Nouveau jour, nouvelles ruminations.
Avec ma main bandée, impossible de faire plus constructif que de tourner en rond, ressassant les événements de la veille.
Le bouleversement de mes relations avec Jérôme me perturbait.
Dès que je pensais à lui, tous les détails de notre baiser me revenaient en mémoire. Le goût de ses lèvres contre les miennes, de son corps contre le mien, de ses mains chaudes qui enveloppaient les miennes, glacées. Son souffle, dans mon cou. Ses sentiments, sa chaleur.
Dès que je pensais à Henry, c’était la douche froide. Mes peurs me paralysaient. Il s’était disputé avec Jérôme alors qu’ils devraient se soutenir. Il fallait que je les réconcilie. Qu’ils parlent enfin de cet accident à cœur ouvert pour se débarrasser de cette culpabilité.
Mais comment faire ?
Ils étaient aussi bornés l’un que l’autre.
Ça me rend dingue !
Tellement, qu’au bout de mon troisième café, je m’habillai en vitesse, décidant arbitrairement de reprendre le travail avant la fin de mon arrêt.
À mon arrivée, Simone me dévisagea perplexe.
— J’ai besoin que tu me trouves quelque chose à faire sinon je vais devenir dingue, la suppliai-je.
— Je n'ai pas le droit. Si jamais il t’arrivait quelque chose, on aurait des ennuis.
— Allez ! S’il te plaît, juste pour m’occuper les mains.
Mais Simone resta inflexible.
En désespoir de cause, je m'exilai dans le rayon jeunesse, où sous prétexte de consulter les nouveautés, je réalignai soigneusement les piles sur le comptoir.
Soudain, à travers la vitrine, j’aperçus le profil nonchalant d’Alexis. Malgré la pluie et le vent, il attendait sur le trottoir d’en face, comme s’il me guettait.
Je pâlis.
Ça commence vraiment à ressembler à du harcèlement là !
Oui, j’avais mis un terme brutal à notre relation. Oui, je comprenais qu’il n’ait rien vu venir. Oui, peut-être que je ne m’étais pas assez investie, mais là, il allait trop loin.
Quand il traversa la rue, mon estomac descendit de plusieurs crans et un livre m’échappa des mains.
En le rattrapant, j’arrachai un de mes points de suture. Mon petit couinement de détresse alerta Olivia. Elle se précipita à ma rencontre.
— Qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais en arrêt maladie.
— Je n'en pouvais plus de tourner en rond à la maison. Il fallait que je bouge un peu. Du coup, je suis passée faire un tour.
— Pour ranger le rayon, grogna-t-elle sévèrement.
Je grimaçai. Elle regarda mon pansement avec insistance.
— C’est douloureux ?
Pour mon égo, oui.
— On dirait que ça saigne un peu, marmonnai-je.
— Allons dans mon bureau, je vais soigner ça et ensuite, tu rentres.
Je grimaçai.
— Je préfère rester là.
Olivia me gratifia d’un regard désapprobateur.
— Il est hors de question que je prenne le risque que tu te blesses ici. Déjà en temps normal, c'est inacceptable, mais je te rappelle qu'en prime tu es déclarée en arrêt maladie. Ce n'est pas seulement ta santé que tu mets en jeu, c'est aussi ton emploi et la bonne marche de la librairie.
Sa posture autoritaire et son attitude raide me laissait apercevoir la femme d’affaires impitoyable derrière la patronne bienveillante. Je détournai le regard, honteuse.
— Je suis désolée, grommelai-je.
— Pourquoi est-ce que tu tiens à ce point à rester ici ? C'est à cause d'Henry ?
— Non. C'est Alexis qui... mais attend pourquoi Henry ? Tu sais quelque chose ?
— Rien de précis mais disons qu’entre son départ précipité samedi soir, son silence obstiné depuis et ton arrêt dans la foulée, j’imagine assez bien ce qui a pu se passer.
— Tu veux dire qu’Henry…
— Je le connais bien. Je sais combien il peut se montrer irrationnel quand il s’agit de son neveu. Et il n’y a pas trente-six explications possibles pour que Jérôme demande à Cédric de le véhiculer précisément cette semaine.
— Non, mais attends, tu veux dire que Henry et toi, vous…
Malgré moi, un sourire s’élargissait sur mon visage.
— Oui nous nous fréquentons régulièrement, si c’était bien là l’objet de ta question.
Je hochai la tête timidement. Elle sourit à son tour. Un sourire énigmatique.
— Je comprends mieux pourquoi Henry n’est pas resté dîner avec nous samedi soir. C’était toi. Je me doutais qu’il avait une idée derrière la tête, cela dit, je n’aurais pas imaginé qu’il s’agissait d’un petit dîner romantique.
— Un dîner amical, corrigea-t-elle. Nous avons l’un pour l’autre une tendresse profonde et totalement platonique.
Elle désinfecta soigneusement ma plaie, contrôlant la tenue des fils au passage.
— Tu veux dire que ce n’est pas une vraie relation ?
Olivia se fendit d’un petit rire si discrètement féminin avant de m’avouer :
— Henry est un homme fort charmant qui comme moi a connu des moments difficiles. Et, comme moi, il n’en est pas sorti indemne.
