« Deux minutes.»
Satan tapait du pied, impatient. Il se tenait assis sur le rebord du puits, le muret de pierres était aussi grisâtre que son teint cireux. Il roula des yeux, passablement blasé de la scène qui se jouait devant ses orbites creusés et profonds. Julien tremblait de tout son corps, Tomas se retenait de lui prendre les mains afin de le rassurer, Fil restait parfaitement stoïque et Dieu ricanait de son arrivée tonitruante. La divinité fit un geste de la main en direction de son confrère infernal, comme pour chasser un moucheron insignifiant. De sa voix glaciale elle lui répondit :
« Cela me laisse largement le temps de...»
Elle pointa une main, ou plutôt un index, vers Julien qui lâcha un gémissement terrifié. L'humain restait bras croisés et se balançait d'avant en arrière, l'air hagard, ses cheveux roux collés sur son front trempé de sueur.
« Je te maudis, que ta mémoire flanche à chaque inclination envers cet ange. Que chaque baiser efface des traces de cet amour naissant. Je te bannis de l'au-delà, ainsi tu es voué à souffrir pour l'éternité pour avoir osé souiller mes créatures ailées ! Ainsi soit il !
— Non !»
Tomas fut sur le point de se jeter sur sa Créatrice, mais Fil le retint d'une poigne de fer en le tenant par les bras. L'aile unique de l'amoureux éploré battait furieusement, projetant des morceaux de plumes et de duvets autour de son visage bouffi par la douleur. Dieu disparut dans un ricanement cruel. Satan quant à lui, comme indifférent à tout cela, jeta un œil dans l'obscurité du puits à l'obscurité infinie juste derrière lui. Au moment où un hurlement suraigu, révélateur d'une souffrance indéfinissable, jaillit de l'ouverture béante alors le Seigneur des Enfers lâcha deux petits mots d'une lourdeur significative.
« Une minute.»
Tomas se calma aussitôt, et avec fougue, il prit le visage de Julien entre ses mains. Ses doigts tremblèrent, sa voix pleine de trémolo tâchait de débiter toutes ses pensées le plus clairement possible, sa peau brûlait de cette proximité tandis que Julien l'observait, comme hypnotisé.
« Je te le promet Julien que je te retrouverai, que je n'aurai de cesse de trouver un moyen de te sauver de cette malédiction, que je...»
Le jeune homme, recevant toute cette fougue passionnée, prit une grande inspiration, et lâcha une phrase. Une seule, accompagnée par les larmes.
« Je ne veux pas t'oublier...»
Tomas sentit son âme s'enflammer d'une joie amoureuse infinie, et Satan claqua des doigts au même instant. Julien quitta son étreinte, rejoignant contre son gré le seigneur des enfers à cause de ses jambes qui ne lui obéissaient plus. Il sanglotait à chaudes larmes. Son cerveau rationnel avait depuis un moment laissé tomber toute tentative de compréhension de la situation, trop submergé par ses émotions. Satan enjamba le muret, serra davantage Balinda contre lui et força l'être humain à le suivre. Il lui parla dans un premier temps d'une voix étonnamment douce.
« Je respecte le Pacte. Ton corps restera en Enfers, ton âme retournera sur Terre. Tu n'auras pas le temps de sentir les flammes infernales te frôler les orteils que tu seras réincarné. Petit veinard. Remercie ton ange gardien.»
Puis il reprit une voix goguenarde.
« Quant à Balinda, je suis persuadée qu'elle et moi allons bien nous amuser. Ainsi soit il ! »
Tomas laissa échapper un sanglot au moment où Julien, Balinda et Satan plongèrent au fond du Puits. Fil restait muet face au désespoir de son ami, qui alla se pencher sur le bord du seul gouffre qui venait de le séparer de son aimé. Les yeux bouffis du trop plein de peine, il se laissa choir sur les genoux dans le même élan où sa plume solitaire retombait mollement dans son dos. Sa couleur grisâtre semblait encore plus terne, encore plus fade. Tandis que son regard se perdait dans cette noirceur profonde, sa voix brisée chuchota quelques mots à peine perceptible par Fil qui se trouvait à trois pas de là. Silencieusement il s'approcha pour mieux percevoir son ami et se montrer présent.
« Nous serons plus forts qu'Elle et sa malédiction.»
Fil, poussa un profond soupir. Il s'agenouilla près de Tomas et le couva d'un regard déterminé.
« Je t'ai toujours soutenu, et je le ferai jusqu'à l'éternité. Tu peux compter sur ma fidélité pour le retrouver, et pour trouver une solution. Je t'en fais le serment le plus sincère. N'oublie jamais à quel point tu l'aimes, c'est l'essentiel. Raccroches toi à ça.»
