22) Famille

Je me réveillais en sursaut. La lumière ambiante m'aveugla brièvement, je clignais des yeux. Puis une voix qui me paraissait lointaine, devint soudainement très claire :

— Lili ! Vas-y doucement, OK ?

Je portais une main à mon front, essayant de chasser une migraine passagère. Dans le même temps, je m'aperçus que le morceau manquant de mon index était de retour, si ça n'était légèrement plus clair que le reste.

— Je suis où, là ? articulais-je.

— À l'hosto', mais t'en fais pas, tout va bien. T'as profité du top de la technologie Lindermark. T'es comme neuve !

Je clignais encore des yeux et tournais mon attention vers celle qui venait de parler.

— Améthyste ? Qu'est-ce que tu fais là ? demandais-je.

— C'est Tabita qui m'a demandé de venir te chercher au lycée, expliqua-t-elle. J'ai prévenu tes parents à l'instant, ils devraient plus tarder.

Je gardais le silence quelques secondes.

— J'ai vraiment pas envie de devoir leur expliquer ce qui s'est passé, soupirais-je.

C'est alors que j'entendis frapper à la porte de ma chambre.

— Entrez, répondis-je machinalement.

Et plutôt que mon père ou ma mère, ce fut Emily Lindermark en personne qui entra dans ma chambre. Elle était toujours aussi élégamment vêtue, et dégageait autant de classe et d'assurance que la dernière fois que je l'avais rencontrée. Dans ses bras, elle tenait un bébé. Perplexe, je l'observais. Il devait avoir douze mois environs ; mais ses yeux verts reflétaient une conscience des choses que je ne m'expliquais pas, à son âge.

— Ma chérie, va chercher quelque-chose de sucré pour Lili, dit-elle en se tournant vers Améthyste.

Cette dernière hocha la tête et sortit de la chambre, tandis qu'Emily venait s'asseoir sur une chaise à côté de moi. Elle fit asseoir son enfant sur ses genoux et lui caressa les cheveux, avant de m'adresser un sourire.

— Je te présente Alexandre, dit-elle. Tu as déjà dû en entendre parler.

Je cherchais un bref instant dans ma mémoire. Je savais que les médias s'étaient agités à une époque, à propos de la fondation Lindermark et de ses progrès dans la génétique. Quelque chose à propos de convertir des gamètes femelles en gamètes mâles. Mon grand-père aussi, pas longtemps avant sa mort, m'avait parlé de ce qu'il avait appelé "un miracle".

— Je connais les grandes lignes, répondis-je simplement.

— Té, dé... babilla le très jeune garçon, agitant sa main dans ma direction. Té dé !

— Alexandre, voyons, réagit sa mère en rajustant l'assise de son fils sur ses genoux. On ne dit pas ce genre de choses à quelqu'un que l'on vient de rencontrer.

Je haussais un sourcil, et Lindermark sembla comprendre ma question silencieuse.

— C'est sa nouvelle lubie, répondit-elle, mi exaspérée mi amusée. Ah, hé bien le voilà qui recommence.

Alexandre se contorsionna sur les genoux de sa mère lui tapota le sein à plusieurs reprises.

— Té, dé, répéta-t-il. Té dé !

— Je jure qu'il tient cela de son autre mère, déclara Emily en repoussant gentiment la main de son fils. Elle aussi a, disons, un faible pour les poitrines.

Je contenais à peine un ricanement avant de me remémorer un certain évènement. Je grimaçais.

— D'ailleurs, si elle pouvait se tenir éloignée des poitrines de mes profs...

— Oh, oui, je suis désolée pour ça, répondit Lindermark. Mais ne lui en veut pas trop, elle ne pouvait pas savoir que Virginie Lefèvre était professeur d'arts dans ton lycée.

— Vous êtes très à l'aise avec l'idée qu'elle "fréquente" d'autres personnes, remarquais-je.

— Sans rentrer dans les détails, nous sommes simplement un couple très ouvert, répondit-elle avec bonne humeur. Tant qu'elle reste présente pour moi et Alexandre, elle peut bien faire ce qu'elle veut.

— Té dé ? articula le fils d'Emily en tendant la main dans ma direction.

— Certainement pas, répondis-je avec un sourire amusé.