— C’est pour ça qu’il se montre aussi protecteur envers Jérôme ?
— Je ne connais pas les détails. Mais je sais à quel point il peut se montrer impitoyable quand il est question de son neveu. J’en ai moi-même fait les frais à une époque.
— Il s’en est pris à toi ?
— Disons que j’étais une sorte de dommage collatéral.
Face à mon étonnement, elle m’expliqua d’une voix calme et posée :
— C’était juste après la mort de mon mari.
— Le père de Cédric ?
— Oui. À l’époque, Cédric était très ambitieux. Sa carrière passait avant tout, à commencer par sa famille. Jusqu’au jour où son père est tombé gravement malade. Il a alors décidé de renoncer à une brillante carrière de virtuose pour l’accompagner autant que possible. C’est pour ça qu’il a accepté ce poste dans un conservatoire de campagne. Et s’il a fait son choix en toute connaissance de cause, il s’est avéré très lourd à porter. Surtout quand on lui a imposé de coopérer avec un handicapé.
— C’est vrai que je les ai entendu évoquer des débuts difficiles tous les deux.
— Les débuts n’ont pas simplement été difficiles. Cédric a vécu cette affectation comme une véritable injustice et il l’a fait payer à Jérôme. Alors même s’il lui rendait coup pour coup, l’attitude de Cédric frisait le harcèlement moral.
Mon expression se décomposa.
Cédric. Ce gars toujours sympathique et bon vivant qui se prétendait trop fainéant pour devenir un virtuose… j’aurais jamais cru.
Mais, comme me l’avait dit Jérôme, les choses étaient rarement si simples qu’il y paraissait. Et, c’était peut-être justement ce sentiment commun d’injustice qui leur avait permis de tisser des liens.
— J’imagine que ça n’a pas plu à Henry.
— Effectivement. À cette époque, j’étais effondrée par la perte de mon mari. Cédric me rendait responsable de son chagrin. Nous ne parlions quasiment pas et il passait le plus clair de son temps à m’éviter. Alors, je me réfugiais dans le travail pour oublier. Résultat, je n’ai rien remarqué de ce qui se passait entre lui et Jérôme.
Olivia sourit avec une tendresse surprenante. J’étais impressionnée de découvrir une parcelle de l’histoire qui avait façonné la femme forte et indépendante que j’admirais, mais ce qui me fascinait encore plus, c’était qu’il n’y avait pas la moindre trace de regrets ou d’amertume dans sa voix. Avec le temps, cet incident lui était devenu un souvenir agréable.
— Quand Henry a débarqué à la librairie ce jour-là, il cherchait Cédric et c’est moi qu’il a trouvée. Avant que je comprenne ce qui se passait, il a déversé sa colère sur moi. Jusque-là, j’avais tenu le coup, mais face à ses reproches incisifs, j’ai complètement craqué. Il a détourné les yeux comme s’il était légèrement gêné, puis il est parti sans un mot.
Elle marqua une pause, le temps de refermer mon pansement.
— Suite à cela, il m’a fait envoyer des fleurs pour s’excuser de son emportement. Nous avons échangé autour d’un café. Je lui ai parlé de mon mari, il m’a raconté son histoire et nous avons tissé des liens. Même s’il conserve toujours une distance, ce n’est pas mal intentionné. C’est juste qu’il n’arrive plus à faire confiance.
— C’est bien dommage.
— C’est comme ça. Mais cet incident aura au moins eu des répercussions positives.
— Celles de vous rapprocher, plaisantai-je.
— Entre autres. Après cela, Cédric aussi a complètement changé d’attitude. Nous sommes devenus très proches. Il a trouvé un terrain d’entente avec Jérôme et une nouvelle source de motivation et d’épanouissement avec ce projet ambitieux de classe mixte.
— C’est chouette, et un peu triste aussi.
— Eh oui, néanmoins, avec du recul, je ne regrette rien. J’ai perdu un mari que j’aimais tendrement, mais j’ai gagné un fils en contrepartie. Et j’ai rencontré plein de gens extraordinaires grâce à cela. La vie est ainsi faite de hauts et de bas. Le problème d’Henry, c’est qu’il est resté bloqué quelque part dans le passé et cette aliénation l’empêche d’avancer. Pour autant, il ne mérite pas de rester seul.
— Évidemment.
— Alors, ne prend pas ses reproches au pied de la lettre. C’est juste sa façon maladroite de s’inquiéter.
— Pourtant, il n’était pas du tout comme ça au début.
— Parce qu’il avait un plan très précis en tête. Là, il se retrouve en pleine improvisation et concrètement, il déteste ça.
— J’avais déjà remarqué effectivement.
Je soupirai, tandis qu’Olivia rangeait soigneusement les compresses restantes dans la petite boite à pharmacie. J’ouvrai et je fermai la main avec un air chagriné.
— Mais quand même… je n’aurais jamais imaginé que les choses prendraient une telle ampleur, marmonnai-je. Jérôme et Henry se sont brouillés par ma faute et je te laisse tomber au moment où tout le monde est débordé. C’est vraiment compliqué à gérer.
