22. Fenore

Par Hinata

Il faisait particulièrement chaud ce jour-là. Ou alors la lourdeur de l’atmosphère était seulement due à la quasi-absence de vent dans la zone qu’ils traversaient. Quoi qu’il en soit, quand Nesli et Domyrade relevèrent leurs cheveux longs pour dégager leur nuque, Fenore n’hésita pas bien longtemps à les imiter.

Elle marchait près de Beherzt. Il s’était porté à son niveau et, malgré ses jambes d’homme miniature, se maintenait sans difficulté à côté d’elle. De tout le groupe, sa compagnie était sûrement celle que Fenore appréciait le plus. Elle avait aussi pas mal discuté avec Domyrade, mais Beherzt restait sans conteste le plus amical.  

En revanche, elle ne s’était toujours pas habituée à sa taille. L’extrémité de ses cheveux rouges ébouriffés lui arrivait tout juste à l’épaule. Il n’était vraiment pas plus grand que Juil... Elle eut un pincement au cœur en songeant que son petit frère devait avoir récemment fêté son dixième anniversaire sans elle.

− Cette chaleur est insupportable, marmonna Beherzt. Tiens, tu veux bien me tenir ça un instant ?

Elle attrapa le sac à dos qu’il lui tendait et le regarda déboutonner sa chemise. Quand Fenore comprit qu’il allait carrément la retirer, elle ramena les yeux devant elle. Après la nymphe aux vêtements presque transparents et le faune ailé qui se promenait déjà torse nu, voilà que le deuxième garçon du groupe se dénudait. Et après ils s’étonnaient qu’elle garde tout le temps les yeux baissés …

− Merci, lui sourit Beherzt en récupérant son sac.

Oh, d’accord : à moitié déshabillé, il n’avait vraiment plus rien à voir avec un elfe de dix ans. En fait, elle réalisait seulement maintenant à quel point Beherzt était l’exacte réplique, en miniature bien sûr, d’un humain de vingt-trois ans bien proportionné.

Ses bras étaient un peu plus fins que ceux de Fenore, mais tout aussi musclés. Ses épaules, également, lui donnaient bien la carrure d’un adulte, de même que la longueur de son buste et l’épaisseur de son cou. Quant au liseré de poils rouges qui descendait sous son nombril, ce n’était pas celui d’un garçonnet, pas plus que ses moustaches tressées ou la barbe qu’il prenait soin de raser le matin. Se sentant observé, Beherzt tourna la tête vers elle et leurs regards se croisèrent. Oh non, il la prenait pour une voyeuse. Elle devait dire quelque chose, et vite.

– Je… Hum, je me demandais, Beherzt… d’où est-ce que tu viens ?

Elle ne s’en sortait pas trop mal. D’autant qu’elle était plutôt curieuse d’entendre la réponse à cette question. Pour le moment, Fenore ne connaissait pas grand-chose de lui. Elle avait bien vu qu’il savait des tas de choses sur les différents peuples et leurs royaumes, ce qui voulait sans doute dire que les rumeurs sur l’éducation très complète des nains ne venaient pas de nulle part. Mais pour ce qui était de son expérience de voyage, il ne la devait qu’à lui. Et avant d’être sur les routes, où avait-il vécu ? Il n’en avait encore jamais parlé

– D’une région aux alentours d’Aderon. 

– Je ne connais pas les villes de l’Edelstein, s’excusa Fenore.

Beherzt n’eut pas du tout l’air de lui tenir rigueur.

– Aderon est presque au centre du royaume, lui expliqua-t-il simplement. J’habitais près des landes. Pas mal de monde a les cheveux rouges par là-bas.

– Je me disais bien que ce n’était pas une teinture.

Sa remarque fit sourire Beherzt.

– Et toi ? dit-il. Est-ce que tous les elfes de Raïeul ont les cheveux blancs ?

 Elle fut surprise d’entendre le nom de son village dans la bouche du nain. Il avait une bonne mémoire pour s’en souvenir encore alors que Fenore n’avait fait que l’évoquer le jour où elle s’était un peu présentée.

