22 - Des baisers par milliers

Notre semaine d’insouciance déboucha sur une semaine de vacances, cette fois officielles, que je mis à profit pour rattraper mon retard dans mes devoirs.

Pendant cette période, mon regard connut plus souvent l'écran de mon ordinateur que le visage de Sacha. Mais ce visage n’était jamais loin. Ce n’était pas seulement qu’il partageait la même pièce. Ma propre figure en avait la mémoire, elle pouvait me le rappeler à toute heure par des frémissements, des élans de chaleur. Je couvais sous ma peau quelque chose de vivant. Parfois, en me grattant le nez, je ressuscitais le contact vaporeux et mordant de son haleine qui s’était pressée là et n’était plus repartie. Il suffisait, pour la faire resurgir, que mes ongles décollent un peu la couche de vernis qui la recouvrait.

Au début, cela m’interrogea. Je me demandais ce que Sacha avait déposé d’autre – quelle intention l’avait guidé ? Si d’ailleurs il y en avait une… Ce pouvait être un jeu anodin : mon air ahuri l’amusait beaucoup. Mais il y avait autre chose, le plaisir de la caresse… Le reste, en revanche, j’avais du mal à le déterminer. Rendues à ce point, mes pensées s’enrayaient. On aurait dit que Sacha n’avait pas tellement d’opinion lui-même et je ne voulais pas, en lui posant la question, en l’amenant à réfléchir, prendre le risque qu’il arrête. Ça avait continué après la Saint-Valentin. Ce jour-là, au moment de se coucher, il avait roulé contre moi et m’avait claqué sur les lèvres, comme ironique, un bisou du soir. Il avait fait semblant de rater ma joue dans le noir, ou même de ne pas se soucier de l’atterrissage. Qu’importent les détails, le rituel était instigué.

Par exemple, alors que je grignotais quelque chose, il arriva qu’il approche sa tête de la mienne avant d’apposer ses lèvres figées sur ma bouche remuante. Cela et rien de plus. Sans aspirer ni émettre un son. Quand il se fût éloigné, je lui adressai une expression interrogatrice à laquelle il répondit :

- C’était pour goûter ce que tu mangeais.

Nul besoin d’être un génie pour déceler le mensonge. Il m’habituait à petites doses, m’amadouait par des prétextes fallacieux, tel celui de sentir la nourriture sans même risquer une papille. Cela me fit penser qu’il n’avait plus tenté de mettre la langue. Il l’avait fait une fois dans le parc, par curiosité et parce que cela faisait suite au contact que les pastilles à la menthe avaient entraîné. Je ne m’étais malheureusement pas montré très doué, il avait dû être déçu, sûrement même dégoûté par mes excès de salive. En conséquence, il avait songé qu’il valait mieux s’en tenir à l’effleurement. La sensualité n’était pas le sujet. Il me semblait qu’il cherchait plutôt à éprouver de l’attachement et, ce qui me permettait de l’affirmer, c’est que je le ressentais moi-même. Au fond, ce n’était pas ce que représentaient ces baisers qui m’intéressait. J’étais d’abord attiré par la petite explosion que chacun produisait en moi et, ayant découvert cette source de joie, je ne voyais nulle raison de m’en priver.

Cependant, c’était toujours Sacha qui en avait la maîtrise. Moi, je n’osais pas me pencher sur lui, j’avais peur qu’il se rebiffe, me fasse sentir vulgaire et stupide. Je décidai alors d’analyser la manière dont il s’y prenait pour créer des occasions, avec l’espoir de pouvoir un jour, moi aussi, l’embrasser. Mais quand cela eut enfin lieu, ce fut sans préméditation.

Nous étions sortis pour faire un saut à l’épicerie. Le soleil ne s’était pas levé de la journée, la pluie barbouillait le ciel et les rues. Dans ces ténèbres, les éclairages publics brillaient de mille feux et faisaient reluire les trottoirs d’arcs-en-ciel artificiels. Une averse nous rattrapa, nous nous mîmes à courir, le sac de courses brinquebalant entre nous qui le retenions chacun par une poignée. Nous arrivâmes à l’appartement dégoulinants de pluie. Déverrouiller la porte me parut prendre une éternité. Enfin, nous franchîmes le seuil et je pus déposer mon fardeau dans un grand « ouf » – c’était moi qui l’avais porté en montant les escaliers. Je me déchaussai dans la minuscule entrée, ôtai mon manteau et, de même, mon pantalon trempé. Sacha m’imita. De l’eau avait coulé dans son cou, le col de son T-shirt en était tout humide. Toutefois, il ne semblait pas songer à l’enlever.

- Retire ça, tu vas choper la mort, le houspillai-je.

- Mais ouais, bien sûr, répliqua-t-il.

Je saisis le bas du vêtement pour le remonter par-dessus sa tête. Il se débattit.

