22 : Noyé

L’Esprit de l’Eau s’empara des molécules d’eau qui soutenaient Pierre à la surface et Judy tira, tira, dans les vagues qui résistaient. Le nuage noir avait dévoré le voilier.

Judy tomba à genoux. Tirer. Ne surtout pas lâcher le fil. Tirer. Mais après ? Elle ne pouvait pas le tirer jusqu’à la falaise. Il se ferait embrocher sur les rochers crochus et escarpés.

— Une plage, cria-t-elle. Il me faut une plage.

Lunaé l’empoigna, la remettant sur ses jambes et la conduisit vers un escalier en pente. Un amoncellement de gravats blanc se détachait entre les rochers.

— Nathanaël, Eustache ! les appela-t-elle. On t’aidera quand il arrivera dans l’embouchure pour ne pas qu’il se fasse déchiqueter ici.

Judy hocha la tête. La pluie ruisselait sur son manteau engorgé. Elle tremblait de froid. Elle était sûre, à l’image de Nathanaël, d’avoir la face pâle et les lèvres bleues. Le fil. Judy chassa la réalité effrayée de Nathanaël et de Lunaé, et se concentra sur la réalité de Pierre. Ne. Pas. Lâcher. Le. Fil. L’eau était glacée. Combien de temps tiendrait-il ?

Son corps, qui flottait comme un bouchon en liège passa enfin l’embouchure que lui avait présentée Lunaé. Judy le tira à droite puis à gauche, en poussant les litres d’eau… bientôt l’énergie l’abandonnerait, elle aussi. L’énergie inconnue de son équation était trop grande, aux limites de ses capacités. Risquait-elle de mourir ?

Lunaé s’ancra dans le sol et commença à tourner sur elle-même. Judy sentit le fil se détendre. Elle prenait la relève, grâce au sable et à la glaise de la côte. Judy se laissa tomber par terre, épuisée et haletante. Des vertiges pleins la tête, elle s’allongea sur l’herbe et le silex mouillé, et s’endormit.

 

Judy se réveilla à l’infirmerie, au milieu d’une rangée de lits blancs aux roulettes bloquées.

— Ah, Judy, s’exclama Lunaé.

Judy voulut se redresser, mais c’était sans compter son corps, lourd comme du plomb qui la cloua sur place. Un gros coussin supportait son dos et ses habits séchaient sur une chaise inoccupée à côté de Lunaé. On l’avait habillée d’un poncho en tissu rêche à pois verts ridicules. Elle s’éclaircit la gorge.

— Je suis tombée dans les pommes.

— Non, juste un peu de fatigue.

Un peu ?

Judy leva un sourcil, avant de reprendre une expression très sérieuse. Son cœur se remit à battre à un rythme effréné. Lunaé ne paraissait pas triste. Pourtant, comment être sûre ? Judy sentit l’adrénaline s’appesantir dans ses muscles, insoutenable.

— Où est Pierre ?

— Il va… plutôt bien. Il a failli se noyer. Il s’en sort avec des poumons presque intacts. Quelques lésions sans grandes conséquences.

Il se noyait déjà avant.

Mais pourquoi ?

— Ce petit idiot, marmonna Lunaé.

Judy fut si surprise d’entendre ces mots dans la bouche de Lunaé. C’était Eustache qui parlait comme ça.

— Il est vraiment tombé dans les pommes, lui. Mais il s’est réveillé il n’y a pas longtemps. Maintenant, il dort. Il a dû attraper un rhume ou n’importe quel virus qui traîne, vue la fièvre qu’il a, sans compter les efforts de son corps pour le rétablir de sa noyade.

— Mmm, fit Judy, en se redressant vraiment.

Sa colonne vertébrale se déverrouilla et elle roula des épaules.

— Bon, je ne vais pas rester ici indéfiniment.

— À peine un jour, tu rigoles, s’amusa Lunaé.

— C’est beaucoup trop.

Judy sauta sur ses pieds en manquant de renverser la petite table qui aurait dû lui servir de table de repas.

— Il est quelle heure ?

