21) Petit déjeuner et petit secret

Il était à peine six heures du matin tandis que je me lavais les dents avec flegme, après avoir fini de prendre ma douche.

Je n’avais pas aussi bien dormi que ce que j’aurais voulu, malgré la fatigue. La faute à une Améthyste particulièrement turbulente dans son sommeil.

Je me rinçais alors la bouche et me passais une serviette sur le visage avant de prendre une profonde inspiration.

Je sortais ensuite de la salle de bain, enroulée dans ma serviette, et commençais à m’habiller rapidement, profitant que la Napolitaine soit encore ensevelie sous les couvertures.

— Hmmm, pourquoi tu t’lèves si tôt… grommela-t-elle.

— C’est l’heure à laquelle les gens normaux se réveillent, déclarais-je en m’approchant du lit. Je suis d’ailleurs étonnée que la sonnerie de mon réveil ne t’ait même pas fait bouger d’un pouce.

— J’ai le sommeil lourd, expliqua Améthyste en bâillant. Laisse-moi encore cinq minutes…

— Cinq minutes ne changeront rien à ton sommeil lui dis-je en allant ouvrir les rideaux.

La clarté du jour envahit alors la pièce d’un seul coup. Comme il y avait eu beaucoup de vent cette nuit, le ciel était particulièrement dégagé et le soleil brillait agréablement. Un beau ciel bleu m’aidait toujours à me réveiller le matin.

— Arrrgh ! La lumière du jour ! Ça brûle ! siffla Améthyste, comme un vampire de cinéma.

— Tu exagères un peu, lui lançais-je en venant tirer sur les couvertures. Aller, on doit préparer le petit déjeuner pour tout le monde aujourd’hui, ce sera l’occasion de t’introduire en tant que membre du bâtiment G.

— Tu vois, c’est pour c’genre de trucs que j’préférerais être seule dans mon camion… grogna-t-elle en se roulant en boule et en se couvrant les yeux. T’es pas sympa Lili.

— Miss Verreccia, allez vous laver et vous habiller avant que je ne me fâche !

Amélie se redressa alors péniblement en position assise et s’étira longuement, faisant craquer ses os, dans un petit râle de satisfaction. Nul doute qu’elle avait largement mieux dormi que moi. Elle chercha ensuite ses lunettes à tâtons et les enfila avant de bailler.

— Au fait Lili, j’me d’mandais, t’as insisté pour que j’pionce avec toi plutôt que par terre, ça fait pas très bourge ça, de partager son pieu.

— Je dormais souvent avec mes cousines quand on était petites, dans le grand lit d’une des chambres du manoir de mon oncle, parce qu’on avait peur la nuit. En grandissant, on a conservé cette habitude. En Angleterre, on appelle cela un sleepover, dis-je avec un sourire nostalgique.

Améthyste sembla s’amuser de cette anecdote et continua de me parler tandis qu’elle se dirigeait vers la salle de bain :

— J’imagine tellement la scène ! pouffa-t-elle. Une demi-douzaine de p’tites bourges, en pyjamas à fanfreluches, qui jouent à la dînette sur un lit king size.

— Queen size, corrigeais-je alors en me dirigeant vers mon frigo. Tu vas m’aider à faire la cuisine, ça ne devrait pas être trop compliqué, dis-je en sortant les ingrédients dont j’avais besoin.

— Comment ça, « devrait » ? T’as aucune idée de c’que tu fais ? ricana la Napolitaine tandis qu’elle faisait couler l’eau de la douche.

J’élevais alors la voix pour qu’elle puisse continuer de m’entendre :

— Eh bien, j’ai déjà mangé plusieurs fois un petit déjeuner typiquement Anglais ! Je sais de quoi il est fait, mais je vais devoir improviser pour le cuisiner.

Je n’eus pas de réponse, peut-être ne m’avait-elle pas entendue.

Je contemplais alors ce que j’avais devant moi : des toasts en sachet, des haricots blancs sauce tomate en boîte, des champignons en barquette, des galettes de pomme de terre surgelées et des œufs.