— C’est normal. Ça fait beaucoup de bouleversements, mais ne te tracasse pas pour la librairie. Nous pouvons nous débrouiller. Ce n’est pas la première fois que des imprévus se produisent. Tu aurais tout aussi bien pu t’entailler la main en ouvrant un carton. Quant à Jérôme et Henry, malheureusement, c’est à eux de régler leur différend. Je comprends que tu sois dans une position délicate, mais ton colocataire est à un âge où il a besoin de s’affirmer en tant qu’homme et tant qu’Henry refusera de le comprendre, les choses ne pourront pas s’améliorer. Cette fois tu as été le déclencheur, mais les difficultés couvent entre eux depuis qu’Henry a décidé de déménager.
— Tu crois ?
— Bien sûr. Je le lui ai déjà fait remarquer plusieurs fois, mais il a du mal à l’entendre.
Je rigolai franchement.
— Oui, c’est aussi ce que lui reprochait le docteur Lanteigne. Visiblement ils se connaissent bien.
— Ils sont amis depuis longtemps. Et Henry est quelqu’un de particulièrement obstiné.
— Jérôme aussi.
— Tu n’as rien à leur envier, s’amusa Olivia.
Un sourire grimaçant naquit sur mes traits.
— Bien, maintenant, tu rentres te reposer d'accord ?
— Je… et si Alexis est toujours sur le pas de la porte à m’attendre ?
— Qui est ce garçon ?
— Mon ex, avouai-je sans grande conviction.
J'avais déjà du mal à me considérer en couple avec lui, c'était encore plus curieux de le qualifier d'ex.
Ex-prétendant à la rigueur.
— Je l'ai éconduit samedi dernier et depuis, il me harcèle de messages, lui expliquai-je. C’est chiant, mais je pensais pas qu’il oserait venir m’importuner jusqu’ici.
— Tu lui as clairement dit ce que tu ressentais ?
— Oui. Sans aucune équivoque possible. J'ai même pris le temps de me justifier alors que normalement je ne devrais pas avoir à le faire. Mais il refuse de comprendre. Et puis, c’est déjà à cause de lui que je me suis méchamment engueulée avec Jérôme et...
Avec un geste embarrassé, je levai la main pour lui expliquer de manière détournée l'origine de ma coupure. Un éclat de compréhension traversa son regard.
— Très bien. Viens avec moi. J’ai une solution.
Elle m’entraîna jusqu’à l’atelier restauration.
— Jonathan ?
L’intéressé releva le nez de son ouvrage et cligna plusieurs fois des yeux comme s’il sortait d’une espèce de transe connue de lui seul.
— Ah salut patronne ! Que me vaut le plaisir ?
— Aurais-tu quelques minutes pour raccompagner Sasha jusque chez elle ?
— Euh, oui bien sûr. Pourquoi ? Y a un problème ?
Il jeta un coup d’œil étonné à ma main bandée.
— Tu t’es fait mal ?
— Samedi dernier.
— Mais cette tête de mule est venue au lieu de se reposer.
— Et maintenant, y a mon ex qui fait le pied de grue devant la librairie parce qu’il veut pas entendre que je l’aime pas, résumai-je penaude.
— Diantre ! Un prétendant en disgrâce ! Pas d’inquiétude belle demoiselle, pour aujourd’hui, je serai ton chevalier servant, plaisanta-t-il.
Je souris faiblement. Je le savais serviable, mais je n’imaginais pas que ce petit service le réjouirait ainsi. Il s’habilla en vitesse et m’invita à le suivre d’un geste enjoué de la main.
Alexis était toujours là, adossé au coin de la vitrine, attendant patiemment que je ne puisse plus l’éviter.
Aussitôt qu’il nous vit sortir, il fondit vers moi, l’air décidé.
Jonathan le stoppa dans son élan, sans s’embarrasser de politesses. À croire qu’il avait fait ça toute sa vie.
— Eh mec, t'as pas compris que Sasha veut plus te voir ?
— De quoi je me mêle ? gronda Alexis se dressant de toute sa hauteur.
Bien qu’Alexis culmine une bonne tête au-dessus de lui, Jonathan bomba le torse avec un air de défi. Je frissonnais. Sa posture et la détermination qu’il dégageait, suggéraient qu’il était prêt à se battre s’il le fallait.
Je devais absolument éviter qu’on en arrive là. Je me postai entre eux et regardant Alexis droit dans les yeux, je lui répétai à nouveau :
— Je te l'ai dit, nous deux c’est définitivement terminé. Et si tu continues à me suivre, la prochaine fois j'appelle les flics et je dépose plainte. Ça te parait suffisamment clair dit comme ça et devant témoin.
— Non mais pour qui tu te prends !
— Je déteste en arriver là, mais tu ne me laisses pas le choix. Et ne vas surtout pas croire que j'hésiterais à faire ce qu'il faut.
Avec un rictus mauvais, Jonathan lui mima de vite débarrasser le plancher.
Alexis se décomposa, me fusillant du regard.
Je fronçai les sourcils pour paraître la plus dure et résignée possible. En réalité, je n'en menais pas large. Même si je savais me défendre physiquement, sans la protection de Jonathan, je n’aurais probablement pas eu l’aplomb nécessaire pour lui répondre ainsi.
