Le Playground est encore calme le vendredi soir à dix-huit heures, quand Marie entre. Elle est excitée à l'idée d'en apprendre plus sur l'idée de Liem. Celui-ci n'a pas voulu lui en dire davantage, arguant qu'il avait besoin de valider un certain nombre d'hypothèses avant de lui partager son plan. Il n'a pas non plus joué avec elle cette semaine. Il s'est contenté de lui laisser une étrange consigne : « trouve l'ADC le moins utilisé et montre-moi contre qui il gagne ». Elle a hâte de partager ses trouvailles.
La table habituelle est déjà occupée par trois personnes quand elle entre, et elle est sur le point de chercher une autre table quand elle reconnaît la longue chevelure blanche de Jiya. Elle rejoint son idole et découvre deux personnes qu'elle ne connaît pas. Une jeune femme blonde, fine, la coupe au carré, la dévisage d'un air curieux. À côté de lui, un homme aux longs cheveux crépus semble perdu dans l'examen d'un énorme cahier.
– Je te présente Katy, enfin Pandora dans le jeu, et Joan, qui, même dans la vie réelle, est surtout connu comme étant Blinks. Et je vous présente donc Marie, connue comme Styx in-game. Il ne manque que Han, il m'a dit qu'il aurait un peu de retard, mais il ne devrait pas tarder. »
Marie est prise d'un étrange pressentiment. On est cinq. Est-ce une coïncidence ?
– C'est donc toi qui es à l'origine de ce projet », lance Katy d'une voix curieuse.
Elle n'a pas le temps de creuser cette affirmation. Liem entre dans le bar. Blinks finit par lever le nez de son cahier. Il dévisage Marie étrangement, puis son cerveau semble relier la conversation qu'il a dû entendre sans vraiment l'écouter. Faites que ce soit une coïncidence, en fait.
– Désolé du retard. Les trains ont du mal avec la ponctualité, et les visites ont pris un peu plus longtemps que prévu. »
– Tu as trouvé ? », demande Jiya d'une voix pleine d'entrain.
Liem hoche la tête avec un sourire. Visiblement, Blinks et Pandora ne sont pas dans la confidence, puisqu'ils les regardent l'un et l'autre avec curiosité. Qu'est-ce qu'ils nous cachent, ces deux-là ? Liem s'installe et prend la parole.
– Tout le monde n'a pas le même niveau d'information, alors je vais tâcher de résumer. Si vous êtes là, c'est pour déterminer si vous souhaitez faire partie d'une nouvelle équipe dont l'objectif est d'intégrer la Ligue française sous dix-huit mois. L'équipe serait donc actuellement composée de Pandora en toplane, Blinks dans la jungle, Jiya en midlane, Styx en botlane, et moi-même, Hanabi, en support. Pas de coach. Juste nous, et nos idées. »
Personne ne parle pour l'instant, mais tout le monde est attentif. Marie n'en croit pas ses oreilles. La phrase de Katy lui revient en tête. Ce serait moi qui ai lancé ce projet ? Mais elle n'ose pas interrompre Liem, qui continue.
– Vous allez me dire que c'est de la folie. Vous avez raison. Mais nous sommes tous convaincus ici que la communauté a besoin de voir que les femmes ont leur place dans ce jeu. Que les équipes mixtes peuvent perturber l'hégémonie des équipes purement masculines. »
– Et que le meta peut-être perturbé », coupe Blinks.
– Et ça, aussi », répond Liem, amusé. Puis il redevient sérieux alors qu'il reprend : « Vous m'avez entendu, c'est un engagement de dix-huit mois. Le but de ce soir, c'est que vous vous fassiez une opinion des autres membres à cette table, et que vous répondiez à deux questions : "Ai-je envie d'être dans ce projet ?" et "Suis-je prêt ou prête à vivre dix-huit mois avec ces quatre autres énergumènes ?" »
– Vivre avec ? », interrompt cette fois Marie.
Liem hoche la tête. Il sort un papier de sa veste, et pose sur la table plusieurs photos d'une maison dans une plaine, avec un lac en arrière plan.
– Je vous présente notre future gaming house. Cinq chambres, un coin cuisine, un espace détente, et un étage qui servira de salle de jeu et de brief. »
– Qui paie ? », lance Blinks du tac au tac.