Je n’avais pas de quoi faire griller les toasts ici, mais je pourrais utiliser la machine qui se trouvait dans la salle commune. Les haricots sauce tomate n’avaient qu’à être réchauffés, ça ne devrait pas être trop difficile. Le plus incertain pour moi était la manière dont je devrais faire frire les champignons. Pendant que j’y réfléchissais, je décidais de m’attaquer aux œufs brouillés, ça ne devrait pas être trop difficile. Il suffisait de casser les œufs et de les mettre dans une poêle, avant de les remuer avec une fourchette. Du moins, j’en étais persuadée.

Mais au moment où je m’emparais d’un œuf afin d’examiner la meilleure manière de le casser, je sentis la main d’Améthyste se refermer sur mon poignet.

— Qu’y a-t-il ? demandais-je simplement en me tournant vers elle.

Elle était déjà habillée. Son corps sentait le savon, ses cheveux le shampoing, et elle avait enfilé le pull-over noir que je lui avais prêté.

— Tu as été rapide !

— Quand j’t’ai entendu dire que t’allais improviser, j’me suis dit qu’c’était pas une bonne idée de t’laisser toute seule, ricana-t-elle.

— Oh, franchement ! rétorquais-je, un brin vexée. Ça ne doit pas être si compliqué que cela.

— Au contraire ! me corrigea Amélie. Les haricots en sauce, ça s’réchauffe à feu doux dans une casserole, les œufs brouillés doivent être assaisonnés correctement, la poêle bien huilée, et j’te parle même pas d’la friture des champignons ! déclara-t-elle.

— Je ne te savais pas aussi calée sur le sujet, commentais-je, un brin admirative.

— J’ai bossé dans des restos pour me payer mon voyage jusqu’ici, répondit-elle simplement.

Nous partageâmes donc un bon moment ensemble. Elle m’apprenait à cuisiner, je l’observais, je l’aidais, elle riait de mes maladresses et je m’amusais à lui donner des coups de coude dans les côtes lorsqu’elle se faisait trop moqueuse.

Puis vint l’heure de servir ce fameux petit déjeuner, aux environs de sept heures et quart.

Dans la grande salle commune du rez-de-chaussée, Hélène ainsi que les deux garçons avaient fait l’effort de s’habiller correctement et d’au moins se débarbouiller la figure. Effort que j’appréciais.

Mauricio fut le premier à venir vers moi pour me demander comment j’allais, je le rassurais donc immédiatement avec un sourire et allais poser les assiettes que je tenais sur la table basse qui se trouvait devant le canapé. Améthyste apporta ensuite le reste des plats et aida Hélène à sortir des couverts pour tout le monde. J’appréciais vraiment cette convivialité. Peut-être même plus que ce à quoi je me serais attendue.

Une fois tous attablés, chacun sembla attendre quelque chose avant de commencer. Timothée m’observait en haussant un sourcil, comme s’il m’encourageait à dire quelque chose.

Je décidais alors de me lancer :

— Eh bien, comme on dit en France : « Bon appétit ! », déclarais-je avec bonne humeur.

Mes compagnons de table approuvèrent alors avec un léger rire et commencèrent à manger.

Vraisemblablement, ils n’avaient pas l’habitude de manger salé le matin, je me chargeais donc de leur expliquer que c’était pourtant le régime recommandé par les nutritionnistes.

Je dus cependant décliner tous les compliments en rapport avec la qualité de ma cuisine, les renvoyant directement à Améthyste qui, il me fallait l’avouer, avait quasiment tout fait elle-même.

Ainsi, l’espace d’une petite heure, je pus partager un repas avec des camarades sans penser à mon père, à des complots, à des extraterrestres où à des puissances technologiques terrifiantes, ce qui était plutôt agréable.

Au moment de ranger la table et de faire la vaisselle, chose à laquelle je participais volontiers, non sans subir les taquineries d’Améthyste et de Mauricio qui semblaient avoir momentanément fait alliance contre moi, Hélène m’interpella discrètement et me fit signe de la suivre. Nous nous retrouvâmes bientôt un peu à part du reste du groupe et elle afficha un air sérieux :

— Lili, à propos d’Améthyste, est-ce qu’elle t’a expliqué certaines choses… ? hésita-t-elle.

