habitude. Seulement, pour cette fois, je savais que c’était ma faute.
Je me plaçai dans son dos en tapinois. Immédiatement, il s’interrompit, sans pour autant se retourner. Il restait là silencieux. Immobile. Tendu comme un arc, et probablement aussi déçu.
Je l’observai longuement. Fébrile comme le jour de ma soutenance de fin d’études.
En descendant, j’avais imaginé mille et une façons, toutes plus mièvres les unes que les autres, de lui livrer mes sentiments. Pourtant, aucune ne franchit mes lèvres.
J’étais terrifiée.
Et s’il réalisait qu’il se trompait ? Que je n’en valais pas la peine…
Cette réflexion, je l’avais déjà eue face à Olivia, pourtant, je n’avais pas aujourd’hui le sentiment qu’elle ait eu matière à regretter mon embauche.
Je devais lâcher prise. Parler avec mon cœur et tant pis si les mots qui sortaient n’étaient pas ceux que j’aurais voulu lui dire, au moins, ils seraient sincères.
J’inspirai à fond et me lançai :
— Je suis désolée de m’être enfuie comme une voleuse, mais, tu m’as prise au dépourvu. Quand tu m’as parlé de… enfin, je veux dire… si demain, une fille commençait à te tourner autour, je ne supporterais pas non plus l’idée de te partager avec elle.
— C’est un aveu ? me demanda-t-il dans un murmure rempli d’un espoir timide.
— Peut-être, gargouillai-je piteusement.
Au Panthéon des déclarations consternantes, je ne devais pas être loin de la tête du classement. Pourtant, d’une manière générale, je savais faire preuve d’éloquence.
Manifestement… pas aujourd’hui.
Je me raclai la gorge pour chasser l’émotion qui assourdissait ma voix et poursuivis :
— Je comprends que ton handicap te complexe, mais, laisse-moi décider si oui ou non, ça me pose un problème.
Ses épaules se nouèrent davantage ; j’ajoutai dans un murmure :
— Et clairement, ce n’est pas le cas.
— Ah oui, vraiment ?
Je passai mes bras autour de sa taille et appuyai mon front contre son dos large et osseux.
— La vérité, c’est que j’ai eu la trouille. Pas de ton handicap ou de toi, mais de tes sentiments. Des miens. De la perspective d’un rapprochement intime, tout ça, je… ça me terrifie.
— Pourquoi ?
— J’ai mes propres blessures. Et contrairement aux tiennes qui sont le fruit d’un accident tragique, les miennes sont la somme de petites agressions isolées et répétées dans le temps. Indépendamment, elles sont insignifiantes, mais au fil des années, elles sont devenues une sorte de monstre qui m’étouffe. Et comme tu as pu le constater, à cause d’elles, j’ai parfois des réactions… incompréhensibles aux yeux des autres.
Je me collai un peu plus étroitement à lui.
— Tu m’as dit un jour que la vue restreignait la vision des gens. Tu n’as pas idée à quel point c’est vrai. Quand je regarde les autres et plus généralement quand je les côtoie, j’ai comme une sorte de sixième sens, ou d’instinct, peu importe comment on l’appelle, qui me permet de les cerner du premier coup d’œil. Le problème, c’est que la majorité d’entre eux sont complètement incohérents.
Jérôme se retourna pour me faire face.
— Incohérents ? répéta-t-il, perplexe.
— Oui. Ils sont comme désaccordés. Leur langage corporel et leur énergie suggèrent une chose, mais leur discours et leurs actes en disent une autre. Pendant longtemps, ça n’avait aucun sens pour moi. Puis, j’ai fini par comprendre que pour participer à cette mascarade sociale, je devais me désaccorder moi-même pour rentrer dans une boite comme tout le monde. Je pensais que ça me soulagerait, mais ça n’a fait que créer un décalage désarmant en moi. Aujourd’hui, je comprends d’où il vient, mais ça ne change rien. Parce qu’il est là et qu’à cause de lui, en plus de toujours m’être sentie bizarre, j’ai verrouillé mes émotions et mes sentiments quelque part, sans savoir où. Et je ne suis pas certaine d’avoir l’envie et la capacité de les retrouver.
— Pourquoi ?
— Eh bien, quand tu ressens chez les gens des émotions dont eux-mêmes n’ont pas conscience, c’est compliqué de ne pas se croire fou. Alors tu remets perpétuellement en question tes perceptions jusqu’à ne plus savoir si tu dois croire ta tête ou ton cœur. Résultat, tu doutes des deux et tu analyses la moindre chose pour adapter ta réaction aux attentes du monde. Au passage, non seulement, tu y perds ta spontanéité mais en prime tu réagis avec un temps de retard.
Je ricanai amèrement.
— Un comble, non, pour quelqu’un qui comprend les choses avant les autres.
Il approuva vaguement. Sans doute davantage par politesse que par conviction.
— Mais avec toi, tout est différent. Toi, tu es toujours en accord avec toi-même. Et maintenant que je te connais mieux, je comprends pourquoi. À travers ton accident et toutes les conséquences qu’il a eu sur toi, tu t’es réaligné avec qui tu étais. Tu sonnes juste. Toujours. Et ça, c’est tellement…
Je rougis.
— Exceptionnel. Et rassurant.
Je me renfrognai.
— Même si parfois, comme l’autre jour, c’est douloureux.
— Comment ça ?
Je détournai les yeux, embarrassée par avance de l’aveu que je m'apprêtais à faire.
— Je me suis souvent sentie exclue. Mais… c’est différent de se sentir rejetée par un groupe auquel tu ne t’es jamais totalement identifié, et d’être rejetée par quelqu’un qui t’a toujours acceptée telle que tu es.
— C’est ça qui t’a fait réagir ?
