Je ne savais pas à quoi m’attendre avant d’entrer hier soir dans la baraque qui serait la mienne durant mon incarcération dans le camp et je dois avouer que le choc a été rude.
Par miracle, mon père, Yakim et moi, nous avons hérité d’une paillasse supérieure au troisième étage de la structure de bois. Nous étions trois-cent cinquante dans un bâtiment conçu pour en accueillir cent tout au plus. L’un de nos voisins de couchette nous a indiqué que nous étions chanceux : non seulement nous nous retrouvons tout au-dessus mais en outre nous sommes du bon côté de la chambrée. À l’en croire, l’air est irrespirable à l’autre bout de la pièce.
Je l’avais regardé sans comprendre. Il m’avait alors indiqué, sur le ton de la confidence : « là-bas, y sont tous malades. Ils se chient dessus en permanence. Ça dégouline même à travers le matelas. Vont plus tenir longtemps je crois, sont même plus capables d’aller à l’infirmerie. Alors ils les laissent crever ici. »
Le ton détaché du détenu m’avait heurté. J’ai supposé qu’à force de côtoyer l’horreur, il était devenu indifférent à la détresse.
Des hurlements me tirent de ma torpeur. J’ai mal dormi. Entassés dans nos minuscules couchettes, je n’ai jamais réussi à trouver une position agréable. La nuit a été troublée par des cris, des ronflements sonores et les insultes envers les fauteurs de trouble de ceux qui n’arrivaient pas à dormir.
Je vois les détenus se lever en quatrième vitesse, l’un se plaint du vol de ses chaussures, un autre plie méticuleusement sa couverture sur son matelas. Une tape vigoureuse sur la tête m’incite à me bouger moi aussi et l’homme qui m’a accueilli hier soir me houspille :
— T’as intérêt à te dépêcher petit si tu ne veux pas recevoir un seau d’eau à la figure. Et n’oublie pas de faire ton lit !
Obéissant, je m’exécute. À son regard sévère, je comprends qu’il est inutile de discuter. Je pense avoir compris comment fonctionne le camp : tu te soumets aux directives des SS, tu ne crains rien, enfin, un peu moins. Tu fais le malin, tu traînes, tu désobéis, alors tu risques gros.
Nouvelle tape sur la tête : j’ai oublié ma gamelle sur mon matelas. Et sans ce petit récipient pas de repas. Je contemple, sceptique, une miche de pain noir que l’on m’a remise en guise de petit déjeuner et qui n’a rien d’appétissant. De même, j’hésite à boire le café ou plutôt, une espère d’eau tiède à l’apparence douteuse. C’est alors qu’une bagarre éclate entre deux prisonniers. Un kapo rétablit l’ordre rapidement en distribuant quelques coups de louche bien placés.
Je ne me préoccupe pas de la scène, je réfléchis déjà aux prochains jours : avec une telle ration, mon corps ne tiendra pas longtemps. Hier soir, j’ai entendu certains parler des trafics organisés un peu partout dans le camp. Je suppose qu’il doit y avoir moyen de pactiser avec les détenus qui bossent en cuisine. J’y réfléchirais plus tard car nous devons nous rendre sur la place d’appel. J’entends quelqu’un crier « N’oubliez pas vos morts ! ». Avec stupeur, je scrute mes camarades qui, sous la surveillance des gardes SS, alignent devant notre block les cadavres de ceux qui n’ont pas survécu à la nuit. Personne ne semble étonné. Cette indifférence générale me choque profondément.
Puis, le comptage débute. Une erreur d’un kapo et il faut tout recommencer. Dans l’air glacial du matin, mon uniforme miteux ne me protège pas du froid et je grelotte. Cependant, interdiction formelle de bouger au risque de se voir punir avec sévérité. Plusieurs prisonniers ne résistent pas et s’écroulent sur le sol.
Alors, je croise à nouveau son regard bleu profond qui scrute avec attention chaque rangée. Tel un seigneur, il toise la foule avec mépris. Il se repaît du malheur des autres, il éclate de rire lorsque l’un de mes camarades se pisse dessus. Mais il ne remarque pas le regard hostile des autres officiers sur lui.
Plus que jamais, je suis déterminé à le faire chuter de son piédestal. Mais comment faire pour me retrouver sous sa responsabilité ? Je réfléchis à la question tandis que l’appel se poursuit. C’est alors que je suis surpris de le voir s’avancer vers moi, d’une démarche assurée et conquérante. Il tient une liste à la main et un autre soldat est posté en retrait, à quelques mètres de moi.
Il se penche vers moi et me murmure :
— J’en ai maté des plus récalcitrant que vous.
Je joue avec le feu, j’en ai conscience mais je ne peux m’empêcher de rétorquer, sur le même ton :
— J’ai hâte de vous voir à l’œuvre, Officier Von Neurath. On m’a beaucoup parlé de vous.
Satisfait, je découvre une brève lueur d’incompréhension qui vient obscurcir ses yeux glacés. Je ne suis pas étonné, à la fin de l’appel de découvrir que j’intègre un kommando composé uniquement de nouveaux venus et placés sous la responsabilité de l’intraitable SS. Nous rejoignons ensuite, et à pied bien entendu, notre lieu de travail, un atelier de serrurerie. Je songe qu’en cas d’intempéries, nous serons au sec contrairement aux malheureux qui se tuent à la tâche à l’extérieur.
Werner Von Neurath nous détaille les consignes de travail et ne se prive pas de nous menacer. J’apprends que nous aurions dû rester en quarantaine plus longtemps mais qu’il en a décidé autrement. Le Reich a besoin de main d’œuvre. Le terme « esclave » serait plus approprié à mon sens.
Tout doit être exécuté à un rythme d’enfer et si nous ne sommes pas assez rapides, nous devons nous attendre à une pluie de coups. Il nous est interdit de parler, de nous reposer, de ralentir la cadence infernale. Si nous n’obéissons pas, nous serons considérés comme des saboteurs et donc, exécutés pour ce crime.
Nous prenons place dans l’atelier et nous nous mettons à l’ouvrage. Mon père et Yakim se trouvent un peu plus loin.
Quelques heures plus tard, un coup de sifflet annonce la pause de midi, restreinte au minimum pour ne pas nous détourner de notre objectif principal : le travail.
Werner Von Neurath, qui a passé la matinée dans un bureau non loin de nous, vient s’assurer que tout se passe bien. Je le vois murmurer quelque chose à l’oreille du kapo chargé de nous distribuer la soupe. Ce dernier sourit et se dirigea vers moi, d’un air conspirateur.
Tandis que mes camarades trouvent encore quelques pauvres légumes flottant dans leur breuvage, je n’ai droit qu’à de l’eau chaude.
Si l’officier espérait peut-être refroidir mes ardeurs, il se trompe lourdement.
Je bois le liquide en faisant mine d’être très satisfait et j’attends qu’on nous autorise à reprendre le travail. Dès ce soir, je mettrai tout en œuvre pour obtenir des repas dignes de ce nom, au nez et à la barbe de cet abruti de soldat.
Faisant mine de parler de nos tâches avec mon voisin, je glisse subtilement dans la conversation mon envie de mener une révolte dans le camp. Mon stratagème marche comme je l’espérais : mon camarade blêmit et me dissuade de mettre sur pied un tel projet.