— Je déteste ce genre de mec relou, grommela mon chevalier du jour. J’dis pas, j'suis le premier à insister gentiment pour draguer une meuf, mais sérieux quand la partie est perdue elle est perdue. À quoi ça rime d'insister, à part passer pour un boulet.
J’approuvai avec enthousiasme, contente de constater qu’Alexis avait renoncé à nous suivre. Rassurée, je discutai de bonne grâce avec Jonathan et une poignée de rues plus loin, nous arrivions déjà au bas de l’immeuble.
— Je te remercie. Je t'aurais bien invité à prendre un café mais je ne voudrais pas te faire perdre plus de temps.
— T'inquiète pas pour ça. C’est jamais une perte de temps de rendre service. Et pis pour le café, à charge de revanche.
— Ça marche. Fais attention sur le chemin.
Il approuva avec un petit signe de la main tandis qu’il repartait de son pas trottinant.
— Et n’hésite pas à m’appeler si le balourd borné a toujours pas compris le message.
— Je n’y manquerai pas.
Il disparut à l’angle de la rue. Mentalement, je me fis la promesse de leur ramener à Olivia et lui un petit cadeau pour les remercier de leurs attentions.
Nous étions seulement collègues sur le papier, mais plus j’apprenais à les connaître et plus j’appréciais cette ambiance familiale que m’avait vanté Olivia le jour de mon embauche.
Force était de constater qu’elle ne m’avait pas menti.
♪ - ♪ - ♪
À mon retour de la librairie, je me sentais plus sereine. Olivia avait su trouver les mots pour me rassurer.
Comme je le savais déjà, l’hostilité d’Henry n’était pas destinée à me nuire à proprement parler. Elle était la voix de ses blessures. Des blessures invisibles.
Comme les miennes.
Et comme moi, il ignorait comment les gérer. Comment s’en défaire.
Comme moi, il avait peur d’accepter l’aide des autres.
Sur le comptoir de la cuisine, j’aperçus la pochette que je réservais à mes documents médicaux. La carte que m’avait laissé le docteur Lanteigne quelques jours plus tôt se rappela à mon souvenir.
Celle de sa consœur. La thérapeute.
L’idée de la consulter me rebutait toujours, mais après tout, qu’est-ce que je risquais à essayer ?
De trouver une réponse à mes blocages émotionnels ? Ce ne serait pas du luxe quand on sait à quel point la déclaration spontanée de Jérôme couplée à la découverte de ma présupposée douance les a exacerbés.
Et puis, il serait malvenu de critiquer l’obstination d’Henry si tu fais pareil.
Je composai donc son numéro, la boule au ventre ; comme si l’univers avait capté mes doutes, je tombai directement sur son répondeur. Il ne m’en fallut pas davantage pour renoncer et raccrocher.
Peut-être plus tard. Ou pas…
En attendant, je me réfugiai dans le bureau de mon aveugle histoire de me changer les idées.
Je m’installai devant son piano. Bien droite. Les épaules souples et détendues.
Et suivant le petit rituel détaillé dans le manuel de Jérôme, je commençais par des exercices de vélocité.
Monter la gamme puis la redescendre.
D’abord main gauche. Ensuite main droite. Puis, les deux ensembles. Dans le même sens. Puis en sens inverse.
Sur le papier, ça n’avait l’air de rien, dans les faits, c’était bien plus complexe qu’il y paraissait.
Quels que soient mes efforts, mes mains s’obstinaient à bouger dans le même sens. À l’unisson.
Les Chinois considéraient le corps, le cœur et l’esprit comme un tout. Ainsi, ce que le cœur et l’esprit n’arrivaient pas à verbaliser, le corps l’exprimait pour lui.
Alors qu’étais-je sensée comprendre si je ne parvenais pas à dissocier le mouvement de mes mains ?
Dissocier.
Autrement dit, aller dans deux directions opposées. Contradictoires ?
Je positionnai lentement la partition que je travaillais ces derniers jours sur le pupitre.
Jusqu’à présent, je n’avais certes connu que des amours à sens unique, mais au fond de moi, cœur, corps et esprit étaient toujours tombés d’accord pour avoir peur ensemble.
Cette fois, c’était différent.
Jérôme et moi résonnions à la même fréquence, mais si mon corps et mon cœur étaient d’accord avec ça, mon mental, lui, résistait.
Donc en toute logique, mes mains ne devraient pas persister à s’associer ainsi.
Alors pourquoi ?
Simplement parce que dissocier équivaudrait aussi à agir à l’encontre de ma nature. Cette nature qui me poussait vers Jérôme. Qui m’incitait à m’associer à lui.
J’étudiai attentivement la partition, le temps de m’imprégner du morceau et de son rythme.
Jérôme serait-il la solution de mes failles affectives ?
Je l’espérais et le redoutais à la fois. Parce que guérir mes failles impliquait de les lui dévoiler dans leur intégralité. De me dévoiler dans mon intégralité. Physique et morale. De faire taire ma raison pour laisser mon cœur s’exprimer.
De sortir pour de bon de ma zone de confort.
Alexis avait essayé, bon gré mal gré, de m’en tirer, mais ma main était restée accrochée à la rambarde pour l’empêcher de m’emmener trop loin. Jérôme, lui, m’avait tendu la main depuis le centre de cette terra incognita. Et… j’étais prête à la saisir.