– Liem et moi », répond Jiya calmement. « Nous couvrirons les frais d'hébergement et d'internet. Plus les déplacements sur les LAN. Nous comptons sur vous pour nous aider pour les courses », finit-elle avec un sourire.
– Sur dix-huit mois, ça doit faire… au moins vingt-cinq mille euros, non ? »
Marie a le souffle coupé. Jiya et Liem échangent un regard, avant que Liem reprenne la parole.
– On a tablé sur soixante mille », répond-il d'une voix calme, et tout le monde ouvre les yeux maintenant. « La maison est à deux heures de train d'ici, et les loyers sont donc abordables. Mais on veut être sûr de pouvoir pallier les soucis matériels aussi. »
– On ne peut pas vous demander autant », répond Blinks.
– Vous êtes libres de contribuer si vous le souhaitez, mais cela ne doit pas générer de pression sur vous. Nous comptons nous rembourser sur les prix des LAN auxquelles nous participerons, et si nous arrivons en Ligue française, sur le prize pool associé. »
– Il doit y avoir un autre moyen », insiste Blinks.
– On pourrait lancer une structure », répond Jiya. « Pour vendre des produits dérivés. Organiser des streams. Mais nous ne voulons pas faire cela au départ. On a besoin de calme pour devenir une équipe. Chaque élément de pression qu'on rajoute va nous poser soucis tôt ou tard. »
– Et si on fait cet investissement, c'est qu'on peut se le permettre », enchaîne Liem. « Et on préférerait que la répartition reste comme ça. On sait que certains et certaines d'entre vous n'ont pas de revenu. Et nous, on ne met que ce qu'on est prêt à perdre. »
Marie dévisage longuement Liem. Son instinct lui souffle que quelque chose sonne faux, mais elle ne sait pas quoi. Liem a un travail, elle le sait, mais peut-il déjà se permettre de débourser une telle somme ?
– D'autres questions logistiques ? »
– Il faut une structure pour entrer en Ligue française », fait à nouveau remarquer Blinks.
– Tu as raison », répond Jiya. « Mon associé, Jérémy, se tient prêt à monter cette structure à notre demande, quand nous commencerons à investir la Ligue française. Cette structure sera équitablement répartie entre lui et nous cinq. Et il sera écrit dans les statuts que tout associé qui désire partir aura le droit de demander à casser la structure s'il le souhaite. Autrement dit, c'est ensemble ou personne. Si cet aspect vous inquiète, on peut formaliser la structure dès le départ. »
Là, c'est trop.
– Vous investissez à perte, vous refusez la moindre structure qui vous permette un retour sur investissement. C'est quoi le but du jeu ? Pourquoi vous faites ça ? », demande-t-elle, incrédule.
C'est Liem qui décide de répondre. Sa voix est chargée d'intensité :
– Parce que c'est l'occasion de vivre un projet fou pendant dix-huit mois, peut-être plus si ça se passe bien. Parce qu'on est convaincus que ça va marcher, mais qu'on veut se concentrer sur le jeu. Parce que la seule chose qui, c'est de montrer à la communauté qu'elle se trompe. »
Le silence se fait autour de la table. Tout le monde se regarde longuement, se dévisage pour tenter de capter les sentiments des autres.
– D'autres questions ou inquiétudes ? »
Katy, qu'on n'avait pas entendu jusque là, reprend la parole d'un ton tranchant, s'adressant à Jiya :
– Si je dois vivre 24/7 avec vous, qu'est-ce qui me dit que ces deux mecs sont dignes de confiance ? »
La question semble lourde de sous-entendus. Jiya commence à répondre :
– Je me porte garant pour Han. »
– Et je suis gay », termine Blinks en la regardant droit dans les yeux, l'air sérieux.
Katy se détend ostensiblement. Et bien, voilà une approche directe.
– Il est important qu'on lève les doutes de chacun et chacune sur cet engagement », lance Jiya. « Alors, allons commander à boire, et discutons jusqu'à ce que tout le monde ait pu se faire une opinion. »
Elle tape dans ses mains, et tout le monde se lève comme un seul homme pour s'exécuter. Peut-être même comme une équipe.
C'est presque la fin de la première partie, et le chemin, comme tu le dis, va être long !
Merci pour ton retour,
LX