– Non, seulement les membres de ma famille. Ils nous viennent d’un ancêtre de ma mère.

– Intéressant. Vous n’avez jamais essayé de remonter à leur apparition ?

Fenore haussa les épaules.

– Et vous ? Pourquoi rouges ?

– On dit que c’est un roux modifié par du sang de nymphe.

– Mais c’est dégoûtant !

– Pas du vrai sang, expliqua aussitôt Beherzt. En fait, une nymphe aux cheveux bleus ou roses…

– Ah bon ? Toutes les nymphes n’ont pas les cheveux verts comme Nesli ?

– Eh non ! Je crois me rappeler par exemple que le Sage de la Ruissolvie a les cheveux bleus, et le fiancé de Nesli aussi d’ailleurs.

– Tu l’as déjà rencontré ?

– Qui ? Cyren ? Non, bien sûr que non. C’est juste que Nesli nous en a beaucoup parlé.

Fenore hocha la tête. Evidemment. Beherzt, Nesli et Domyrade s’étaient rencontrés avant l’attaque du clan du Naja. Sans le poids de ces morts, de ces souvenirs, de cette incompréhension, le voyage avait dû être bien plus propice à la discussion.

– Bref, reprit Beherzt, une nymphe aurait eu des enfants avec un nain ou une naine, et leurs descendants seraient nés avec les cheveux rouges.

– C’est une simple supposition sans fondements, conclut Fenore que l’anecdote amusait malgré tout.

– Oui, mais qui sait ? J’ai peut-être du sang de nymphe dans mes veines.

– Je ne suis pas sûre, fit-elle remarquer en lui montrant le coup de soleil qui commençait à rougir ses épaules.

Fenore avait déjà remarqué que, malgré sa peau blanche de nymphe, Nesli ne craignait pas du tout le soleil.  D’ailleurs, et bien que ses vêtements violets laissassent nus ses bras, son ventre et ses longues jambes, elle ne bronzait pas non plus. À côté d’Atkos dont la peau semblait aspirer les rayons du soleil, elle semblait vraiment venue d’un autre monde.

D’une certaine manière, ils venaient tous d’un monde différent les uns des autres. Au lieu de l’effrayer, cette perspective rendait bizarrement Fenore plus sûre d’elle. Ils étaient seuls tous les cinq, chacun séparé de ses semblables pour quelque raison que ce soit. A ce titre, elle avait en quelque sorte sa place parmi eux.

Un bruit de pas qui se rapprochait dans son dos lui fit jeter un œil par-dessus son épaule. Domyrade lui renvoya aussitôt un regard glacial. Elle avait déjà abandonné Nesli et Atkos à l’arrière. Ces deux-là avaient pris l’habitude de marcher toujours côte à côte. Domyrade s’immisçait régulièrement entre eux, mais ne supportait jamais bien longtemps l’allure lente du blessé. Et comme d’habitude, Domyrade était revenue contrariée de ce moment passé près du faune ailé.

Il était clair pour tout le monde, y compris Fenore, que Domyrade n’appréciait pas Atkos. Avant d’en parler un peu avec elle, Fenore ne voyait vraiment pas pourquoi : il ne se montrait pas du tout désagréable, un peu apathique peut-être, souvent plongé dans ses pensées, mais on pouvait comprendre qu’il n’ait pas le cœur à se montrer affable. En fait, Fenore se serait plutôt attendue à ce que ce soit lui qui regarde Domyrade d’un mauvais œil…puisque les humains étaient derrière l’attaque de son clan, enfin apparemment. Mais il n’en était rien. Même pas pour déverser sa colère ou son chagrin sur quelqu’un. Non, Atkos gardait tout pour lui. Encore une fois, Fenore pouvait comprendre. Elle n’était pas tellement du genre à s’épancher non plus. Cela dit elle aurait bien aimé, si elle avait été sûre de ne pas déranger tout le monde avec ses jérémiades.