Je repositionnai mes mains sur les touches du piano.
Malgré tout, la terre inconnue restait terrifiante.
J’inspirai profondément.
Heureusement, Jérôme est patient et déterminé.
J’entamai maladroitement mon morceau, mais le premier accord de la main droite me tira une grimace de douleur. Sous le pansement, mes fils s’étaient à nouveau distendus.
J’observai mon bandage avec tristesse.
Tant que ma main ne serait pas complètement guérie, je ferais mieux d’éviter ça.
Je souris tristement.
Comment une coupure si insignifiante pouvait à ce point m’handicaper ?
Parce que la valeur d’une chose ne se mesure pas à sa taille.
Je soupirai.
— Tout va bien ? me demanda Jérôme.
— Oui. Ne t'inquiète pas. J'étais juste en train de penser à ma main, à Jérôme et...
Je sursautai, prenant enfin conscience de sa présence dans mon dos.
— Jérôme, je... mais quand... que... bafouillai-je lamentablement.
Il rigola de bon cœur ; je jetai un coup d’œil rapide à l’horloge de mon portable. J’avais à nouveau perdu la notion du temps.
— Je t'ai fait peur ?
Je me raclai la gorge, embarrassée.
— J’étais tellement absorbée par ce que je faisais que je t’ai pas entendu arriver.
— Et qu’est-ce que tu faisais exactement ?
— Euh…je… je réfléchissais.
— Assise devant mon piano avec les mains sur les touches ? Étrange façon de réfléchir.
— Mais je suis une fille étrange !
— Certes.
Je souris largement. C'était la première fois que j'entendais ce mot dans sa bouche.
Tu commences vraiment à déteindre sur lui.
Mes yeux se baissèrent vers mes doigts qui caressaient toujours les touches du piano.
Lui aussi a déteint sur moi… de tout un tas de façons différentes.
Jérôme se rapprocha encore jusqu'à pouvoir me chuchoter dans l'oreille :
— Et donc, c'est à moi que tu pensais avec autant de profondeur ?
Je rougis, me reculant instinctivement. Ce qui ne fit qu'augmenter l'amusement de mon aveugle.
— Quoi ? Mais... pourquoi tu...
Je rougis encore plus s'il était possible.
— Depuis combien de temps est-ce que tu étais là ?
— Suffisamment pour t’avoir entendue à l’œuvre.
Si je ne m’étais pas sentie prise en faute, je l’aurais volontiers débarrassé de sa goguenardise horripilante.
— Désolée.
— Pourquoi tu t’excuses ?
Il s’installa à côté de moi sur la banquette.
— Je sais que tu n’aimes pas qu’on touche à ton piano mais… tu comprends, pendant ton absence, il était là… dans cette pièce… sans personne pour en jouer… Je me suis dit que peut-être… on sait jamais, des fois que ça rouille ou…
— T’avais peur qu’il se sente trop seul ?
Je gardai le silence pour ne pas lui avouer que c’était moi qui me sentais seule.
— Je n’aimais pas que Gabin touche mon piano, chuchota-t-il encore plus doucement. Et tu n’as rien à voir avec lui.
Il positionna mes mains sur les touches avec délicatesse, les caressant tendrement comme si sous couvert de me montrer comment faire il en profitait pour se coller tout contre moi.
— Ça fait longtemps que tu joues ?
— Non.
— J’ignorais que tu avais pris des cours.
— Parce que je n’en ai jamais pris.
— Sérieusement ?
— Oui. J’ai toujours eu envie d’essayer, mais l’occasion ne s’était jamais présentée.
— Donc, tu n’as jamais touché un clavier de ta vie ?
— Si, celui de mon ordinateur. Mais, la musique, tout ce que j’en connais, ce sont les rudiments de flûte à bec que tu crachouilles au collège.
Même avec son bandeau sur les yeux, je distinguai l’étonnement sur ses traits.
— Et tu t’es lancée comme ça toute seule ? Genre tu t’es levée un matin et tu t’es dit, apprenons le piano…
— Dans les grandes lignes, oui.
— Là, tu m’impressionnes.
— Bah, faut pas… c’est juste une de mes nouvelles… lubies comme tu dis.
— Admettons, mais, quand même, j’ai du mal à croire que tu n’aies jamais pris un seul cours.
— Ah bon. Pourquoi ?
— Parce que ton jeu ne ressemble pas à celui d’une débutante complète.
Je ricanai.
— Personnellement, je n’appellerais pas ça jouer. J’appuie sur des séquences de touches et ça fait du bruit.
— C’est approximatif, évidemment. Mais ça, c’est normal. Ce qui l’est moins en revanche, c’est ta manière de jouer. Ta position, ton toucher, parfois léger, parfois leste… tout ça, ce sont des automatismes que l’on attend pas d’un débutant. Encore moins quelqu’un qui apprend seul.
— C’est juste du mimétisme parce que je te regarde beaucoup jouer.
Il sourit franchement.
— Crois-moi, j’en ai eu des élèves et on reconnaît tout de suite la différence entre celui qui agit par mimétisme et celui qui a compris ce qu’il faisait.
Je détournai les yeux, gênée par son compliment voilé.