— Oui. C’était comme agression invisible, si violente, qu’elle en était presque physiologique. Mais finalement aussi sincère que quand tu m’as avoué ta jalousie à l’égard d’Alexis. L’hostilité que tu dégages en parlant de lui… La chaleur dans ta voix quand tu t’adresses à… moi.
Il resta étrangement silencieux.
— C’est pour ça que… ce que tu m’as dit tout à l’heure, tes émotions… je le ressens depuis longtemps mais j’avais trop peur d’imaginer quelque chose qui n’existait pas. Tu comprends ?
Il me serra tendrement contre lui. De plus en plus démunie, j’articulai, pleurant presque :
— Je n’arrivais pas à savoir si je me faisais des idées ou si tu étais réellement… je voulais que tu le sois, mais ça aurait été trop douloureux que tu ne le sois pas et… j’étais tellement perdue, je…
— Tu as tellement de mal à réaliser ta valeur.
— J’en ai conscience, mais je ne sais pas comment changer. Ma famille m’a toujours renvoyé l’image que je n’étais pas assez. Pas assez grande. Pas assez mature, pas assez ambitieuse, pas assez réactive… Bref, pas suffisante.
— C’est faux !
— Je dirais plutôt que c’est paradoxal. Je ne suffis à personne, pourtant le monde, lui, m’a toujours renvoyé l’image que j’étais trop. Trop décalée, trop bizarre, trop pointilleuse… résultat, j’ai fini par me croire en trop. Et aujourd’hui j’ai peur que… tu vois qui je suis à l’intérieur et que ça ne te suffise pas non plus.
— Tu plaisantes ?
Je secouai la tête par la négative. Une fois encore j’avais complètement oublié qu’il ne pouvait pas me voir, mais je savais qu’il me percevait parfaitement.
— Je me sens tellement…
Salie, souillée, ignoble…
— … bizarre que j’ai peur qu’à cause de ça, tu t’enfuis en courant. Parce qu’alors je me retrouverais seule à nouveau mais dans une solitude encore plus insupportable que celle-là.
Mon souffle s’étrangla dans ma poitrine tandis qu’un instant de stupeur m’étreignit.
Je voulais me montrer sincère envers lui, mais pas m’ouvrir à ce point. Encore moins lui déballer comme ça toutes ces choses que je n’avais jamais réussi à exprimer à qui que ce soit. Hormis peut-être Lilie, qui connaissait les grandes lignes.
Effrayée, je me dégageai pour mieux fuir cette vérité, mais Jérôme me retint fermement. Il ne me faisait pas mal, mais sa poigne était déterminée.
Il me serra longtemps avant de murmurer à mon oreille :
— Ça n’arrivera pas. Jamais.
Quelque chose céda au fond de moi et enfin, je lâchai prise pour laisser libre court à mon enfant intérieur. À ses envies. Ses instincts. Son égo. Pur. Spontané. Libre.
Sans chercher à le retenir, je lui laissai tout le loisir d’exprimer ce que mes mots refusaient de dire.
Je caressai délicatement sa joue.
Il tressaillit au contact de mes doigts gelés et grimaça en sentant le pansement de ma main blessée.
Je lui retirai lentement son bandeau. Il se raidit mais ne m’en empêcha pas. J’effleurai précautionneusement les cicatrices qui striaient son œil gauche. Quand mes doigts frôlèrent ses lèvres, ses mains se posèrent sur mes hanches et avant même que je comprenne ce qui m’arrive, j’étais blottie dans ses bras. Incapable de déterminer si c’était son cœur qui battait à tout rompre ou le mien.
Ses mains caressantes remontèrent jusqu’à mes épaules et se nichèrent à la lisère entre ma nuque et mes cheveux.
Je frissonnai.
J’étais terrifiée. Mais sa chaleur… Sa tendresse… Ce désir…
Ses lèvres se posèrent sur les miennes. Sa langue chercha la mienne. Et tout d’un coup, ce qui des années durant m’apparaissait comme une pratique répugnante et peu hygiénique se transforma en une expérience incroyable.
J’avais souvent entendu sa voix grave et légèrement rauque. Vu son profil masculin dégingandé. Touché sa peau nouée par la contrariété. Senti l’odeur boisée de son parfum mêlée à celle de son corps.
Aujourd’hui, à travers la pulpe de ses lèvres, je goûtais ses sentiments naissants. Et une petite voix au fond de moi chuchota que désormais, j’étais la personne qui le connaissait mieux que n’importe qui d’autre.
Il s’écarta et une larme roula lascivement le long de ma joue.
Il l’essuya avec des trésors de délicatesse tandis qu’une ombre passait dans ses prunelles aveugles.
Sans doute se méprenait-il sur l’origine de mes larmes.
Je ne pleurais pas de tristesse, mais à cause d’un sentiment étrange. Nouveau et intense.
Un paradoxal mélange de soulagement, de mélancolie et de bonheur à l’état brut.
Une libération. Intense. Profonde.
Un lâcher prise. Délicieux. Espéré. Redouté.
C’était comme sortir du désert après une longue errance.
Il recula encore. Je m’accrochai à lui comme une naufragée à une bouée. Je ne supportais pas l’idée que cet instant se termine déjà. J’enfouis ma tête dans son cou pour mieux m’imprégner de son odeur. De la chaleur de sa peau.
Reste encore.
Je tremblais de tous mes membres.
— Et dire qu'il y a encore quelques mois, je n’avais qu’une seule idée en tête, te faire dégager le plus vite possible, murmura-t-il. Et aujourd’hui je n’imagine même plus vivre ici sans toi. Sans ton odeur. Sans tes petites manies.
Il m’étreignit plus étroitement, comme si lui aussi désirait prolonger cet instant à l’infini.
— Je t’aime Sasha.