Domyrade, au contraire, ne cachait pas ses émotions, et certainement pas son aversion pour l’hybride. Elle ne perdait pas une occasion de lui faire sentir que sa présence lui déplaisait, que Nesli était son amie à elle, et qu’elle n’avait entre autres pas besoin de lui pour maîtriser son Don de l’air. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas gentille, et Fenore n’approuvait pas. Domyrade se comportait comme une enfant, et bien sûr ne supportait pas qu’on le lui fasse remarquer. Fenore n’allait pas l’embêter avec ça. Après tout, Atkos avait l’air de s’en ficher complètement, et c’était un grand garçon, alors s’il ne réagissait pas… Et puis, l’humaine agissait bien différemment avec elle. Fenore ne voulait pas se mettre à dos l’un de ses meilleurs soutiens. Surtout que Domyrade était la seule à connaître son pouvoir du feu.

Elles n’en avaient pas vraiment discuté, plutôt tacitement convenu que tant que Fenore ne déciderait pas d’en parler avec tout le monde, cela resterait leur secret. Et comme Fenore était une grande indécise, la situation ne changerait probablement pas avant un bon moment.

D’accord, elle avait peut-être un Don anormal, comme les autres. Mais peut-être pas. Peut-être qu’encore une fois, elle était à part. Parce que les autres n’avaient pas manqué de tuer quelqu’un par mégarde avec leur pouvoir. Il n’y avait qu’elle que son pouvoir rendait dangereuse. Depuis qu’elle avait maîtrisé l’incendie, les petits feux de camp du soir ne lui faisaient plus peur. Mais de là à vraiment contrôler cet élément… Non, ça semblait impossible.

– Je croyais que les elfes devaient faire des arts martiaux tous les jours, déclara Beherzt à côté d’elle.

– L’Entraînement, acquiesça Fenore.

Le souvenir de la clairière lui revint en mémoire.

– Je ne t’ai jamais vue le pratiquer.  

Non, en effet, son dernier Entraînement remontait à la lune rousse, avant l’accident. Elle s’était exercée tout en pensant à la soirée où son frère allait l’emmener…  Comme cette vie-là semblait loin… Une chose continuait de brûler vif dans sa mémoire : le jour où tout avait basculé.

Elle avait essayé de reprendre l’Entraînement après sa fuite de Raïeul. Impossible de terminer le moindre exercice sans se mettre à trembler. Elle se revoyait dans la clairière, et Sahel était là, avec son regard mauvais, ses brûlures. Fenore n’avait pas réussi à faire abstraction. Elle était tombée à genoux sous les yeux mornes de Mocheté. Pff, même ce stupide canasson lui manquait maintenant…

– C’est peut-être compliqué étant donné qu’on marche toute la journée, admit Beherzt sans se douter des pensées qui la traversaient.

Fenore hocha la tête, contente qu’il lui trouve une excuse.

– Tu sais, ça ne gênerait personne que tu t’entraînes le soir quand on s’arrête.

C’était toujours agréable à entendre, mais Fenore ne se sentait toujours pas capable de s’entraîner de nouveau. Même si le souvenir de Sahel la hantait moins qu’avant à présent, tout ça c’était trop de son ancienne vie. Tous ces efforts pour s’intégrer à la communauté… On voyait le résultat. Elle n’aurait pas pu échouer plus lamentablement. Et à présent tout était fichu, alors à quoi bon…

Elle garda soigneusement les yeux rivés sur ses pieds pour ne pas laisser Beherzt voir à quel point ce sujet l’impactait.

− J’imagine que tu te sens seule, hésita-t-il. Mais justement, dans ces moments-là, autant en profiter pour prendre du temps pour soi, tu ne crois pas ? Indépendamment des autres… Pour se reconstruire, quelque chose comme ça.