Au dehors, j’observai la ville. Elle arborait son manteau de nuit à l’horizon piqueté de petits lumignons iodés. Sur la fenêtre, une myriade de gouttes de pluie sillonnait langoureusement le reflet de la vitre dans lequel je distinguais mon visage.
— C’est gentil, soupirai-je, mais, je sais que je suis un imposteur.
— Pourquoi ?
— Parce que je fais simplement illusion. Comme toujours.
— Ne dis pas ça.
Il posa son menton sur mon épaule. Je tressaillis de plus en plus embarrassée.
Je faisais mon possible pour lui dissimuler les tremblotements fébriles de mon corps.
— Mais si, soupirai-je en me dégageant délicatement histoire de rétablir la distance entre nous sans lui donner l’impression de le rejeter.
Depuis qu’il m’avait ouvert son cœur, sa proximité m’embarrassait. Pas autant que celle d’Alexis, mais bien plus qu’avant. J’aimais le savoir si près de moi, mais j’étais nerveuse.
Anxieuse qu’il découvre ce que je cachais au fond de moi.
Terrorisée à l’idée que le monstre que j’y enfouissais le dégoûte.
— Pour la plupart des gens, apprendre c’est compliqué. Tellement, qu’ils s’empressent d’arrêter aussitôt que possible. Mais pour moi, c’est vital. J’ai besoin de découvrir de nouvelles choses. D’explorer de nouveaux horizons. D’appréhender le monde sous un tas d’angles différents. Et ça, il n’y a que l’apprentissage qui le permette. Bien sûr, toutes les disciplines ne se valent pas en termes de complexité, mais plus elles sont ardues et plus elles sont stimulantes.
— Je ne vois pas en quoi cela fait de toi un imposteur, me chuchota Jérôme se rapprochant à nouveau.
En évoquant le sujet de ma douance, j’espérais reconstituer entre nous la distance de sécurité dans laquelle je me sentais plus à l’aise. Et finalement je me dévoilais encore plus.
— Parce que depuis toujours, je voyais les autres galérer avec leurs leçons, souffrir avec leurs devoirs, alors que de mon point de vue, c’était juste facile. Tu veux apprendre le piano, la broderie, le japonais, le tricot, la modélisation 3D, le dessin, la physique quantique… pas de problèmes, une poignée de tutos en anglais sur le net et une bonne dose de patience et c’est réglé. Et ceux qui n’y arrivent pas, c’est simplement qu’ils y mettent de la mauvaise volonté. Enfin, c’est ce que j’ai toujours pensé. Mais ça n’a fait que m’exclure davantage parce que ce n’est pas ainsi que pense le monde. J’ai fini par croire que si c’était facile pour moi, c’est parce que je n’apprenais probablement pas comme il fallait. Que je ne faisais qu’étaler un savoir superficiel pour frimer auprès des gens. Que je n’étais qu’une mademoiselle je-sais-tout qui essayait désespérément d’attirer l’attention sur elle pour cacher sa médiocrité. Bref un imposteur.
Comme s’il avait pressenti que j’allais à nouveau m’écarter de lui, Jérôme passa ses bras autour de mes épaules pour m’empêcher de bouger et sans trop comprendre ce que je faisais, je glissai ma tête dans le creux de son cou.
Ainsi, je me sentais protégée.
Suffisamment pour continuer ma pénible confession.
— Alors j’ai arrêté d’exprimer mes opinions pour acquiescer et faire ce que l’on espérait de moi. J’ai arrêté d’exceller pour entrer juste pile poil dans la norme. Pour me fondre dans la masse. Mais c’était tellement douloureux à porter au quotidien que j’ai trouvé une alternative. Puisque je ne pouvais pas m’isoler complètement, j’ai enterré mes émotions. Je les ai étouffées pour ne plus rien sentir ou presque. Seulement, il y a des jours où c’est plus compliqué à porter que d’autre et dans ces moments là, tout déborde et… c’est l’anarchie.
L’émotion qui s’agrippa à ma gorge étouffa la suite de mon aveu.
Je me levai pour faire les cent pas le temps de me recomposer une voix plus neutre.
— À cause de tout ça, continuai-je finalement, les relations sociales ont toujours été compliquées. J’ai du mal à garder confiance en moi. Le regard des autres m’angoisse et me paralyse. Mais le travail, l’apprentissage, ça c’est rassurant. Je n’ai pas le moindre doute. La seule question que je me pose quand je m’intéresse à une discipline, c’est pas si je vais y arriver, mais comment je vais réussir. En combien de temps. Et quand j’ai fait le tour du sujet, je papillonne vers autre chose.
— Une autre lubie…
— Exactement. Même si ça m’a longtemps complexée, aujourd’hui j’ai compris que ce n’est qu’une des facettes de mon statut de surdouée.
Je soupirai, incapable de retenir une grimace de dégoût.
— Je déteste cette appellation.
— Ce n’est qu’un terme pour désigner une réalité.
— Non. Surdoué mime l’excellence de la même manière qu’handicap mime la diminution. Et, il n’y a qu’à nous regarder tous les deux pour comprendre à quel point ces jugements de valeur à l’emporte-pièce sont ridiculement réducteurs. Je ne me sens ni meilleure ni plus intelligente que les autres. C’est juste un mode de pensée qui sort de l’ordinaire. Une forme d’adaptation au milieu, exactement comme toi avec ton handicap. Il te confère des avantages sensoriels que les voyants n’ont pas. Pour autant est-ce que les gens te qualifient de sur-acoustique ou d’hyper olfactif ?