- Lâche-moi !

Son cri fut si perçant que j’obéis aussitôt. Il attrapa des vêtements de rechange et s’enferma dans la salle de bains. Je restai quelques instants à me demander depuis quand il était gêné de se déshabiller devant moi. Mais, bientôt, un frisson me parcourut. Je me dépêchai de me sécher et de me changer. Je profitai ensuite d’être seul dans la cuisine pour ranger les courses à mon aise.

Sacha ne mit pas longtemps à me rejoindre. Il avait revêtu des habits secs, mais ses cheveux étaient aussi mouillés que s’il sortait de la douche. Je poussai un soupir et allai chercher une serviette pour l’éponger. Je m’attendais à l’entendre grogner, mais il se laissa faire, assis au bord du lit.

- Voilà, c’est mieux, appréciai-je le résultat.

Il ne dit rien. Je passai mes doigts dans ses cheveux aplatis pour leur redonner du volume. L’humidité qui les imbibait les maintint relevés. En dessous, son front découvert donnait à son visage une envergure nouvelle, fière et lumineuse. C’est là que mon attention dévia sur sa bouche détendue, très légèrement entrouverte. Mes lèvres vinrent toucher les siennes. Il ne se recula pas, mais dit une chose qui me fit rougir jusqu’à la pointe des oreilles :

- Tu m’as volé un baiser.

Je m’empressais de lui rendre son bien.

- Et un deuxième, m’imputa Sacha.

C’était de pire en pire. Tout honteux que je sois de mes actes, je ne voyais pas le moyen de me racheter.

- Qu’est-ce que je peux faire ? soufflai-je dans un murmure.

- Une fois volé, c’est fini.

J’étais dépité. Sacha s’inclina alors vers moi et m’embrassa à son tour, plus longuement que je ne l’avais fait. Le bout de sa langue, se faufilant entre mes lèvres, caressa mes dents.

C’était comme si je lui avais piqué deux pièces d’un euro et qu’il m’en avait pris une de deux. Nous étions quittes, mais notre nouvelle monnaie n’étaient pas celle qui nous appartenait au début. Il n’était pas possible de revenir en arrière. J’aurais dû trouver cela ennuyeux. Pourtant j’avais soudain envie, une envie partagée, je le voyais dans ses yeux, de poursuivre l’échange.

J’emplis mes poumons ; le temps que j’expire, sa bouche était déjà sur la mienne, dans la mienne, partout. Je me laissai aller, la main sur sa nuque, car nous n’avions rien d’autre à faire, par cette soirée pluvieuse, que de nous enlacer.

On pourrait croire que j’étais obnubilé par cette histoire de baisers. Elle ne représentait cependant qu’une infime partie de mes journées. La plupart du temps, je travaillais sérieusement, sans m’occuper de Sacha. Il ne s'en offusquait pas, jugeant mon travail scolaire plus honnête que mes activités politiques, et il faisait tout pour m’encourager dans cette voie. Ainsi, les documentalistes universitaires avaient sans le savoir un adjoint qui prenait soin de la moitié de leurs collections, déménagées chez nous à la gloire de la recherche. Mon ami les avait pour moi bourrées de post-it. Je m'étais senti coupable en le voyant se mettre à chercher comme un possédé toutes les occurrences d'un thème ou d'un nom sur une simple allusion de ma part, mais il avait insisté : c'était sa façon de participer.

La semaine passa à toute vitesse. Je m’étais rarement senti aussi à l’aise. J’avais repris un rythme de sommeil régulier, me mettais chaque jour au travail sans procrastiner et m’imposais de m’arrêter en milieu d’après-midi pour aller m’aérer la tête avec Sacha.

Cette agréable routine ne fut dérangée qu’une fois par ma mère qui insista pour que je lui téléphone. Elle voulait savoir si je n’avais pas envie de rentrer pendant les vacances. Je lui parlai de l’élan de travail dans lequel j’étais et lui assurai que je me sentais plus concentré ici, dans ma chambre à Paris. Je me gardai bien d’évoquer Sacha. Au bout d’une dizaine de minutes, celui-ci entreprit d’enfiler ses chaussures et son manteau. Il préférait quitter l’appartement le temps de mon appel, qu’il pressentait fort long. À la recherche d’un semblant d’intimité, je m’étais moi-même isolé, si l’on peut dire, du côté du bureau. J’imaginais donc qu’il allait claquer la porte sans un mot. Mais il s’approcha de moi, nonchalant, les mains dans les poches de son blouson dont il n’avait pas remonté la fermeture. Il se hissa sur la pointe des pieds pour presser sur mes lèvres un baiser silencieux. Pris au dépourvu, je rougis comme une tomate tandis qu’il me chuchotait à l’oreille ce que j’avais déjà compris :

- Je sors. À tout à l’heure.