J'observais quelques secondes Lindermark interagir avec son enfant. Elle avait l'air d'une mère normale, qui avait les mêmes joies et les mêmes difficultés que les autres. Soudain, la porte de ma chambre s'ouvrit, laissant entrer une Améthyste souriante.

— Tiens Lili, dit-elle en me tendant une canette. Ton pote m'a dit que t'adorais ça.

J'acceptais volontiers le thé glacé qu'elle m'offrait, une de mes variétés préférées. Terriblement sucrée, mais rafraichissante. Je n'attendais pas une seconde avant de l'ouvrir et d'en boire quelques gorgées. Et je m'en sentis soudainement beaucoup mieux.

— Il est rentré chez lui, j'imagine ? Il ne supporte pas les hôpitaux, dis-je.

— Ouais, répondit Améthyste. Mais il s'est occupé de ramener tes affaires.

Elle désigna la table de nuit à côté de mon lit. Tout y était. Il avait même sorti mes écouteurs de mon sac pour me les laisser à porter de main. Et tandis que je songeais aux musiques que je pourrais écouter pour me détendre, je pensais soudainement à Melnikova.

— Et Octavia ? demandais-je. Comment va-t-elle ?

— Elle est dans un autre hôpital, hors de danger, répondit Emily. Elle a été admise sous son vrai nom, que je ne peux malheureusement pas te communiquer.

— Ben voyons, je ne suis même pas surprise, soufflais-je. Un nom et un prénom aussi génériques ne pouvaient pas être ceux d'une fille de nobles...

— Moi, je le trouvais cool son prénom, remarqua Améthyste.

— Et ça m'étonne pas de toi, répondis-je simplement avant de tourner mon regard vers Emily. Par contre, ça m'étonne de votre part, d'être à l'origine d'une histoire de mariage arrangé ! accusais-je.

Un bref silence s'installa. Même Alexandre avait cessé de babiller.

— Écoute Lili, c'est une histoire compliquée, répondit Lindermark. Ce mariage aurait eu lieu quoi qu'il arrive, je n'ai fait qu'en profiter. Même si ce n'est pas très bien de ma part, je l'avoue.

Je serrais les draps de mon lit entre mes doigts et me mordit la lèvre. Je n'arrivais pas à lui en vouloir, mais ma rancœur demeurait présente.

— Au fait ma chérie, tu as appelé Jonathan ? demanda Emily.

— Oui, répondit Améthyste. Il peut s'occuper d'Alex' ce soir, si on rentre pas trop tard.

Je clignais des yeux en cherchant à mettre bout à bout ces informations.

— Jonathan est la nounou d'Alexandre ? demandais-je.

— Oh, c'est vrai que tu l'as rencontré, remarqua Emily. C'est un charmant garçon, et Alexandre l'adore. Pas vrai Alexandre ? Tonton Jojo ?

— Todo ojo ! répondit l'intéressé en agitant les bras avec le sourire

Améthyste se tourna vers moi. Son air désolé se lisant malgré ses lunettes de soleil.

— Écoute, on a parlé de tout ça avec Emily et...

— Non, coupais-je instantanément, comprenant où elle voulait en venir. Je vais continuer, c'est pas ça qui va m'arrêter. (Je pris une grande gorgée de ma boisson et la posais sur la table de nuit) Les reines ne changeront pas d'avis, et il est hors de question que Nyarlathotep arrive à prendre le dessus sur Hélène. Et puis, c'est de ma faute, je n'aurais pas dû essayer de l'attaquer.

— Évidemment que tu allais dire ça ! s'exclama la voix de ma mère, derrière la porte de ma chambre.

Elle entra aussitôt, suivie de près par mon père. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu ces deux-là dans la même pièce.

Ils étaient tous les deux très inquiets d'apprendre que ma mission comportait autant de risques. Et ce fut extrêmement difficile de leur faire comprendre que même si j'avais le choix, je refuserai d'abandonner. Je leur expliquais les enjeux du mieux que je pouvais, Emily appuyant régulièrement mes propos, trouvant systématiquement les mots justes pour s'adresser à mes parents. Pourtant, elle formula plusieurs fois son inquiétude et sa volonté de trouver une autre solution. Mais on finissait toujours par en revenir au même point : j'étais la seule à pouvoir empêcher la Reine Noire de prendre le dessus sur sa sœur.