— Treize heures.

— On peut lui rendre visite ?

— Non, pas pour l’instant, il est trop faible et malade. Et toi aussi d’ailleurs.

— Mmm…

— Mmm ? se moqua Lunaé. Je t’ai apporté des vêtements propres, à ta taille, je l’espère.

Elle lui tendit un paquet de linge rayé.

— On dirait un pyjama, constata Judy.

— C’est tout ce que j’ai trouvé.

— Je vois ça.

— Les sanitaires sont au fond du couloir.

— Merci. 

C’était toujours mieux que cette affreuse tunique. Mieux valait être en pyjama que déguisé en pensionnaire d’asile. Des infirmières passèrent devant elles, dans un ballet incessant. Judy enfila le pyjama et frissonna. Elle déglutit. Sa gorge la brûlait. Misère. Elle venait aussi d’attraper un rhume.

Quand Judy retourna en cours, la goutte au nez et les yeux larmoyants, tout le monde la regardait bizarrement. Curieusement. Avec mépris, parfois. Parfois, on la fixait si durement… On chuchotait sur son passage.

L’amie de la fille du chef des Lombrics.

Ou celle qui venait de sauver un élève de la noyade ?

Les rumeurs allaient bon train. Comme toujours.

Qu’ils aillent tous se faire voir. Elle ne remettrait plus un pied dans cette salle de petits… idiots. Voilà, comme disait Lunaé. Toutefois, cette fois, ils le méritaient !

Elle s’enferma dans les dortoirs toute la journée. Et le soir, Gabriella ne disait rien. Pas plus que Kateline. Depuis qu’elle était revenue, Gabriella ne parlait plus. Son opinion devait s’accorder avec l’opinion de la majorité des élèves d’Otaïla. Kateline était une menace. Et Judy, une marginale. Une menace également, donc.

Le midi suivant, Judy était assise à une table, seule. Kateline n’avait pas insisté pour lui tenir compagnie.

— Geoudi ! s’exclama Nathanaël.

— Djoudi, dit Judy, sans pouvoir s’empêcher de sourire. Qu’est-ce qu’il y a, Naty-Nanaël ?

— Judy, dit-il sur le ton de l’avertissement.

— Donnant-donnant, dit-elle en haussant les épaules.

— Tu sais pas quoi, embraya Nathanaël.

— Nan, Nanaël ?

— On peut rendre visite à Pierre !

Judy recula sur son dossier.

— Bonne nouvelle.

— Tu as fini ton entrecôte ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à son assiette débordante.

— Quoi, tu veux qu’on y aille maintenant ? s’exclama Judy.

— C’est le moment où jamais pour nous réconcilier !

Et tiens, pourquoi pas ? Pourquoi n’était-elle pas aussi joyeuse que Nathanaël ? Parce qu’il me déteste.

— Il me déteste, dit-elle à haute voix.

Nathanaël fronça les sourcils.

— Autant qu’il me déteste moi, dans ce cas.

— Mais il n’a aucune raison de t’en vouloir, répliqua Judy.

— Mais voyons, Judy. Tu ne t’en toujours pas aperçue : il déteste la terre entière, ce caillou !

Judy se mit à rire.

— Si tu le dis. Pourquoi on est amis avec lui, d’ailleurs ?

— Grande question.

Il s’éloigna.

— C’est maintenant ou jamais.

Et il se mit à courir.

Bouche bée, Judy regarda son entrecôte une dernière fois avec une pointe de regret, avant de prendre Nathanaël en course en riant, sous le regard éberlué et agacé des élèves dans le réfectoire.

Judy monta quatre à quatre les escaliers de la Tour de la Terre. L’infirmerie se découpait sur trois étages et la chambre de Pierre était au troisième. Nathanaël toqua à la porte. La poignée s’abaissa de l’intérieur. Pierre pouvait-il déjà marcher ? Avait-il pressenti leur venue ? Non. Kateline ouvrit la porte et ses yeux s’agrandirent de surprise.

— Kateline ? dit Nathanaël.

— Qu’est-ce que tu fais là ? renchérit Judy.

