23 - L'exposition

Le jour noté sur les billets, nous arrivâmes en avance. L'attente insuffla une tension douce, pétillante dans mes veines, que je n'avais plus ressentie depuis le jour où j'avais fait la queue avec mes parents à l'entrée d'un parc d'attraction. Pour me détendre un peu, je proposai à Sacha de faire quelques pas dans le quartier.

J’aimais marcher le nez levé et ne regarder que la partie supérieure des immeubles : en occultant les boutiques de souvenirs, les enseignes de banque ou d'opticien, j'avais la sensation de flotter dans un surprenant navire de verre et d'acier. Sacha, lui, marchait les yeux baissés. Curieux de connaître le monde que croisait son regard, je cédai à la tentation de l’imiter. Je découvris alors, à l'angle de la rue, sous une proue de pierre en cheveux de sirène, un mendiant qui faisait la manche. Un tremblement me parcourut des pieds à la tête. Je pris Sacha par l'épaule et lui fit faire volte-face avant qu'il n'aperçoive cette vision de misère.

- Regarde ! criai-je pour détourner son attention.

- Où ça ?

- Là-bas !

- Quoi ?

- Rah, tu vois rien !

- Mais quoi ?

- Laisse tomber.

Je l'entraînai de nouveau en direction du musée que l'heure était de toute façon venue de visiter.

À l'entrée, Sacha prit ma main et la serra très fort. À partir de là, ce ne fut plus qu'un Sacha de profil qui fut visible pour moi, mais si terriblement expressif que cette moitié seulement me suffisait à saisir l'ensemble. Le port de sa tête n'était ni altier, ni gracile. Il était légèrement penché en arrière, regardant ce qu'il venait de dépasser plutôt que ce qui se présentait à sa hauteur. Cela lui conférait un air d'étourderie. Son ingénuité apparente était encore renforcée par la trace à peine marquée d'un cerne qui agrandissait le tour de son œil. Verdi quoique peu distinct, le cerne tordait le rose de sa pommette en s'y mêlant de force. Les couleurs s'agaçaient en spiral, déformant la colline où elles étaient posées comme la chaleur en été fait danser le paysage. Ce bouillonnement pigmentait la peau de volutes enflammés. C'était un véritable cyclone qui s'enroulait depuis son œil jusqu'à son cou au fur et à mesure que s’y agglutinaient des gerbes tumultueuses.

- Martin, dit Sacha, ramenant ma contemplation à la sienne.

Sa prise se raffermit sur ma main.

- Il raconte quoi, ce tableau ? voulut-il savoir.

Je plissai les yeux. Il me désignait une peinture brûlante. Soudain accablé de chaleur, je me plaçai dans son ombre, entourai sa taille de mes bras et posai mon menton sur son épaule.

- À ton avis ? lui renvoyai-je sa question.

- Mais je ne sais pas, tout est flou. On dirait une vision. Même les personnages sont de dos. Y a rien de sûr que ce grand soleil qui écrase tout.

- Quel soleil ?

Sacha ouvrit la bouche pour me répondre mais ravala ses mots. Le soleil venait de disparaître de sa vue.

- Les champs sont tellement chauds que j'ai cru…

Encore une fois, il s'interrompit. Il n'arrivait plus à dire ce qu'il voyait. Les couleurs s'étaient muées en sensations. Elles l'habitaient, roulaient sous sa peau. Le tronc rectiligne de l'arbre planté au milieu des blés n'arrivait pas à diviser la composition. Le jaune inondait tout. L'arbre-parasol était réduit à une toute petite ombre et la femme réfugiée sur cet îlot avait déjà le bas de la jupe mangé de lumière et le haut du corps en feu.

Sacha n'avait plus froid.

Il se détacha de moi et se glissa d’un pas sautillant entre deux groupes de visiteurs pour aller se placer devant une autre toile. Je le rejoignis et observai ses yeux qui s’étaient mués en deux petits bourdons. Ils stationnaient de longues secondes en un point avant de se jeter, imprévisibles, dans une diagonale et dans une autre, tournant et tournant autour des fleurs à butiner. Des bouquets que je ne regardais pas et dont j’ignorais encore le secret.

- Elle tricote des pelotes de fleurs et, pour ne pas qu’elles fanent, elle les met à tremper dans une corbeille…

Surpris, je me tournai enfin vers la peinture et je vis ce qu’il voulait dire. L’œuvre montrait une femme occupée non pas à un tricot mais à une broderie. Une sorte de panier semblait contenir ses affaires de couture et, comme la plupart étaient de couleur bleue, les quelques objets d’une teinte plus vive avaient l’air de flotter dans un bassin. Ils avaient exactement la même forme et la même clarté que les corolles des plantes en pot disposées à l’arrière-plan. Je prévoyais ce que Sacha allait dire ensuite : que la femme, son ouvrage terminé, allait piquer les fleurs de laine sur les tiges des plantes.

Mais mon ami s’était tu en réalisant que les autres visiteurs pouvaient surprendre ses divagations. L’histoire n’eut jamais de fin. Il s’éloigna discrètement et disparut dans la salle suivante.

J’y entrais à mon tour et parcourus les œuvres, plus brutes et plus sombres que les précédentes, à la recherche de Sacha. Nombre d’entre elles, d’influence cubiste, perturbèrent ma vision. Des cerfs rouges, diffractés dans une forêt de mousse, m’indiquèrent un chemin qui n’avait pas de direction. Pourtant, je sentis dans leur mosaïque désordonnée quelque chose de familier.

J’avais reconnu, mêlé dans leurs détours, le motif à carreaux d’un manteau en laine. Ce vêtement dont je n’avais pas voulu lorsque ma mère me l’avait acheté faisait depuis quelques temps le bonheur de Sacha.

Je vins me coller à lui et, cette fois, n’attendis pas pour contempler le tableau qui avait retenu son attention. Alors, je fus comme frappé par un heureux hasard et, l’instant d’après, je ris de moi-même. L’image était presque trop évidente. Il aurait été extraordinaire de ne pas la croiser, étant donnée l’exposition, mais je n’y avais pas pensé avant.

Devant nous, un petit cheval bleu se tenait campé dans un paysage de feu. Il s’accordait si bien aux souvenirs rêveurs de Sacha qu’il semblait avoir été spécialement peint pour les illustrer. Mon ami lui-même goûtait cette coïncidence avec délectation. Sa respiration était profonde. Je le devinai saisi dans ses émotions. Comme s’il avait trouvé ce qu’il était venu chercher.

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