— Et je vous assure que ces épreuves, bien qu'elles soient difficiles, sont sans danger pour votre fille, insista Lindermark. Elle a simplement fait l'erreur de s'attaquer physiquement à la Reine Noire. Ce qui lui a été vivement déconseillé par mes meilleures experts !

J'évitais son regard, me sentant un peu coupable de pas avoir pris en compte les mises en garde de Tabita Shôgi : de ne jamais défier une reine.

— Je t'avais dit d'utiliser ton intelligence plutôt que tes muscles ! me sermonna mon père. Mais comment des intelligences artificielles peuvent représenter un danger ? Et à quoi servent ces épreuves ?

Emily soupira en tenant Alexandre contre elle.

— Elles gagnent en puissance chaque jour, et nous ne serons bientôt plus en mesure de les contenir, expliqua-t-elle. Ces épreuves imposées à votre fille, sont le moyen qu'elles ont choisi, pour déterminer laquelle d'entre elles prendrait l'ascendant sur l'autre. Et réussir à rassembler les fragments d'artefact présents au lycée Châteauvert, nous permettra de les contenir définitivement. (Son regard se tourna vers ma mère) De plus, pour tenir ma promesse envers le grand-père de Liliane, je compte tout faire pour l'aider, pendant et après sa mission. Elle n'aura plus jamais à s'inquiéter de rien.

— Vous m'avez tout de même caché tous les détails importants, quand vous êtes venue à ma rencontre dans ce laser-game, fis-je remarquer.

— Je comptais sur Evelyne pour te donner les détails, répondit-elle. Je n'ai moi-même jamais rencontré les reines. Et je ne connais le cauchemar de la Reine Noire que parce qu'on me l'a raconté.

— Té dé ! s'exclama Alexandre en s'agitant sur les genoux d'Emily. Té, dé !

Améthyste s'approcha et prit le petit dans ses bras, ce qui sembla l'apaiser instantanément, tandis qu'il posait sa tête contre la poitrine de sa mère, en agrippant son sweat-shirt délavé.

— Il a l'air adorable, commenta ma propre mère. C'est le fameux Alexandre ?

— Merci, et oui, c'est bien lui, répondit Améthyste. Il a les yeux de ma femme, mais il a pris mon caractère, plaisanta-t-elle.

La discussion continua sur le sujet de la parentalité pendant de longues minutes, avant que mes parents ne se décident à partir, mais pas avant que je les ai assurés de mon bon état de santé, et qu'ils m'aient rappelé de ne plus jamais prendre de tels risques. Une fois la porte fermée derrière eux, je ne pus réprimer un soupir de soulagement.

— Au fait, commença Lindermark. Evelyne passera te voir chez toi, dès qu'elle aura du temps libre. Elle a récupéré le fragment d'artefact et souhaite te parler de quelque chose, mais elle ne m'a pas dit quoi.

— Le fragment ? marmonnais-je. Oui, le nuage de nanites qui composait la silhouette de Nyarlathotep, dis-je en me rappelant les explications d'Octavia. Mais, qu'est-ce que je pourrais en faire ? Vous ne préférez pas le récupérer ? demandais-je.

Emily secoua la tête et croisa les jambes sur sa chaise, avant de prendre un air songeur.

— Non, tu devrais le garder, il améliorera ton Porcupine Tree, tu en auras besoin.

Soudain, quelqu'un frappa timidement à la porte de ma chambre. Améthyste et sa femme échangèrent un regard perplexe, puis Alexandre décida de s'exprimer :

— Todo ojo !

Lindermark consulta l'heure sur la montre à son poignet, puis écarquilla légèrement les yeux.

— Déjà dix-huit heure ? s'étonna-t-elle.

Elle se tourna ensuite vers moi et me tendit une lingette humide en sachet. Comprenant l'attention, je me débarbouillais rapidement le visage et rajustais ma blouse d'hôpital, avant d'hocher la tête en direction d'Améthyste, qui ouvrit la porte.

— Bonjour, lança Jonathan en entrant dans la chambre. Comment tu vas, Lili ? Quand j'ai appris que tu étais à l'hôpital, je me suis fait du soucis.

— Ça va, répondis-je, un brin embarrassée. C'est rien, le plus important, c'est que j'ai réussi cette épreuve. Le fragment va même me rendre plus forte pour la suivante, résumais-je.