— Je levais alors la main en hochant la tête, compréhensive. Je sais, Hélène, et ça ne me dérange pas le moins du monde. Je comprends les raisons qu’elle a de le cacher et je les respecte. Mais ça ne changera en rien notre relation, exprimais-je avec sincérité.

— Ah, heu, d’accord, souffla la géante d’ébène, ramenant une de ses tresses derrière son oreille. Mais, ça t’a pas dérangé de… enfin, dormir avec elle ? Comme je sais que tu es très à cheval sur certains trucs.

— Quoi ? Bien sûr que non, répondis-je, un brin étonnée. Je n’allais pas la laisser dormir par terre ! Ce n’est pas comme si elle était contagieuse, enfin !

— Wahou, OK ! C’était juste pour savoir, parce que je m’étais dit que, bah, ça pourrait choquer quelqu’un comme toi, souffla Hélène, un brin gênée.

— Pas le moins du monde, répondis-je avec le sourire. Enfin, un peu, je trouve que ça lui donne un côté, comment dire… fis-je, songeuse, portant un index à mon menton. Un côté mystérieux, mais dans le sens attirant du terme, tu vois ce que je veux dire ?

Hélène sembla hésitante quelques instants, puis plissa les yeux avant de serrer distraitement les pans de son peignoir. Elle semblait un peu prise au dépourvu par mon avis sur la condition d’Améthyste. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir, il était généralement déplacé de parler positivement de la maladie de quelqu’un. Cependant, j’avais déjà pris l’habitude de me montrer sincère dans mes émotions sur ce campus.

— Attirant ? répéta la colosse d’ébène. Tu veux dire, par rapport au fait qu’elle soit…

— Oui, je sais que ce n’est pas très… poli, hésitais-je en tentant un sourire. Mais j’adore ses yeux, et même la texture si particulière de ses cheveux, confessais-je. Oh, je ne devrais pas parler comme ça d’elle dans son dos, mais je te fais confiance, Hell.

La responsable du bâtiment qui se tenait en face de moi semblait un brin désarçonnée. Pourtant, ça n’était pas son genre. Je me demandais alors si j’avais été trop impolie par rapport à la condition d’Améthyste, ou si j’avais utilisé un mot de français qui ne convenait pas, mais je ne trouvais rien de particulier.

— Écoute, je… bredouilla Hélène en fourrant ses grandes mains dans les poches de son peignoir. Je suis ravie que tu réagisses aussi bien mais ne laisse pas les choses aller trop vite entre vous, OK ?

— Comment cela ? m’enquis-je en haussant un sourcil, toujours curieuse de sa réaction. Maintenant qu’elle m’a tout dit sur elle, je n’ai pas d’objection à ce que l’on devienne plus intimes.

— OK, stop ! Ça… balbutia Hélène en levant une main. Ça ne me regarde pas du tout Lili, mais juste, attend de mieux la connaître avant de t’impliquer de manière trop romantique.

C’est alors que le temps sembla s’arrêter autour de moi, certainement dû à la vitesse supraluminique à laquelle tournait désormais mon esprit. La nouvelle information n’avait pris qu’une fraction de seconde à se connecter à mon cerveau. Cependant, les implications qui entraient en jeu avaient bien du mal à être traitées et à trouver un endroit où s’installer sans dommage. Donc, afin d’être absolument certaine, je demandais :

— Plaît-il ?

Et le ton de ma voix était sans doute marqué par la relative détresse qui avait envahi mon cerveau, puisque je vis l’expression d’Hélène changer très perceptiblement.

— Heu… hésita-t-elle. On parle bien de son homosexualité ?

À ce moment précis, j’étais certaine d’avoir entendu quelques-uns de mes neurones exploser, entraînant avec eux des centaines de leurs homologues.

— Je… commençais-je avec un sourire un brin figé. Je parlais de son albinisme… soufflais-je d’un ton qui échappa à mon contrôle.

— Aahhhhh… siffla Hélène entre ses dents, faisant mine d’avoir mal quelque part. J’ai gaffé… jugea-t-elle alors. J’ai gaffé sévère…

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