C’était ce qu’elle avait envisagé pendant un moment. Faire de son exil une occasion de devenir meilleure. Plus facile à dire qu’à faire. Elle restait désespérément elle-même : une fille insignifiante, lâche, incapable… Cela dit, les paroles de Beherzt tendaient à lui faire voir les choses sous un autre jour. Quitte à rester cette fille méprisable, autant faire ce qui lui plaisait. Finalement, ce moment traumatisant dans la clairière avec Sahel ne pesait pas tant que ça face à toutes les matinées qu’elle avait passées au centre d’Entraînement. Ces heures passées sans penser aux autres, en harmonie avec elle-même, avec son corps qui pour une fois lui obéissait parfaitement, avec son esprit qui se laissait enfin aller à des pensées légères…

− Je pense que tu as raison, finit-elle par répondre.

Beherzt lui adressa un sourire qu’elle lui rendit tout naturellement.

 

***

 

Trop heureux de profiter de la fraîcheur du soir après la chaleur écrasante de cette journée, ils marchèrent encore un certain temps après le coucher du soleil. La silhouette d’un arbre solitaire les décida finalement à s’arrêter pour la nuit.

Fenore laissa tomber sa sacoche sur les racines et s’adossa au tronc. Ce geste si familier lui parut étrangement décalé. Elle leva la tête vers le feuillage. La forme des branches lui rappelait un peu la maison. Bien sûr, la présence envahissante du ciel étoilé partout autour empêchait l’illusion de s’installer. De même que le silence, bien trop pesant pour une nuit dans la forêt.

Un petit rire collectif agita le reste du groupe en train de s’installer non loin de l’arbre. Heureusement qu’elle ne voyageait plus seule.

Comme Fenore prêtait une oreille plus attentive à la discussion, elle entendit Nesli avouer en souriant :

– Et je croyais aussi que les nains montaient des poneys.

– Quelle drôle d’idée, commenta Beherzt d’un air amusé. Il y a peu de cavaliers en Edelstein, mais je t’assure qu’ils montent des chevaux tout à fait ordinaires, ou plutôt les plus rapides possible.

Fenore se détacha de l’arbre et découvrit qu’on lui avait laissé une place dans le cercle, juste entre Atkos et Beherzt. Elle prit bien soin, en s’asseyant, de ne pas toucher l’aile blessée de l’hybride. Mais à peine installée, toute son attention se porta sur Beherzt. Tout en suivant la discussion, il se servait de brindilles et autres branches mortes pour allumer un feu. Il resta un moment penché sur ses genoux, à battre le briquet, souffler et arranger ses batônnets.

Fenore resta attentive, guettant nerveusement le moment où les flammes naîtraient. Elle ne savait pas encore trop s’il valait mieux surveiller le feu au cas où quelque chose se passerait, ou le fuir du regard pour ne pas influer sur lui. En tout cas, elle gardait soigneusement ses mains contre elle. C’était avec ses paumes que Domyrade appelait les forces de l’air, et avec ses paumes aussi que Fenore avait plusieurs fois donné vie au feu sans le vouloir.

– Il paraît que toutes les grandes villes sont entourées de remparts, c’est vrai ? demanda Nesli.

Domyrade répondit la première que Zandiar était cernée de remparts carrés gigantesques, et qu’on ne pouvait donc y entrer que par quatre énormes portes. Cela rappela à Fenore son passage à la ville frontalière de Manda. Cette cité-marchande s’élevait à l’intérieur d’un mur circulaire haut comme une tour. Elle hésita à partager ce souvenir avec les autres. Après tout, elle était peut-être la seule à être déjà passée par là-bas.

Un crépitement soudain lui fit ravaler de frayeur les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer. Au centre de leur cercle, un maigre feu pétillait à présent, crachant quelques braises et de petites bouffées de fumée qui montaient vers le firmament. Beherzt ajouta quelques branches d’arbre mortes et se rassit, l’air satisfait.

Fenore se força à détendre ses épaules et suivre la discussion sans trop s’inquiéter. Ce n’était qu’un petit feu de rien du tout, et les soirées précédentes s’étaient déroulé sans incident. Il n’y avait pas de raisons pour que cette fois-ci soit différente. 

– Arogh aussi a des remparts, raconta Beherzt, mais seulement d’un côté car de l’autre, elle est plaquée contre la montagne.

