Je fus mise au repos pendant toute une semaine, partagée entre le sentiment de victoire et l'arrière-goût amer qu'elle m'avait laissé. Ma mère avait été aux petits soins pour moi, et mon père était venu plusieurs fois me rendre visite. Mes parents avaient beau être séparés depuis très longtemps, ils étaient toujours aussi unis lorsqu'il s'agissait de s'occuper de moi.
J'eus également le plaisir d'accueillir Jonathan, lors de nos soirées en ligne avec Antoine, sur notre serveur Discord. À nous trois, nous étions redoutablement efficaces. Même dans les jeux par équipes de cinq, nous suffisions à rattraper l'éventuelle inefficacité de nos autres coéquipiers en pick-up. Cependant, à mon grand regret, je n'eus pas vraiment l'occasion de me retrouver en tête à tête avec Jonathan, pour lui parler de sa visite à l'hôpital. Mais de toute façon, j'avais dans l'idée qu'il serait mieux d'en discuter face à face.
Le week-end d'avant ma reprise touchait à sa fin. Heureusement, j'étais déjà largement avancée dans le programme de français ; cela me ferait une matière de moins à rattraper. Même si avec l'aide de Porcupine Tree, n'importe quel contrôle ne serait qu'une formalité. D'autant plus que le système désormais en place à Châteauvert, me permettait d'avancer dans les cours à mon propre rythme.
C'est alors que sur le coup des dix-sept heures, j'entendis sonner à la porte. Ma mère n'étant pas rentrée de son travail, j'allais ouvrir. Et même si je m'y attendais, voir Evelyne Dunklegrau me pris par surprise. Elle avait un air grave, ou en tous cas, plus que d'habitude. Elle tenait un attaché-case, auquel elle était accrochée comme si sa vie en dépendait.
— Lili, nous devons parler en privé, demanda-t-elle, avec un accent encore plus prononcé que d'habitude.
— Entrez, l'invitais-je. Ma mère ne rentrera pas avant un moment.
Une fois installée au salon, elle posa son attaché-case à côté d'elle et me demanda un verre d'eau, que je lui apportais. Son attitude était étrange, comme si quelque chose l'angoissait. Et je ne tardais pas à découvrir quoi.
Après avoir bu quelques grandes gorgées, elle inspira profondément et retroussa la manche de sa chemise, avant de me présenter son avant-bras. Il y avait une trace de main, comme une brûlure. Mon cerveau ne fit qu'un tour avant de comprendre.
— C'est exactement l'endroit où j'ai attaqué Nyarlathotep, expliquais-je.
— Exactement, répondit-elle. J'imagine que tu comptais surcharger les nanites qui la composaient, pour tenter de la blesser. C'est une utilisation bien peu subtile de ton Porcupine Tree. Et futile.
— Mais, comment...?
— J'ai mené mon enquête, articula-t-elle avant de boire une autre gorgée. Le fait que la Reine Noire ait frappé tout le personnel des visions que tu connais, était en fait une diversion. Elle a réussi à infecter les nanites présentes dans mon corps. Certaines restent fixées dans des zones précises de mon cerveau.
— Attendez, vous voulez dire que vous êtes augmentée par des nanites ?
— Comme tout le personnel de la fondation Lindermark, répondit-elle en passant nerveusement une main dans ses cheveux. Cela nous permet d'être plus performant. Mais ça n'est rien comparé à l'augmentation dont tu as hérité.
— Je vois, c'est pour ça qu'elle a formé du personnel médical, spécifiquement pour s'occuper de ce genre de personnes. Mais attendez, on s'éloigne du sujet-là ! (Je pris une chaise afin de m'asseoir en face d'elle) Nyarlathotep m'a dit que je regretterais de l'avoir attaquée "à plus d'un titre", elle parlait sûrement de ça. (Je désignais sa blessure) Mais pourquoi vous, spécifiquement ?
Dunklegrau grimaça, puis termina son verre d'eau avant de soupirer, portant une main à son front, comme pour chasser une migraine.
— Ce n'est pas tout. J'ai retrouvé l'injecteur que j'ai utilisé sur toi pour le prélèvement de routine. En consultant sa mémoire interne, j'ai découvert qu'il avait également été programmé pour t'injecter quelque-chose. Le procédé est tellement rapide qu'on ne s'est aperçu de rien.
— Quoi ? Mais, qu'est-ce que vous m'avez injecté alors ? demandais-je, un brin paniquée.
