21 Juin 1916
Cela faisait longtemps que je n’avais pas savouré la douceur d’une journée avec autant d’application. Bien haut se tient le soleil. Le vent est gonflé de chaleur et de parfums de fruits. Aujourd’hui, Marius revient pour sa toute première permission, le monde recommence à tourner. Et bien que j’appréhende devoir le laisser repartir demain soir, je me suis résignée à l’idée depuis un moment : Jean a déjà obtenu deux permissions au cours de l’année pour acte de bravoure, je commence à avoir l’habitude de ce genre de départ douloureux. Papa quant à lui n’a jamais quitté son poste…
Nous avons été invité par les parents de Marius ce midi, ils sont partis le chercher à la gare ce matin. Ils ne m’ont pas proposé de venir avec eux à ma plus grande consternation. Cependant, devant mon air contrarié à l’évocation de cette organisation qui n’avait que faire de moi, ma mère me conseilla de ne pas insister, je me devais de leur laisser un moment en famille. En effet, les parents de Marius savaient pertinemment qu’une fois que nous nous serions retrouvés tous les deux plus rien ne saurait nous séparer durant les heures à venir.
Cela n’en attise pas moins mon impatience. Je surveille de ma fenêtre la petite côte qui longe la mer et les champs dorés. Et si finalement il n’avait pas pu profiter de sa permission ? Et s’il avait raté son train ? Et s’ils étaient morts bêtement tous les trois dans un accident de voiture ? Le père de Marius roule si vite quand il est heureux...
Midi finit par arriver à pas ralenti et moteur fatigué. Fili et Frida jouent avec le portail sous l’air attendri de Maman. Nous attendons devant chez eux, je les entends venir.
Il est là. Peut-être un peu plus maigre, sans aucun doute un peu plus pâle que ce qu’il aurait dû être en ce beau mois de juin, mais il est là. Je le regarde claquer distraitement la portière de la voiture et relever la tête pour me voir. Plus rien n’existe autour. Nous nous serrons l’un contre l’autre, je me mords les joues car je ne veux pas pleurer comme une petite fille. Très certainement, cet instant aurait pu durer toute une vie si la courtoisie ne nous avait pas poussé à nous lâcher pour saluer nos familles respectives.
Le repas commence dans la bonne humeur, nous parlons de tout sauf de la guerre et c’est sans doute pour le mieux. Marius écoute patiemment Frida lui raconter ses découvertes sur les coccinelles, Marius se réjouit devant chaque plat, Marius s’enchante que sa maison n’ait pas changé... Marius sourit mais Marius a mal. Je lis entre les petites lignes qui se sont creusées sur son front. Je suis la seule à remarquer ses mains qui tremblent imperceptiblement sur la table quand son père lui propose de découper le poulet rôti. La détresse qu’il s’applique tant et si bien à camoufler n’apparaît qu’à moi plus qu’évidente. Mon cœur en est tout serré. C’est au moment du dessert qu’il se lève soudainement plus pâle qu’il ne l’était déjà en bafouillant quelques excuses ou prétextes inintelligibles afin de prendre l’air. Nous le voyons tous par la fenêtre courir comme un fou dans le jardin. Ses parents restent figés, aussi confus qu’inquiets. Nous essayons de les rassurer avec Maman et je sors poliment de table en leur promettant de le ramener.
Pas besoin de longs questionnements pour savoir que Marius s’est enfui en courant vers nos rochers malgré le vent puissant et la mer contrariée. Je descends sur la plage tout en distinguant sa silhouette au milieu des cailloux, sans cesse brouillée par une pluie d’écume. Lorsque j’arrive à lui, il regarde toujours fixement l’océan, mais je ne saurai dire qui des deux paraît le plus tourmenté. Je lui prends doucement la main et reste à côté sans rien dire. Les minutes passent, des larmes commencent à rouler sur ses joues creusées. Nos regards se croisent enfin, il s’effondre dans mes bras, j’en tombe à genoux avec lui. Marius se met alors à me parler de sa vie là-bas, même si son enfer serait un terme plus juste. Je me sens m’alourdir à chaque phrase prononcée et ma colère ne cesse de grandir contre cette guerre qui fait de Marius une victime et un bourreau à la fois. Il m’explique qu’il n’imaginait pas comme ce serait terrible de revenir ici en essayant de reprendre une vie normale pour deux jours après tout ce qu’il a vu et tout ce qu’il verra peut-être. Il devra puiser dans toutes ses forces pour avoir le courage de repartir demain, mais il puise déjà dedans tous les jours pour continuer à se battre et il craint le matin où il ne lui en restera plus. Je l’écoute, bien que sa bravoure soit à toute épreuve, de cela je n’ai aucun doute, la violence des tranchées l’a pétri d’angoisse et de souffrance. Je pense aussi comme il a dû en coûter à Jean de ne rien laisser paraître en revenant à la maison. Il se tait et je cherche les mots pour l’apaiser bien que je les sais dérisoires... Je lui fais aussi part d’une idée que j’ai depuis quelques temps mais qui se révèle encore plus judicieuse maintenant qu’il m’a dit combien lui pesait la sévérité excessive de la censure: ensemble nous mettons au point un code que nous seuls pourrons comprendre dans nos lettres. Il fonctionnera ainsi: dans la première phrase l’évocation d’un nombre nous permettra de savoir à quelle ligne commence le code. Ensuite, à partir de là il suffira de prendre le premier mot de la première ligne, le deuxième de la deuxième ligne et ainsi de suite afin de construire un véritable message secret. Je sens que cela fait du bien à Marius, sans doute cela apaise au moins l’un de ses soucis, celui de ne pas pouvoir véritablement se livrer par écrit. Il commence à pleuvoir mais nous restons assis sur nos rochers encore longtemps.
Au fond de moi, une certitude commence à naître. Je n’abandonnerai jamais plus Marius à cet enfer. Si pour partager sa peine au front il faut que je me fasse passer pour un homme, alors soit. Cependant, la manière la plus simple me paraît tout de même de s’engager comme infirmière là-bas. Va pour un tablier blanc.