– Arogh ? répéta Atkos l’air perplexe.  

– La capitale de l’Edelstein. C’est là que se trouve la Citadelle.

Fenore croisa brièvement le regard d’Atkos, qui vérifiait autour de lui qu’il n’était pas le seul à ne pas connaître ce dont Beherzt parlait. Il était clair que tout le monde était dans le même cas. Beherzt leur accorda à tous les quatre un sourire ponctué d’un léger soupir. Pendant que Domyrade lançait la distribution de nourriture, il se mit à leur parler de la Citadelle.

La forteresse avait été construite dans le flanc de la montagne et abritait, en plus de nombreux savants, la grande famille de la Mère des nains – qui n’était ironiquement pour le moment, si Fenore avait bien compris, la mère de personne à proprement parler. Beherzt s’attarda surtout sur les nombreuses bibliothèques d’Arogh et celle de la Citadelle en particulier, la plus grande de toutes, et même du monde entier, d’après lui. Ils avaient tous terminé leur repas quand Beherzt conclut finalement :

– Nous pourrions faire un détour par Arogh en allant dans les montagnes.

Les montagnes de l’Edelstein. C’était là-bas qu’habitait le père de Domyrade, que la jeune fille comptait bien retrouver.  Aux dernières nouvelles, Nesli et Beherzt avaient décidé de l’accompagner jusque là-bas. Est-ce qu’Atkos irait aussi ? Il ne s’était pas encore prononcé là-dessus. Pas plus qu’elle, d’ailleurs. 

Est-ce que lui aussi n’arrivait pas à envisager vraiment la suite ? Est-ce que lui aussi attendait qu’on lui propose des solutions ? Non, sûrement pas, il savait prendre des décisions. Sa seule présence ici le prouvait. Fenore n’avait pas quitté les siens de son plein gré, contrairement à lui.

Pourtant, quand elle posa les yeux sur lui, elle le trouva tête baissée, le regard fuyant. Ils avaient peut-être plus en commun qu’elle ne l’avait cru.

Comme toujours quand on abordait un sujet qui incommodait le faune ailé, Nesli fit dévier la conversation sur un autre sujet. Elle voulait absolument connaître les meilleurs plats de chacun de leur royaume. Il y eu un moment de discussion confuse pour savoir qui commencerait. Fenore intercepta le regard de Domyrade en face d’elle.  

– Pour que tu t’enfuies de chez toi, lui glissa-t-elle à mi-voix, ça ne devait pas être bien fameux.

– Je te demande pardon ?

Fenore avait parlé plus durement qu’elle ne l’avait cru. Les autres s’étaient complètement tu, les sourires s’effaçaient doucement.

– Oh, désolée. C’était pour rire.

− Ah oui ?

− Oui, affirma Domyrade avec un sourire excédé. Je n’aurais pas dû plaisanter là-dessus à ce que je vois.

– Non, en effet.

Fenore ne se sentait pas bien, quelque chose la pinçait de l’intérieur. Elle comprenait que Domyrade n’avait pas voulu la contrarier. Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle parle de ça ? Et de cette façon … Comme si Fenore avait voulu tout ce qui était arrivé !

− D’accord, je ne dirais plus rien, conclut Domyrade.

Ce sentiment désagréable dans sa poitrine, elle le reconnaissait maintenant. C’était celui qu’elle avait trop souvent éprouvé, toutes les fois où on s’était moqué d’elle en pensant qu’elle était trop bête pour s’en rendre compte. Dans la lumière du feu de camp, elle vit distinctement un petit pli amusé poindre aux coins des lèvres de Domyrade. C’était trop.

− Il n’y a rien de drôle à vivre en exil !

Il y eut un silence pendant lequel Fenore réalisa avec honte qu’elle était aux bords des larmes.

– C’était une simple plaisanterie, elle ne voulait pas te blesser, prononça doucement Nesli. Calme-toi, Fenore.