— Euh…
— Non, parce qu’ils ne considèrent pas la sur efficience de tes quatre sens restant comme quelque chose qui te rend meilleur. C’est juste une conséquence de ta cécité. Eh ben pour moi c’est pareil. Mon mental fonctionne avec un rendement supérieur, mais à côté de ça émotionnellement, c’est n’importe quoi. Je suis complètement handicapée du contact humain.
Il me sourit tendrement.
— Je crois que je comprends ce que tu veux dire.
Oui, ces mots divisaient.
Ils créaient une réalité scindée où j’estimais ne pas être légitime. Alors, je préférais juste les oublier. Pas les renier, car quoi que je fasse, ils étaient gravés en moi pour toujours. Juste décider de l'importance que je leur donnais. Et de comment j’allais les utiliser pour apporter quelque chose de positif dans ce monde.
Comme Jérôme le faisait lui-même tous les jours à travers la musique.
— Vu la manière dont tu évoques ton potentiel, je suppose que tu as finalement décidé si oui ou non tu allais passer ce fameux test.
— Je ne le ferais pas.
— Pourquoi ?
— Parce que ce test, comme un chiffre de QI ou une définition dans le dictionnaire, c’est juste une nouvelle boîte dans laquelle on veut que j’entre. Et j’ai passé trop de temps à attendre que le monde me dise qui je suis, alors que c’est à moi de trouver cette réponse tout seule.
Je m’arrêtais en face de la vitre pour contempler mon reflet grimaçant.
— Oui, je me reconnais dans la catégorie des hauts potentiels. Au fond de mes tripes, je sens que c’est ma place. Mais, plus j’étudie le contenu de cette boite, plus je vois mes différences. Elles m’obsèdent et exacerbent mes peurs. Et ça, c’est vraiment ridicule.
Je caressai le verre froid de la vitre.
— Je suis peut-être différente, mais on l’est tous à notre manière et à trop regarder ce qui nous sépare, on en oublie ce qui nous rapproche. Alors si ce test m’enfonce dans la marginalité au lieu de m’aider à me reconstruire, je n’en ai pas besoin. J’ai déjà passé ma vie à m’exclure inconsciemment parce que j’ignorais qui j’étais, ça n’aurait pas de sens qu’aujourd’hui je m’en exclue parce que je l’ai compris. Ce n’est pas ce que je veux.
— Alors, qu’est-ce que tu souhaites ?
— Trouver ma place. M’intégrer telle que je suis. Pour ce que je suis, pas ce qu’on me dicte d’être. Mais c’est incroyablement compliqué. Trop pour l’instant. Alors, plutôt que de passer ce test et me retrouver avec une étiquette dont je ne saurais pas quoi faire, je préfère rester comme le chat de Schrödinger.
— Morte et vivante ?
— Je dirais plutôt normale et différente. Et quand le décalage reviendra, il me suffira de chercher les solutions adaptées à des surdoués plutôt que celles destinées à monsieur et madame tout-le-monde.
Jérôme profita que je reste pensivement devant la fenêtre pour me rejoindre et poser ses mains sur mes épaules.
— Tu peux compter sur moi pour t'aider. Je comprends sincèrement ta démarche.
— Vraiment ?
— Oui.
Il me caressa tendrement la joue. Je me blottis contre lui, observant la pluie qui tombait au dehors.
— Il y a quelque temps. En fait, juste après ma grippe, pendant ma visite de contrôle, mon ophtalmo m’a proposé une nouvelle opération. Après mon accident, j’ai mis des semaines à me remettre sur pieds, indépendamment de ma cécité. Et pendant tout ce temps, malgré les diagnostics des médecins, ma famille et moi avions toujours gardé l’espoir qu’un miracle se produirait et que je retrouverais la vue. On a consulté des dizaines de spécialistes, cherché tout un tas de professeurs qui proposaient des techniques avant-gardistes. Mais aucun ne m’a laissé le moindre espoir. Je ne pouvais prétendre, ni à une guérison, ni même à une greffe. On a pourtant persévéré, jusqu’à ce que je sois tellement épuisé par ce défilé médical que je préfère apprendre à vivre avec ma cécité au lieu de la rejeter. Mais, aujourd’hui avec les progrès techniques, je suis devenu un candidat potentiel pour un nouveau traitement. Une greffe de cornée artificielle pour être exact.
— C’est génial ! Ça veut dire que tu pourrais recouvrer la vue ?
— En théorie oui.
— Super. Mais, comment ça se fait que tu sois meilleur candidat pour une greffe de tissus artificiel que tu le serais pour une greffe classique ? Les chances de rejet sont logiquement les mêmes non ?
— Ce n’est pas une greffe véritablement artificielle. Enfin, pas dans le sens où tu l’entends.
— C’est-à-dire ?
— Il ne s’agit pas d’un dispositif fabriqué à partir de matériaux inertes. Il s’agit d’un tissu vivant.
Je fronçai les sourcils, perplexe.
