D’un pas incertain, je rejoins mes camarades et nous sommes invités à entrer dans le camp. Nous passons une lourde grille de fer où les mots « Le travail rend libre » y sont inscrits. Cela doit être une blague de mauvais goût. Je doute que les prisonniers soient relâchés pour bons et loyaux services !
Les gardes qui nous entourent nous obligent à marcher jusqu’à un nouveau bâtiment devant lequel nous devons attendre encore de longues minutes. Parmi les plus âgés, je remarque que certains vacillent sur leurs jambes. Je ressens une immense peine pour eux car je crains qu’ils ne survivent pas aux tâches qui nous seront confiées.
Un homme se positionne face à nous : il s’agit sans doute d’un officier supérieur. Derrière lui, Von Neurath profite toujours du spectacle. Son attitude me donne la nausée. Comment peut-on se repaître ainsi du malheur des autres ? La colère inonde chaque parcelle de mon corps. Il ne perd rien pour attendre, je me vengerai de chaque coup, de chaque insulte, de chaque humiliation subie. Il ne me connait pas, il ne sait pas à qui il a affaire mais je me jure de lui faire regretter son mépris.
En guise de discours de bienvenue, nous recevons une longue liste d’instructions à suivre. Tout refus de suivre un ordre, toute tentative d’évasion, tout trafic, toute incitation à la rébellion seront punis de la même manière : la mort. Personne ne parle dans nos rangs mais nous échangeons des regards silencieux tandis qu’à nouveau il nous est rappelé que nous ne sommes que des moins que rien. Le ton est donné. Yakim me lance un avertissement muet : à cet instant, je sais qu’il redoute plus que tout mon impulsivité. Je ne peux même pas le rassurer : je suis incapable de me taire face à une injustice. Je vais devoir apprendre à contrôler mes humeurs si je ne veux pas finir avec la corde au cou.
Nous n’avons même pas le temps de digérer ces paroles chaleureuses. Nous devons nous rendre à l’intérieur du bâtiment. Là, je peine à masquer ma surprise lorsque je comprends que nous devons nous dévêtir. Je me tourne vers Yakim et mon père mais ils fixent le sol. Mon cœur rebelle aimerait refuser l’injonction des SS mais je pense à mes proches : hors de question que mon comportement ait des conséquences néfastes pour eux !
Avec lenteur, je fais glisser mon pantalon jusqu’à mes chevilles. J’ai l’impression de me trouver en plein cauchemar. Mes mains tremblent lorsqu’il s’agit de retirer ma chemise. Je frissonne mais je ne suis pas certain que le froid est responsable des spasmes qui secouent mon corps à intervalle régulier. Nu comme un ver, je baisse la tête. Maladroitement, je place mes mains devant mes parties génitales et quelque chose se brise en moi. Jamais je ne pensais subir une telle humiliation, jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse m’arracher ma dignité humaine pour satisfaire quelques pulsions abjectes. Je ne peux empêcher quelques larmes de colère ruisseler le long de mes joues. À cet instant, une haine féroce se répand dans mon corps tel un poison : elle détruit tout sentiment altruiste en moi. L’homme fraternel, compréhensif et généreux est mort. Désormais, plus rien ne sera jamais comme avant. La rage qui m’étreint est telle que je pourrais tuer à mains nues les gardes qui m’entourent. Mais je me contiens. Mon heure viendra. Je me vengerai.
Nous ne devons pas traîner : je n’ai pas le temps de me remettre de ce choc qu’un nouveau traitement dégradant m’attend. Nous nous retrouvons, au pas de course, dans une salle d’eau. Je m’attends donc à devoir prendre une douche. Mais avant cela, nous devons passer sous les mains cruelles de coiffeurs. Ma chevelure bouclée dont j’étais si fier n’est bientôt plus qu’un ancien souvenir. Ma gorge se serre tandis que je contemple les mèches brunes tombées à mes pieds. Mais mon supplice n’est pas terminé. Le SS face à moi s’attaque ensuite aux poils de mes aisselles, de mes jambes et il termine par mon pubis.
La volonté inébranlable que j’affichais encore juste avant mon arrivée dans le camp vacille. J’entends à peine mon tortionnaire m’indiquer qu’il s’agit d’une mesure préventive pour lutter contre les poux. Je suis anéanti. La douche glacée qui suit effrite un peu plus encore mes ressources mentales.
Quelqu’un me balance ensuite à la tête des loques informes, délavées et usées. Je m’empresse de les revêtir en essayant d’occulter que ces hardes appartenaient sans soute à un homme qui n’est plus de ce monde. Je m’inspecte rapidement : dépité, je constate que je ressemble à un mendiant. On me remet ensuite une étoile jaune à coudre sur ma veste. Sans les outils adéquats je me demande comment je vais faire. Cependant, je n’ai pas le temps de m’interroger sur la question car nous devons participer à l’appel du soir. En effet, vu l’heure tardive à laquelle nous sommes arrivés au camp, nous ne rejoindrons notre kommando que demain au lever du jour.
Au milieu de détenus exténués par leur journée de travail, je cherche dans la foule des officiers la silhouette imposante de Werner Von Neurath. Comme je m’y attendais, il ne loupe, bien entendu, rien de la scène et il semble beaucoup s’amuser. En effet, je le vois plaisanter avec l’un de ses camarades et montrer du doigt plusieurs prisonniers qui grelottent. Facile de se moquer lorsqu’on est vêtu d’un épais manteau d’hiver…
Plus je l’observe, plus j’espère pouvoir l’approcher afin de lui balancer à la figure tout ce que je sais au sujet de sa si respectable famille. En effet, Von Neurath, bien que nazi convaincu, ignore les scandales que son vénérable père a étouffé il y a quelques années. Cela n’a pas été très compliqué pour moi d’obtenir les renseignements voulus. Les gens parlent facilement lorsque vous leur promettez une jolie somme d’argent.
À nouveau, nos regards se croisent et il perd son sourire cruel. Dans ses yeux je lis un avertissement qui n’est destiné qu’à moi. S’il croit m’intimider, il se trompe ! Il espère sans doute que la sympathique procédure d’admission à laquelle nous avons dû nous soumettre m’a détruit. Elle a eu l’effet contraire. J’ai relégué dans un coin éloigné de mon esprit, l’affront subit. Je ne l’oublie pas, je ne l’oublierais jamais. Mais, après une brève phase d’abattement, une froide détermination m’anime. Je reconnais que la puissance de ma rancune est telle que j’ai revu une partie de mon plan. Mes représailles seront terribles et je ne compte pas m’apitoyer sur le nombre de victimes que je laisserai dans mon sillage.
Enfin, l’appel se termine. Il est l’heure pour nous de gagner notre chambrée pour la nuit. En guise de cadeau de bienvenu, les nouveaux arrivants, dont je fais partie, sont privés de repas.