Une simple plaisanterie ? Ne voyaient-ils pas qu’elle n’était pas en état de plaisanter ? Que sa famille lui manquait ? Elle croyait que Domyrade la comprenait un peu, mais non, elle se plaisait très bien avec Nesli et Beherzt. Ils se plaisaient tous bien ici. Mais d’ailleurs Fenore aussi se plaisait avec eux ! C’était la faute de Domyrade si Fenore gâchait l’ambiance en se mettant dans tous ses états. Pourquoi avait-il fallu que cette fille parle de la maison ? Fenore voulait retrouver sa chambre, se faire assiéger par sa famille tout entière parce qu’elle leur avait manqué. Eux aussi lui manquaient tellement… Fenore se força à prendre une grande inspiration. Les mots sortirent tout seuls au moment où elle expirait :

– Tout le monde n’a pas eu la chance de quitter volontairement sa maison sur un coup de tête.

Elle osa fixer son regard sur Domyrade. Si cette gamine faisait encore mine de sourire… Non, elle ne souriait plus du tout. Au contraire, Domyrade dardait sur elle ses yeux bleus pleins d’une colère glaciale. Ses cheveux bouclés s’agitaient étrangement autour de son visage. Le vent se levait.

Fenore sentit son cœur accélérer. Elle allait se prendre une tempête en pleine face, s’aplatir violemment sur le sol comme quand Domyrade leur avait montré son Don pour la première fois. Le vent forcit brusquement, vola vers Fenore et, l’espace de quelques secondes, lui souffla vers l’arrière tous ses cheveux blancs. Et… ce fut tout. Il ne se passa rien de plus.

Elle entrouvrit les paupières. Domyrade jetait de petits regards autour d’elle et Fenore ne sut si la surprise dominait la déception, ou bien l’inverse.

Puis elle réalisa que cela n’avait aucune importance. Dans le silence qui s’était installé, un grésillement sourd gagnait à présent en intensité. Fenore riva ses yeux sur le feu. Ce… cette sensation… Oui, son pouvoir s’était réveillé et commençait déjà à se manifester. Heureusement que les flammes n’avaient pas essayé de la protéger de Domyrade juste avant. Cela ne les empêchait pas d’agir étrangement maintenant. Il ne fallait pas, c’était dangereux

Les flammes bondirent furieusement vers les cieux, tellement brûlantes qu’elles en devenaient bleues. Mais bizarrement, Fenore ne se sentit pas effrayée. Cette explosion d’énergie lui faisait un bien fou. Comme si sa colère et sa peine l’avaient quitté pour brûler sous ses yeux plutôt que de la consumer de l’intérieur.

Ce feu lui parlait, lui semblait familier. Elle n’avait jamais connu une telle sensation. Cette conscience aigüe de la force qui brûlait devant elle. Elle ressentait chaque variation de température. Son esprit ondulait en parfaite harmonie avec les flammes. Cela n’avait rien à voir avec la maîtrise de son corps qu’elle avait pu expérimenter à l’Entraînement. C’était autre chose, une entité à part qui lui avait tendu la main, qui l’autorisait à œuvrer avec elle, qui se laissait enfin apprivoiser.

Sereine et fiévreuse en même temps, Fenore voulut à son tour parler au feu. Elle lui fit savoir ce qu’elle désirait. Immédiatement, les flammes s’ouvrirent au centre et prirent l’apparence d’une gueule énorme aux crocs ardents, qui sembla rugir férocement sur Domyrade. La jeune fille se tétanisa face à ce monstrueux brasier qui semblait sur le point de l’engloutir. Fenore se sentait fière. Elle, la fille que tout le monde prenait en pitié, faisait se ratatiner de peur la fille qui avait toujours le dernier mot.

Puis tout devint fade dans sa bouche. Elle crut qu’une poignée de cendres descendait jusque dans ses poumons. Fenore relâcha son pouvoir et les flammes reprirent docilement leur aspect initial.