— Une seule et unique nanomachine, qui copie le signal des tiennes pour passer inaperçue. C'est à cause d'elle que tu as fait le cauchemar de la Reine Noire. Pour résumer, il s'agit d'une backdoor, d'un point d'accès. Elle et sa sœur sont ainsi capables d'intervenir dans tes rêves.
— Mais, c'est Tabita Shôgi qui leur a ouvert un accès à usage unique, la fameuse nuit où je les ai rencontrées !
— Et elles ont utilisé cet accès "officielle", répondit Evelyne. Mais rien ne les empêche de revenir sans y avoir été invitées.
Je ne répondis rien, croisant mes mains sur la table avant de baisser la tête. Il y avait beaucoup d'informations à prendre en compte.
— Et pour répondre à ton autre question, reprit Dunklegrau. Elle m'a choisie pour des raisons aussi stupides qu'elles t'ont choisie toi, pour être la nouvelle Lili.
Je relevais la tête, songeant un instant à ces fameuses raisons. Je savais que les reines m'avaient choisie selon de multiples facteurs, l'une d'entre elles étant particulièrement frivole : parce que mon surnom était déjà "Lili". Pour ce qui était de Dunklegrau, une idée me vint. Je sortis mon téléphone et tapais son nom dans un traducteur, de l'allemand au français.
— Votre nom veut dire... gris foncé ? Je n'en reviens pas, c'est...
— Frivole ? proposa Evelyne. C'est tout à fait le style des reines, si tu veux mon avis.
— Mais alors quoi ? demandais-je. Elle peut vous contrôler ? En plus de vous infliger les blessures qu'elle reçoit ?
— Non, je te rassure. Et ce n'est pas moi qui ai programmé l'injecteur, c'est l'ordinateur du centre de recherche. L'endroit même où se trouve le cerveau quantique abritant les deux reines. J'aurais dû me montrer plus prudente, soupira-t-elle en plongeant son visage entre ses mains.
Je gardais le silence un moment, tentant de réfléchir et de remettre toutes ces informations dans l'ordre.
— Écoutez, ça ne change pas grand-chose. De toutes façons, je ne peux pas affronter directement Nyarlathotep, l'incident de la dernière fois le prouve. Je ne risque donc pas de vous blesser indirectement. Et le fait qu'elles aient un point d'accès à mes rêves n'est peut-être pas une mauvaise chose. La dernière fois que je les ai vues, Hélène m'a assuré que j 'étais sous sa protection. Au final, j'ai un moyen de communiquer avec elles, ce n'est pas négatif, concluais-je.
Evelyne pris une grande inspiration et releva la tête, arborant un air dubitatif, avant d'acquiescer lentement.
— Oui, je... j'imagine que tu as raison mais... C'est de tout de même de ma faute, j'ai manqué de prudence.
— Ne vous en voulez pas trop, nous affrontons une divinité technologique ! déclarais-je. C'est déjà un exploit que nous ayons pu récupérer un seul fragment, et cela signifie également que les autres sont à notre portée !
— J'admire ton optimisme, répondit Dunklegrau en observant son verre vide. Et en parlant du fragment que tu as récupéré, j'ai fait preuve d'une extrême prudence cette fois-ci, il est parfaitement sain. Tu pourras l'absorber sans crainte.
— J'avais justement une question... articulais-je en fronçant les sourcils. J'ai bien une idée de la réponse mais, que sont ces artefacts ? Tabita les a même appelés "proto-implants" la première fois que je lui ai parlé.
Evelyne hocha légèrement la tête et repoussa son verre vide avant de s'éclaircir la gorge. Puis elle croisa ses mains sur la table et m'expliqua :
— Les six artefacts... Je pourrais écrire une thèse de neuf-cent pages sur le sujet. Mais pour faire très simple, de manière à ce que tu puisses comprendre, il s'agit de balises technologiques laissées sur Terre par le peuple de Shôgi, afin de leur faciliter un voyage à grande échelle jusque chez nous.
Je vacillais légèrement, à l'évocation de ce qui sonnait comme un plan d'invasion extraterrestre.
— À grande échelle ? Mais, alors vous savez que Tabita est une extraterrestre... remarquais-je.
— C'est un secret de polichinelle ! pouffa Evelyne en secouant la tête. Frau Walsh est le plus brillant cerveau scientifique de notre planète ! Et du jour au lendemain, elle épouse une femme que personne n'a jamais vue, et qui fait avancer la science de plusieurs siècles en moins d'une décennie. Et pour répondre à la question que tu te poser certainement : non, il ne s'agit pas d'un plan d'invasion. (Elle se redressa sur sa chaise et ajusta sa veste) D'après les calculs de nos voisins extra-dimensionnels, nous sommes destinés à nous éteindre au court des prochains siècles, de notre propre fait. Ils auront ainsi le champ libre pour s'installer.