Son souffle chaud contre mon tympan me fit bafouiller et m’empêcha de répondre à ma mère qui venait de me poser une question. Je me demandai si elle avait entendu les paroles de Sacha. Toujours est-il qu’elle me demanda ce qui se passait. J’eus toutes les peines du monde à retrouver mon sérieux.

Sacha s’éloigna sans gêne. Il regarda une dernière fois par-dessus son épaule avant de franchir la porte. C’est tout juste s’il ne m’adressa pas un clin d’œil.

La promenade du jour se fit sans moi. Ma conversation terminée, je me mis à attendre son retour de pied ferme pour lui faire comprendre que ce n’était pas drôle. Mais bientôt, une voix dans ma tête me demanda si j’avais vraiment envie de revenir là-dessus et je perdis en combativité. En plus, si je l’enguirlandais, peut-être qu’il allait se braquer et qu’il ne voudrait plus m’embrasser ?

J’avais finalement décidé de laisser couler quand, s’étant suffisamment dégourdi les jambes, Sacha arriva comme une fleur et me demanda des nouvelles :

- Alors ? Ta mère va bien ?

- À merveille, répondis-je sèchement.

- Elle est rassurée sur ton sort ? Elle avait l’air inquiète.

- Sacha, tu m’ennuies grognai-je.

Et, pour lui signifier de s’arrêter là, je m'étirai en émettant un bâillement sonore que j'amplifiai jusqu'à rugir.

- J’ai bien bossé aujourd’hui, dis-je pour changer de sujet.

- Bravo Martin, me félicita-t-il en rangeant ses chaussures sous le lit.

Mon cœur se gonfla de contentement. Ce fut plus fort que moi. Oubliant ce qui s’était passé au téléphone, je me baissai à sa hauteur et frottai ma tête contre la sienne. Il fit semblant de ne pas comprendre, m’obligeant à passer mes bras autour de lui et à gémir comme un bébé chien. Alors, enfin, il me délivra le geste voulu tout en plantant dans les miens ses yeux où brillait une pointe d’exaspération. Il avait raison, j’étais vraiment incorrigible. Mais c’était si agréable que je fermai les paupières.

- Fais attention, tu es en train de contracter une addiction, m'informa l'embrasseur.

- Celle-là ne risque pas de me tuer, ronronnai-je en me demandant s'il y avait moyen qu'il me donne un autre bisou.

J'en étais maintenant arrivé à un point où je ne pouvais concevoir ma journée complète si je n'en avais pas reçu au moins dix entre le lever et le coucher. L’application avec laquelle j’avançais mes devoirs devait sûrement même me donner le droit d’en quémander davantage…

Je ris intérieurement de ma gaminerie et changeai d'avis. Il n'était pas juste que je sois le seul à obtenir une récompense. Je me relevai et allai prendre dans la poche de mon manteau ce qui revenait à Sacha.

- Chose promise, chose due.

Mon ami prit sans comprendre d’abord les morceaux de papier que je lui tendais. Puis, la lumière se fit dans son esprit et ses yeux s’illuminèrent. Cependant, ils restèrent rivés plus que de raison sur l’objet de leur convoitise.

- Pourquoi il y a un nom bizarre écrit dessus ? me questionna-t-il au bout d'un moment.

J'expliquai, un peu embarrassé, que j'avais dû improviser quand on m'avait annoncé que les billets étaient nominatifs et j'avais donné à Sacha mon propre patronyme. Nous aurions pu nous présenter au musée à n'importe quelle heure et ne pas avoir à remplir ces formalités, mais j'avais voulu réserver pour la nocturne, comme l'étaient les tickets donnés à l'université, afin qu’il ne se sente lésé de rien.

- Hé hé, on passera pour des frères ! plaisantai-je.

- Ou pour des jeunes mariés, suggéra Sacha, la mine dubitative.

- Tu dis n'importe quoi !

Feignant le détachement, j’attrapai mon téléphone et me mis à scroller pour me soustraire au tour étrange que prenait la conversation.

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Loutre
Posté le 29/02/2024
"On pourrait croire que j’étais obnubilé par cette histoire de baisers." Sans déconner ? Tu parles que de ça pendant un chapitre, bonhomme...

Plus sérieusement, c'est un chapitre assez lent, pas très subtil - j'ai parfois regretté d'avoir à ce point les pensées rapportées de Martin - mais qui amène plusieurs informations intéressantes. On comprend mieux la posture de ton personnage, et j'ai trouvé l'ensemble assez naturel. La fin m'a peut-être un peu lassé, à la longue. Je ne sais pas si tu avais besoin de t'attarder autant sur le rapprochement physique, mais encore une fois, il y a une certaine originalité dans la manière dont tu le traites, donc pourquoi pas.

En tout cas, on termine sur l'annonce d'un événement intéressant ! Hâte d'aller voir une expo !
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