Une soif insupportable lui asséchait la gorge. Elle sentait ses jambes trembler sous son poids. Bizarre, elle ne se rappelait même pas s’être levée. Sa vue se brouilla légèrement avant de revenir à la normale. Le silence retombé brutalement l’étourdissait aussi un peu. Pendant ce qui lui parut une éternité, personne ne parla.  Le feu, comme si rien ne s’était passé, pétillait paisiblement, consumant ce qu’il lui restait de bois à brûler. Comme chacun reprenait peu à peu ses esprits, Nesli vérifia la première :

– C’était le Don du feu ?

Elle s’adressait à Beherzt. Après tout, ce pouvoir était, normalement, celui des Révélés nains. Leur ami acquiesça lentement. 

– Et je suppose que ce n’était pas le tien, continua Nesli.

Toujours muet, Beherzt secoua la tête et tous leurs yeux se fixèrent à nouveau sur Fenore. Le poids de cette attention eut raison d’elle, Fenore s’écroula à genoux sur le sol.

Le Don du feu. Alors elle était vraiment comme eux en fin de compte. Elle pouvait maîtriser cet élément, aussi improbable soit-il pour une elfe. Elle pourrait peut-être retourner chez elle… Mais même si le village l’acceptait de nouveau… est-ce qu’elle serait encore une elfe à leurs yeux ? Pourquoi avait-il fallu que cette anormalité tombe sur elle ?

La nuit se fit beaucoup plus noire qu’avant, les étoiles ne brillaient plus, et l’obscurité avait avalé la silhouette de l’arbre. Les formes de ses amis s’estompèrent doucement avant de disparaître à leur tour. Il ne resta plus que la douce lumière du feu.

 

 

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Notsil
Posté le 07/06/2020
Ah, Fenore, piquée au vif, finit par laisser éclater la colère qu'elle tenait sous contrôle ! Logique, à force ^^ Et sans se douter que Domyrade n'est pas non plus partie de son plein gré...
On voit qu'ils se connaissent sans se connaitre, c'est un terrain propice aux incompréhensions, donc aux conflits :) Et des liens se créent entre certains, donc des jalousies, que du bon.
Enfin, il faut crever l'abcès pour repartir sur des bases plus saines, donc on va dire que c'est une bonne chose de faite. Behertz commence à lâcher des info sur son passé, j'imagine qu'on va avoir quelques révélations sur lui à un moment aussi ^^
En tout cas, c'est addictif :p
Hinata
Posté le 08/06/2020
Oh bah c'est cool si tu trouve plutôt logique "l'explosion" de Fenore, j'ai un peu peur que ça sorte de nulle part, et je pense même à revenir faire des modifications à ce passage de l'histoire quand j'aurais bouclé un peu le tome en entier, on verra ...

Oui, finalement ça reste une bande d'inconnus qui se retrouvent ensemble un peu par hasard voire malgré eux, donc ouais, pas trop l'ambiance besties et bisounours pour l'instant > <
Ouuui, restons positifs, ils vont sûrement repartir sur de bonnes bases et réaliser de grandes choses ensemble ;)

Ah ha, Beherzt commence à sérieusement t'intriguer n'est-ce pas? Très bien, très bien héhé

OOOhh ça me fait trop plaisir que l'histoire ait un côté addictif !! J'ai un tellement bon souvenir de bouquins que j'arrivais pas à lâcher, c'est un peu un idéal (entre autres) à atteindre avec mes romans, mercii pour ce compliment * - *
_HP_
Posté le 06/06/2020
Hey !

C'est très surprenant de voir Fenore se révéler (dans les deux sens du terme xD), s'ouvrir aux autres, ne plus être la petite elfe timide, et ça a un côté assez plaisant en fait ^^
Beherzt a l'air d'avoir un peu le rôle de "gardien" du groupe, qui va veiller à ce que tout le monde s'entende etc. Je pense qu'ils vont en avoir besoin, si chacun se met à se fâcher contre l'autre... 😬 Et Nesli va aussi calmer un peu le jeu à mon avis.
J'aime beaucoup les explications de Beherzt sur l'origine de certains nains, descendant des nymphes ^-^ Beherzt est un personnage que j'apprécie énormément en général, et je suis très curieuse de savoir quand et comment son Don va se révéler (et lequel ça sera ^^ si je suis bien ça doit être celui habituellement "réservé" aux faunes, non ? )
Hinata
Posté le 06/06/2020
aww j'aime trop sentir que tu te familiarise de plus en plus avec toute cette bande de gosses <3
Et tes petites analyses me semblent fort pertinentes, c'est cool haha, t'arrive à les cerner ^^