Tomas, qui ne parvint pas à détacher son regard des ténèbres, eut malgré tout un faible sourire face à cette déclaration d'amitié. La loyauté de son ami lui allait droit au cœur, une loyauté sans faille depuis toujours. En restant concentré sur ce passage lugubre, il ne voyait pas la main de Dieu apposée contre la nuque de Fil; lequel avait le regard légèrement embrumé d'un voile blanchâtre. Puis la main, qui flottait dans le vide, s'évapora et les deux anges partagèrent un frisson. L'un d'incompréhension, l'autre d'appréhension.
Tomas quitta le Puits sur un bond agile. Son aile retrouva tout son éclat lumineux, toute sa brillance angélique. Il poussa un profond soupir, et regarda son ami avec un regard déterminé.
« Bien. Allons au Bureau des Attributions. Je dois le retrouver.»
* * *
Dieu, de nouveau sur son trône, ricanait méchamment. Tout en faisant danser le liquide pourpre au fond de sa coupe, elle jubilait. Non seulement cette malédiction assurait que plus jamais l'âme de cet être humain abject ne viendrait effleurer le sol de sa belle Cité Angélique. L'ange qui avait osé bafouer son autorité en s'entichant de son protégé allait souffrir s'il persistait à l'aimer, et son influence sur Fil allait l'aider à poursuivre sur cette voie douloureuse. Par sa loyauté exacerbée, il ne pourrait s'en empêcher.
Elle termina de siroter sa boisson sucrée, et poussa un soupir d'aise. Ses diablotins voletaient à ses pieds, et l'un parla de sa petite voix nasillarde.
« Racontez-nous notre Grâce, racontez-nous ! »
L'interpellée poussa un autre ricanement narquois, et se dégagea une mèche blanche derrière l'oreille. D'un air suffisant, elle répondit sur un ton emprunt de fierté.
« Oh ce serait bien long, mais sachez que rejouer cette comédie une fois de plus me procure toujours autant de plaisir que la première fois ! J'ai si hâte si vous saviez...»
Le deuxième diablotin l'interrogea, sa curiosité aussi pétillante que son regard globuleux.
« Hâte de quoi votre Grâce ? »
Dieu se leva, et tapa dans ses mains pour convoquer une vasque suspendue dans l'air par magie. À sa surface un liquide transparent qui lui permettait de tout voir, à tout instant, sur tous les plans d'existence que ce soit dans la Cité Angélique que sur Terre. Elle effleura le liquide, qui vibra sous ses doigts fins. Un éclair de cruauté fit luire son regard dément. Un sourire mesquin accompagna ses propos.
« J'ai grand hâte de les voir à nouveau se découvrir, hâte de souffler l'idée à Malchance et Hasard de torturer tout particulièrement cette âme afin de les voir à l'œuvre, hâte de voir ce pauvre être humain patauger dans sa mauvaise fortune, hâte de voir ce pathétique Tomas se jeter à son secours, hâte de voir leur amour interdire éclore, gentiment poussé par ce bon et loyal Fil, hâte de le tourmenter à nouveau jusqu'à lui faire cracher ses poumons à ce vieux Fil, hâte de voir Tomas en venir jusqu'à convoquer ce Satan pour qu'il passe un pacte, hâte de le voir devoir choisir d'envoyer le corps de son bien aimé aux Enfers persuadé qu'il n'existe aucun autre choix pour le sauver, hâte d'assister à leurs adieux si niais et les voir tressaillir à mon arrivée lorsque je viendrai clamer pour la énième fois cette malédiction ! »
En s'arrêtant pour reprendre son souffle, elle frappa le plat de sa main sur l'eau qui éclaboussa. Une première onde magique se propagea autour d'eux, faisant voler quelques-unes de ses mèches pâles.
« On commence d'abord par effacer une partie de la mémoire de ce bon vieux Satan.»
Une deuxième frappe sur la vasque, l'eau jaillit et un grondement roula dans les environs. Une seconde onde magique s'échappa.
« On efface la mémoire de Fil, qui sera de nouveau notre marionnette. Et pour finir...»
Dieu mit les deux mains dans l'eau, ferma les paupières pour davantage se concentrer. Son visage rayonnait de machiavélisme.
« Effaçons une partie de la mémoire de ce cher Tomas. Et jouons, jouons jusqu'à l'éternité ! Ah ah ah ! »
Son rire résonna un peu partout, dans des échos cruels.