Je ne savais pas trop comment réagir, et ça se voyait. J'étais plutôt contente que Jonathan se soit fait du soucis pour moi, au point de passer me voir. Mais d'un autre côté, j'aurais aimé être mieux préparée à le revoir, surtout dans de telles circonstances.

— Bien, déclara Lindermark en se levant de sa chaise. On va pouvoir te déposer à l'hôtel avec Alexandre, tu pourras t'en occuper jusqu'à notre retour ?

— Oui, bien sûr, répondit Jonathan.

Nos regards se croisèrent alors, et je pus lire un certain malaise sur son visage. Je n'aurais pas su l'expliquer, mais c'était comme si quelque chose l'incommodait. Ce n'était pas de me voir dans un lit d'hôpital, non, c'était autre chose.

— Avant que tu partes, l'interpelais-je. Donne-moi tes informations, on pourrait se voir en ligne, à l'occasion.

Je pris mon téléphone et le lui tendis. Il le prit avec le sourire afin d'y ajouter ses numéro et pseudo, mais il y avait toujours ce petit quelque chose dans son expression faciale, que je n'arrivais pas à cerner. Je le remerciais du bout des lèvres en reprenant mon portable.

— Partez devant tous les trois, intervint Emily. J'ai juste deux mots à dire à Lili et je vous rejoins à la limousine.

— Au fait Lili, m'interpella Améthyste. Je garderai un œil sur toi, on veut pas que tu sois encore blessée, conclut-elle avec un sourire énigmatique.

Elle laissa alors à Jonathan le soin de porter Alexandre, et ce dernier ne se gêna pas pour vocaliser son enthousiasme, ce qui me fit sourire. Et lorsqu'ils furent sortis de la chambre, Lindermark se tourna vers moi d'un air hésitant, cherchant visiblement ses mots.

— Tu devrais parler à Jonathan, dit-elle.

— C'est prévu, répondis-je. Et vous vous déplacez en limousine ?

Elle éluda ma question en roulant des yeux.

— Ce que je veux dire, c'est que... (Elle hésita) Disons qu'il tient quelque chose de son géniteur, et que ça ne lui facilite pas la vie, dans son rapport aux autres. Mais ce n'est pas à moi de t'en parler.

— Géniteur, répétais-je en haussant un sourcil. Pourquoi ne pas dire son "père" ?

Emily secoua brièvement la tête avec un sourire triste.

— l'appeler un "père" serait exagéré, puisqu'il n'a jamais été présent. Mais essaie d'en parler avec lui, il n'a personne de son âge à qui se confier. (Elle marqua une pause et m'adressa un sourire complice) Et puis, ça te ferait marquer des points.

— J-je ne compte pas "marquer des points" avec Jonathan ! m'exclamais-je. Mais... c'est vrai que j'ai remarqué quelque chose d'étrange chez lui. Pourtant, il n'y avait aucun problème la dernière fois qu'on s'est vu.

Emily m'adressa un sourire bienveillant.

— N'y pense pas trop. Ah, au fait, tu es en observation jusqu'à demain, repose-toi en attendant. Tes parents viendront signer tes papiers de sortie. Et ne t'inquiète pas, les médecins d'ici viennent tous de ma fondation, ils sont formés à s'occuper de personnes augmentées technologiquement, comme toi et moi.

— C'est grâce à eux que j'ai pu récupérer mon doigt ? demandais-je en montrant mon index fraichement reconstruit.

— Oui, répondit-elle. Sans tes nanites, ça aurait pris beaucoup plus de temps. Je te laisse, n'hésite pas à appeler une infirmière si tu as besoin de quelque-chose. Repose-toi bien.

— Merci.

Elle me salua d'un geste de la main et quitta ma chambre. De mon côté, je ne pouvais pas m'empêcher de réfléchir à ce qu'elle m'avait dit sur Jonathan. Je voyais bien une différence chez moi depuis notre dernière rencontre, mais ça ne pouvait pas être ça. À moins que la particularité qu'il tenait de son père ne lui permette de le sentir, d'une certaine manière. Je rougissais à cette idée avant de la chasser de ma tête. J'attrapais alors mes écouteurs et lançais une playlist de mon groupe préféré.

— Non, ça ne peut pas être ça... me dis-je. 

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