Beherzt est le préféré de pas mal de monde, dont moi, obviously, je crois que c'est parce que c'est le plus censé...ou bienveillant, je sais pas, mais en tout cas il a un sacré potentiel de Best Boy de l'univers <3 <3 <3

Hum, sans valider quoi que ce soit sur ton hypothèse, je te note juste que le Don des faunes est le même que celui des autres hybrides aka celui de l'air (que Domyrade maîtrise déjà), et celui que personne n'a dans le groupe c'est celui du végétal, qui se révèle chez les elfes, voilà ^^

Merciii encore pour tes comms du feu de dieu !!
Alice_Lath
Posté le 12/05/2020
Oooh, eh bien, Fenore se révèle (c'est le cas de le dire, bruit de cymbale suite à cette vanne claquée), en tout cas c'était une belle dispute. Mais du coup, je me demande ce qui fait que Domyrade ne pouvait plus utiliser son pouvoir: ils peuvent se les annuler mutuellement, c'est bien ça? Ou c'est autre chose? Je trouve aussi que la dispute s'embrase assez vite, mais c'est plutôt bien rendu donc pourquoi pas :) En tout cas, hâte d'en savoir plus
Hinata
Posté le 12/05/2020
T'en fais donc pas mon ptit, j'approuve cette vanne XD

Hum, non bien vu mais ils ne se les annulent pas mutuellement. Pour le coup il existe une raison pour laquelle le Don de Domyrade ne fonctionne pas correctement à ce moment-là : ils sont dans une zone de la Plaine moins venteuse tout simplement, et elle gère assez mal son pouvoir pour l'instant, this is why ... (j'espère que c'est un peu crédible he > <" )

Mouais, cette dispute n'est pas très convaincante n'est-ce pas... Je cherche un moyen de l'améliorer, on verra bien si l'illumination me vient d'ici la fin de la réécriture ^^

Merciii pour le comm <3
Xendor
Posté le 09/05/2020
Coucou Hina,

Que de bazar aujourd'hui. Fenore et Domryade semblent être devenu ennemies alors que si elles avaient discuté ... Rien de tout cela n'aurait eu lieu. Et en plus, le moment ou Fenore utilise, son don, on dirait un gamin qui vient de découvrir qu'il pouvait appuyer sur le bouton rouge de la bombe H ...

Je me demande comment Behertz et Nesli vont faire pour les contenir. Déjà que la situation sur le continent est complètement nawak, alors si les révélés se bastonnent entre eux c'est la fin !

J'ai bien aimé l'explication de Behertz sur les origines de son peuple. Des nains issu des nymphes, sympathique ^^
Hinata
Posté le 11/05/2020
Ooooh j'avais oublié de répondre >< Sorry sorry, je l'avais pourtant lu tout de suite, merci de commenter aussi rapidement à chaque fois c'est génial !

Ah, la communication, c'est sûr que ça aurait aidé, mais c'est un peu un problème à la fois pour Fenore et pour Domyrade, même si elles se sont plutôt bien entendues dans un premier temps...
est-ce que tu trouve que le passage de Fenore avec son Don a quelque chose de ridicule? Si c'est le cas je comprendrais très bien haha, cette scène ne me satisfait toujours pas vraiment je dois dire ^^" En tout cas si tu trouve que certaines choses gagneraient à être modifiées pour améliorer l'histoire n'hésite pas à le dire clairement, les critiques constructives sont toujours les bienvenues !

Haha j'aime bien ta petite remarque sur les conflits à deux échelles XD

Contente que ce détail t'ait plu ^^

Merci pour ta lecture !
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