Qu’est-ce qui peut à la fois être artificiel et vivant ?
— J’ai pas tout compris au blablas scientifique mais en gros, il existe des cellules spécifiques à la base de la cornée. Du tissu… limbique, un truc dans le genre. Bref, il a parlé de cellules souches qu’ils utilisent pour recréer une cornée toute neuve. Selon le toubib, ça résout les problèmes de compatibilité et de rejet.
— Oui, logique. Puisque le matériau de base provient de ton organisme, il est marqué comme appartenant au soi. À part dans les cas de maladie auto-immune, le système immunitaire n’a pas de raison de s’attaquer au soi.
Jérôme se fendit d’une grimace amusée.
— Tu causes comme mon ophtalmo.
— Désolée.
— Y a pas de raisons. J’ignorais simplement que tu en connaissais autant sur le sujet.
— Bah tu te souviens, les apprentissages compliqués c’est mon kiffe. Et puis, mes parents préféraient que je fasse des études plus sérieuses que de dessiner dans mon coin…
Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Bref, c’est génial ! Ça veut dire que tu vas pouvoir retrouver la vue.
— J’ai refusé.
— Quoi ! Mais… pourquoi ?
— Pour les mêmes raisons que tu refuses de passer ce test. Aujourd’hui la cécité est une part de moi. Elle me rend la vie complexe et difficile, mais c’est à travers elle que je me suis construit. Et comme tu l’as si bien dit, c’est aussi grâce à elle que je suis devenu la personne que je suis aujourd’hui.
— Alors, c’est à cause de moi si tu…
— Non. Je l’ai fait pour moi. Enfin, disons qu’à ce moment-là, tout ça me semblait bien plus simple. Je me cachais derrière le sentiment de ne pas vouloir prendre le risque d’essuyer un échec. Si la procédure loupait, j’aurais engagé trop d’espoirs là-dedans. Trop d’attentes. Je préférais éviter ça.
— C’est une sacrée décision. Tes parents sont au courant ?
— Oui. Je leur en ai parlé un peu avant Noël. Il était inévitable que je le fasse, mais j’ai attendu que la date limite d’inscription au protocole soit dépassée pour le faire. Histoire qu’ils ne puissent pas contrevenir à ma décision.
Le souvenir du soir de ma presque agression me revint aussitôt en mémoire. Ce soir-là en rentrant, j’avais trouvé Jérôme derrière son piano, entouré d’un désordre apocalyptique. Voilà donc d’où venait sa colère.
— Ils n’ont pas apprécié.
Tu m’étonnes !
— Et Henry, comment il a réagi ?
— Comme mes parents.
Les paroles d’Henry lors de sa visite du Nouvel An prenaient désormais une nouvelle dimension dans mon esprit. Mais ce qui m’interpelait le plus, c’était ces doutes dont il prétendait que je n’avais pas conscience.
Et si…
— J’ai essayé de les convaincre que ce refus n’avait rien de définitif, ajouta Jérôme. Que ces protocoles restaient expérimentaux, donc risqués. Que je reconsidérerais la question quand les médecins auraient davantage de recul sur ce type de greffe… mais ils n’ont rien voulu entendre.
Il se serra plus étroitement contre moi.
— Ils ont remis ça pendant toute la période de Noël. Même Henry, qui jusque-là m’a toujours soutenu, a fini par me lâcher. Je lui ai fait comprendre que ses doutes étaient insultants pour moi. C’est pour ça qu’il a accepté de venir te parler après Nouvel An pour me rassurer avant ma présentation.
— Il essayait de se racheter ?
— Oui. Il a compris que c’était… important pour moi.
Il détourna le visage et ajouta, embarrassé.
— Tout ça pour dire que je comprends parfaitement pourquoi tu as décidé de ne pas passer ce test. Et aussi pourquoi je pense que tu as complètement raison. Quelle que soit ta décision, tant que tu choisis pour toi et pas pour satisfaire à une quelconque pression, tu ne peux qu’avoir raison.
Je posais ma tête contre son épaule avec tendresse.
— En effet. Mais je peux aussi comprendre la réaction de ta famille. Je ne dis pas qu’elle est juste ou quoi que ce soit. Seulement, c’est assez déstabilisant.
— Peut-être, mais c’est ma décision.
Il tressaillit l’espace d’une seconde avant d’ajouter dans un murmure à peine audible.
— Et je l’assumais pleinement.
— Assumais ?
Je grimaçai, redoutant déjà sa réponse. Il recula et son visage se ferma.
— Donc ça n'est plus le cas aujourd'hui ? insistai-je.
— Disons qu'aujourd'hui c'est juste devenu un peu plus compliqué.
— Quoi ? Mais, pourquoi ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il tourna les talons et sortit me laissant dans le désarroi le plus complet.
Pourquoi fuyait-il comme ça tout d’un coup, lui qui jusqu'à maintenant avait toujours tout partagé ?
Voilà de quoi parlait Henry.
Ces doutes.
Cette souffrance qu'il m'accusait de lui infliger...
Était-ce de cela qu'il parlait ?
Était-ce ma faute s’il regrettait déjà sa décision ?
Sa réaction semblait aller dans ce sens.
Mais pourquoi ?
Qu’avait-il donc en tête ?