Kateline haussa les épaules.

— Prenais des nouvelles.

Elle s’éclipsa aussitôt, anticipant leurs questions et coupant court à toute discussion. Nathanaël et Judy entrèrent dans la petite chambre blanche.

— Y avait Kateline, dit Nathanaël.

— Oui, j’ai vu, dit Pierre d’une voix enrouée.

Il tenait à demain ses couvertures et plissait des yeux rendus petits par le rhume.

— Tu as un peu trop bu de liqueur audalienne, plaisanta Nathanaël.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Tu as le nez rouge d’un ivrogne.

— Je suis enrhumé.

Un lourd silence les enveloppa. Judy ne pouvait pas lui demander pourquoi Kateline était venu le voir. Ce serait la question de trop, elle le pressentait. Sa seule issue à l’inconfort de la situation, à ce manque constant de conversation, était l’étroite fenêtre qui surplombait la forêt. Mentionner sa presque noyade était aussi impossible.

— Judy ?

Judy baissa les yeux. Pierre renifla. Son nez pelait.

— Tu as attrapé un rhume ? l’interrogea-t-il.

— La pluie, le froid, la fatigue… Un petit cocktail sympathique.

Elle haussa les épaules.

— On m’a dit ce que vous avez fait, dit-il. Surtout toi, Judy.

Nathanaël ne s’en offensa pas, lui qui avait dû aider Lunaé à le tirer hors de l’eau.

— De rien, dit Judy.

— Merci.

Judy sourit. Pierre sourit puis se rembrunit. Il cligna convulsivement des paupières. Les larmes envahirent ses yeux rougis.

— Pierre, soupira Nathanaël. Tu vas nous dire ce qu’il se passe ?

— J’ai déconnecté Simon. Enfin, euh, Sigmund. Et ils l’ont tué. Parce qu’il ne le servait plus à rien. Le vent s’en va.

Il essayait de maîtriser sa voix. Judy fronça les sourcils.

— Le gros coup de vent, c’était moi, expliqua Pierre. J’ai tué mes parents. J’ai tué mon frère.

Cette fois, les sanglots l’étranglèrent. Judy sentit sa propre gorge se nouer et les émotions se fracasser dans sa poitrine. Nathanaël lui-même laissa quelques larmes lui échapper.

— Oh, Pierre, dit-il.

— Un bouchoir, ahana Pierre. Un mouchoir.

Judy lui tendit le bout de tissu qui reposait sur sa table de chevet. Il s’essuya les joues pendant quelques minutes, en fixant le plafond, pour empêcher très certainement à nouvelles émotions d’émerger.

— J’ai jamais pleuré comme ça, dit Pierre.

— On ne t’en veut pas, hein, répondit Nathanaël.

Pierre prit une inspiration.

— Kateline voulait le monocle.

— Oh, pu… naise de… ah ! fit Judy. Elle…

Judy crispa les poings.

— Elle nous manipule. C’est… c’est dingue !

— Elle ne voulait pas que j’en parle.

— Je savais que ce monocle était important, maugréa Judy en faisant les cents pas.

— Mais Juan était son homme de main, non ? intervint Nathanaël. C’est lui qui l’a.

— Oui, souffla Judy. Oui, c’est ça.

Pierre l’observa de ses petits yeux fatigués comme si elle s’était transformée en hippopotame.

— Il a compris que le monocle était important, continua Nathanaël. Donc, quand il nous l’a repris, il lui a menti : il lui a dit qu’il ne l’avait plus.

— Pas de conclusion hâtive, l’avertit Pierre, étouffé par un élan de toux.

— Oh que si, dit Judy. Nathanaël doit tenir une partie de la vérité. Il nous faut ce monocle.

— Mais on ne sait même pas à quoi ça sert !

— Dit celui qu’il le lui a volé il y a un mois de cela, dit Nathanaël en levant les yeux au ciel.

— Vous…, protesta Pierre.

— On va très bien. Je te signale que le plus malade de nous trois dans cette pièce, c’est toi. Alors pouêt-pouêt.

 

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