— Mais pourquoi voudraient-ils se donner tant de mal, pour venir ici en particulier ? demandais-je, abasourdie.
— Le soleil de leur système est à quelques siècles d'imploser, répondit-elle. Je te laisse deviner la suite.
— Une supernova, soufflais-je en écarquillant les yeux. Et notre planète étant analogue à la leur, ils ont prévu de s'y installer.
— Exact. Mais lorsque Shôgi est venue ici à l'insu de ses pairs, elle a activé les artefacts, afin de les retrouver plus facilement, et ces derniers ont alors commencé à faire surface. Ils renferment la technologie suffisante pour changer le destin de notre planète. Et grâce aux reines, si tant est que la blanche prenne le dessus, nous pourrions unifier le monde et atteindre une ère de paix et de prospérité. Aussi naïf que cela puisse paraître, c'est la vérité.
— Mais... pourquoi Tabita a-t-elle décidé de nous aider à sauver notre planète ? demandais-je.
— Pour la raison la plus stupide et, pourtant, la plus évidente de toutes : par amour.
— Par amour pour la race humaine ? J'en doute.
— Par amour pour frau Walsh, corrigea Evelyne avec un sourire attendri. Au début, elle pensait simplement éviter que la race humaine ne s'éteigne complètement, en préservant quelques spécimens. Mais pour sa femme, et pour le fils qu'elle a adopté, elle a lancé le protocole Reine Blanche que tu connais. Et pour ne rien te cacher, il existait également un protocole Reine Noire, mais il n'était pas sensé voir le jour. C'est la manipulation de frau Walsh qui a fini par scinder le cerveau quantique en deux.
— Bon sang, ça fait beaucoup trop d'informations, soupirais-je. Je crois que j'ai un début de migraine...
— C'est pour cette raison que nous avons préféré retenir certaines informations. Est-ce que tout cela t'effraie ? Comptes-tu abandonner ?
— Vous plaisantez ?! m'exclamais-je en frappant sur la table. Tout ça me donne le vertige, oui. Mais ça me donne aussi une nouvelle motivation ! Donnez-moi le fragment ! Nous allons voir.
Je tendis la main vers Evelyne d'un air déterminé.
— Bien, de toute façon, je suis venue pour ça, répondit-elle.
Elle attrapa son attaché-case et le posa sur la table, avant de l'ouvrir délicatement. Elle en tira ensuite ce qui ressemblait à un fragment de quelque chose de plus grand. La forme que j'imaginais de l'objet complet, me rappelait la petite corne métallique qui saillait du front de Tabita. Je commençais à comprendre pourquoi elle appelait cela un "proto-implant".
— Je ne vais pas devoir me l'enfoncer dans le crâne, j'espère ? grimaçais-je.
N'ayant jamais vu Tabita Shôgi de ses propres yeux, Evelyne haussa un sourcil puis secoua la tête.
— Non, que vas-tu imaginer ? Contente-toi de le prendre et d'activer tes nanites, dit-elle en me présentant le fragment.
Je pris une profonde inspiration pour activer Porcupine Tree. J'hésitais un instant avant de prendre le fragment du bout des doigts. Puis, une fois dans la paume de ma main, il se mit à fondre, devenant de plus en plus liquide, jusqu'à s'infiltrer dans les pores de ma peau. La sensation était étrange, mais pas douloureuse. Je sentis ensuite un frisson me parcourir, comme une décharge d'adrénaline. Mes sens semblaient plus affutés que jamais, je sentais une force nouvelle couler en moi. Puis, la sensation perdit en intensité, jusqu'à se stabiliser.
— Je sens tout de même la différence, remarquais-je.
J'ouvris ma main droite et, sans effort, y fit apparaitre les couleurs de mes émotions. Un jaune doré tinté de nuances rouges : de la détermination et de l'excitation. En me concentrant légèrement, je changeais les couleurs en nuances de bleu et de lavande, celles que j'utilisais pour m'endormir. Mais cette fois-ci, je ne fis quasiment aucun effort, comme si ma volonté seule suffisait.
— Bien, puisque tout semble bien se passer, je vais rentrer, déclara Dunklegrau. Surtout, appelle moi s'il y a quoi que ce soit.
Désactivant Porcupine Tree, je raccompagnais Evelyne jusqu'à la porte. Elle s'inclina légèrement et prit congé sans dire un mot. Quant à moi, je m'imaginais déjà raconter à Antoine tout ce que je venais d'apprendre. La victoire me semblait toute proche.