Il y a beaucoup plus de monde dans le bar désormais. Il est vingt-deux heures, et Liem commence à fatiguer. La journée a été longue, il est parti à six heures ce matin pour aller visiter les maisons. Mais, il a le plaisir de voir que le groupe continue de discuter activement. Les binômes changent régulièrement. Certains sont plus à l'aise que d'autres. Blinks est souvent dans son coin, de même que Katy, mais chacun fait ce qu'il peut pour nouer la conversation.
Liem sait que ce qui se joue ici est important. Ils ont des personnalités différentes. Les conflits sont inévitables. Mais il en a longuement discuté avec Jiya, et ils sont tombés d'accord : tous les cinq possèdent au fond, malgré leurs comportements complètement différents, des valeurs similaires. Et évidemment, le niveau de jeu pour mettre à mal la scène française, peut-être même la scène européenne. Lui qui n'a pas été tenté par cette Ligue à l'époque, dans une équipe structurée qui existait déjà, qui avait ses codes et sa façon de fonctionner, meurt d'envie que tout le monde accepte. Car la seule qu'il ne connaissait pas en arrivant était Katy, et il est clair que c'est une compétitrice hors pair. Elle a compris de sa discussion avec Jiya qu'il était nécessaire de lui apporter de la sécurité psychologique. La jeune femme n'a pas souhaité aborder ce point dans leur discussion, et il ne l'a pas fait. Il l'a par contre amenée à discuter avec Blinks, et les deux parlent sans discontinuer depuis plus de trente minutes. Indubitablement, des héros inhabituels sur la toplane, et des combinaisons avec la jungle qui pourraient marcher.
Marie s'assoit dans la chaise à côté de lui. Elle revient d'une conversation avec Jiya. Les deux femmes se respectent énormément, ça crève les yeux. Marie parce que Jiya est son idole, mais la ténacité et la détermination de la jeune femme ont impressionné l'ancienne joueuse pro. Une Jiya plus décidée que jamais à intégrer ce projet, il le sait. Elle a vécu son éviction comme une humiliation. Elle a soif de revanche.
– Alors, prête à relever le défi ? », lui lance-t-il joyeusement.
– Pourquoi tu fais ça ? », lui répond-elle abruptement.
C'est la troisième fois au moins qu'elle lui pose la question. Elle ne veut pas le croire. Il inspire un grand coup. Peut-être qu'elle a raison. Alors, il décide de jouer la carte de l'honnêteté :
– Quand j'étais sur le point d'intégrer la Ligue française, les managers ont posé un contrat sous mes yeux. Je n'avais jamais vu autant de clauses. Tout était codifié, et chaque violation pouvait mettre fin au contrat immédiatement. Il y avait des horaires à respecter. Interdiction de sortir le soir de la Gaming House sans permission. Le coach a toute latitude pour imposer ses décisions, et on n'a pas le droit de contester. Tout ce contrôle, alors que moi, tout ce que je voulais, c'était jouer au plus haut niveau pour tester si ma vision du jeu déstabilisait même les meilleurs. Quand on a en plus indiqué que je devrais faire un certain nombre d'heures d'entraînement sur des champions spécifiques choisis par le staff, ça a fini par me dissuader. Je n'étais pas là pour ça. »
Il prend une pause, et voit le regard intense de Marie qui le fixe. Cela le déstabilise. Comprend-elle vraiment à quel point il a senti sa liberté s'étioler ?
– Les managers et les coachs savaient que je n'étais pas très bon mécaniquement, mais ce sont mes statistiques de victoires qui les ont convaincus de me prendre. Ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est que ce n'est pas mon niveau personnel qui fait de moi une force. Ma spécialité à moi, c'est de voir la situation globale, et d'aider les autres à réagir en fonction. Mais ça, ils ne voulaient pas l'entendre. Ou alors ils hochaient la tête pour le principe quand je leur expliquais. »
« Je ne pouvais pas prendre le risque. Je savais que s'ils me traitaient comme ils géraient les autres, dans deux mois, ils me foutaient dehors pour niveau insuffisant. J'ai eu peur. Alors j'ai refusé de signer le contrat, au dernier moment. Ça a grillé ma candidature dans les autres équipes. Et au fond de moi, je le regrette, parce que je mourais d'envie de me confronter aux meilleurs. »
« Et ce jeu n'a pas relâché son emprise sur moi. J'avais beau avoir foutu ma carrière pro en l'air, je me réveillais avec des nouvelles idées, je me couchais en analysant les parties que j'avais jouées pour comprendre pourquoi une rotation m'avait surpris, et surtout j'avais le besoin irrépressible de jouer tout au long de la journée. Alors, quand tu m'as demandé de t'aider, j'y ai trouvé un moyen, peut-être, de m'aider aussi. Tu le verras, mais les trois membres qui ont touché le niveau pro du doigt ont tous envie d'y retourner. On est comme ça. Nous sommes des compétiteurs. »
Marie le regarde avec une intensité grandissante. Cette fois, elle semble convaincue. Elle hoche la tête lentement, et prend la parole à son tour.
– Merci. J'avais besoin d'entendre que tu ne le faisais pas pour moi. Parce que ça m'aurait mis une pression et que je n'étais pas prête à encaisser. Je ne suis toujours pas convaincue d'avoir le niveau. J'ai discuté avec leurs autres de leur classement. Même Katy a des statistiques supérieures aux miennes. Pas en termes de ligue, mais ses KDAs sont bluffants. »
C'était donc ça. Un bon vieux syndrome de l'imposteur. Je comprends mieux.
– Tu as été le déclencheur Marie, mais cette idée était tapie depuis bien longtemps au fond de mon esprit. Et si ça peut te rassurer, c'est normal que tu n'aies pas les mêmes statistiques que nous autres. En botlane, tu es dépendante de son support, alors que la toplane est beaucoup plus indépendante. Ton niveau intrinsèque apparaît beaucoup plus là-haut. Mais je peux t'assurer que tu as un niveau brut qui fait pâlir d'envie beaucoup de monde ici. Et si je n'arrive pas à t'en convaincre, sache que Jiya est convaincue. »
Marie devient songeuse, mais elle semble apaisée. Liem regarde l'écran géant. Le match d'exhibition qui avait lieu pendant leur discussion vient de se terminer. Laurent, l'animateur, déclare vingt minutes de pause avant le prochain. Il est temps de réunir l'équipe.