Judy et Nathanaël descendirent en bas de la Tour. L’air presque printanier les cueillit, comme à chaque fois qu’ils sortaient.
— Comment tu comptes t’y prendre ? demanda Nathanaël.
— J’en sais rien. Je verrais bien.
— C’est bien le problème, Judy. Il faudrait être méthodique.
Judy soupira. S’organiser lui paraissait être une tâche faramineuse.
— Écoute…
Sa pensée s’égara.
— C’est bien ce que je pensais, dit Nathanaël, en souriant de son sourire lumineux qui contamina aussitôt son cœur. On se retrouve au dîner ?
Il lui assena une tape sur l’épaule et s’en alla, guilleret, et Judy se sentit la plus chanceuse du monde d’avoir un ami comme lui.
Le visage de Kateline s’invoqua à nouveau à elle pour un refrain entêtant. Judy s’élança vers les dortoirs. Qu’est-ce qu’elle mijotait encore ? Judy s’en voulait de s’être laissée berner ce matin où elle était revenue. Elle avait vraiment cru que Kateline pouvait être quelqu’un de bien. Qu’elle n’était pas comme son père.
Tel père, telle fille.
Et elle, ressemblait-elle au père qu’elle n’avait jamais connu ? À sa mère ?
À qui ressemblait-elle ? D’où venait-elle ? Elle ne savait rien. Un trou béant s’ouvrait en elle, et avalait ses espoirs, sa joie, ses rêves… Y avait-il un sens à la vie, sans famille, sans racines ? Sans personne à aimer, sans personne qui l’aimait. Qui serait toujours là… À quoi bon vivre, si ce n’était pour personne ?
Judy monta quatre à quatre les escaliers qui menaient à son dortoir. Ce soir, ils devraient rentrer à Litualia, chez Mémé. Pierre et Mémé seraient donc sa famille ? Deviendraient-ils sa famille ? Et qui serait-elle pour eux ?
Elle ouvrit la porte à la volée.
— Kateline ! On doit parler ! lança-t-elle en découvrant Kateline agenouillée à côté de sa valise.
Kateline tourna à peine la tête vers elle. Elle pliait consciencieusement une chemise. Judy endigua le frétillement d’agacement qui cognait dans sa cage thoracique.
— Tu es toujours de mèche avec les Lombrics ?
— Je ne l’ai jamais été.
— Alors pourquoi demander où se trouve le monocle ?
— Pas tes oignons.
— Je crois que si, insista Judy.
— Le monocle ne doit pas rester entre de mauvaises mains. Il est dangereux.
— Dangereux, répéta Judy, incrédule.
Ça ne lui viendrait pas à l’esprit de lui expliquer en quoi il était dangereux ?
Kateline rangea sa dernière chemise et boucla sa valise.
— Tu devrais préparer tes affaires au lieu de me poser des questions évidentes.
Judy la dévisagea. Elle ne pouvait pas laisser ses émotions la contrôler. Eustache les avait prévenus. Alors elle se tourna vers son sac de voyage que lui avait acheté Lunaé et commença à entasser les vêtements à l’intérieur, les livres de cours de physique de l’eau et compagnies, des cahiers presque vierges.
La porte claqua. Kateline était partie.
Judy ferma son sac dans un zip sec.
Ne fais pas ça. C’est une mauvaise idée. Ce n’est pas bien.
Tous les arguments du monde criaient dans sa tête, aucun ne pourrait l’empêcher de s’avancer dans le couloir, comme une voleuse. Kateline se dirigeait dans les escaliers. Elle disparut derrière le mur. Elle descendait.
Judy la suivit à pas de loup et se figea sur le palier de l’étage du dessous. L’étage des dortoirs des garçons. Kateline toqua à une porte. Judy se cacha derrière le mur de la cage des escaliers. Un amalgame de paroles lui parvinrent. Elle n’en distingua pas le sens mais elle reconnut la voix hargneuse de Juan.
Elle se détacha du mur et avança dans le couloir. Peut-être qu’elle pourrait percevoir ce que Kateline manigançait. Juste un peu plus près. Kateline avait les yeux rivés sur Juan, masqué par le chambranle. Judy repéra un battant entrouvert sur un mur en faïence blanc, à mi-chemin, qui lui permettrait de se rapprocher sans être vue. Elle se faufila à l’intérieur : c’était les toilettes et les douches communes.
— Je te dis que ce sale gosse me l’a pris. Va-t’en, maintenant. Tu ne m’apportes que des ennuis.
Boum. Il n’avait pas attendu qu’elle s’en aille pour lui claquer la porte au nez. Kateline grogna, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
— Quelqu’un me ment dans cette putain d’histoire.
Nathanaël n’avait pas eu tort.
Kateline passa devant les toilettes, en trombe. Elle retournait probablement à leur dortoir. Ce ne serait pas impossible qu’elle veuille la voir, car elle était l’une des personnes les plus proches de Pierre. L’une des personnes les plus à mêmes de savoir.
Mais Judy savait et elle ne se priverait pas de ce petit avantage pour tourner la situation en leur faveur. Elle s’apprêta à suivre Kateline lorsque qu’une porte dans le couloir s’ouvrit. Des pas s’approchèrent des toilettes. Eh merde. Quelqu’un avait eu la bonne idée d’avoir envie de faire pipi, à cet instant précis. L’histoire de quelques secondes, quoi ! Elle s’enferma dans la cabine la plus proche. Ça sentait les égouts et le bruit de l’eau qui tombe dans l’eau se faisait assourdissant. Les murs étaient tagués. Pierrot le Déco. Judy eut un rire sans joie. Si Pierre avait son nom ici, elle n’osait pas imaginer ce qui était écrit dans les toilettes des filles à propos de Kateline, et peut-être d’elle-même.
Les pas étaient traînants, Judy les imaginait aisément astiquer le sol.
— Les toilettes sont bouchées, dit Juan, las. Franchement, depuis le temps…
Puis comme Judy restait muette, il ajouta :
— Sors, tu vas pas faire quoi. Y a un tas de chiottes libres, mon pote, et tu choisis les bouchées.
Surprise, Judy ouvrit silencieusement le battant qui recouvrait la cuvette. L’eau tourbillonnait et grimpait. Dans quelques heures, la chasse d’eau abîmée aurait fini d’inonder leur étage et les tapis. Judy resta immobile en priant pour qu’il parte sans poser de question.
— Idiot, va, dit Juan et ses pas s’éloignèrent.
Judy soupira et l’adrénaline plongea dans ses jambes. Elle poussa le loquet et se retrouva face au nez épaté de Juan. Pétrifiée, elle n’eut pas le temps de se baisser que le poing de Juan déferla dans son nez.
Judy valdingua sur les toilettes et s’accrocha au fil de la chasse d’eau qui gronda de plus belle. Un éclair de douleur lui traversa le crâne et remplit ses yeux de larmes. Les pans de son pantalon s’imbibèrent d’eau.
— Qu’est-ce que vous lui avez dit ? dit Juan avec un calme surhumain.
Un liquide poisseux coula entre ses lèvres. Judy porta sa main à son nez en sang. Elle n’osa pas le toucher, tant ça lui faisait mal, et irrationnellement de peur de le faire tomber.
— Tu m’as cassé le nez.
Dans la pénombre, avec ses yeux illuminés par les feu-follets clignotant et sa carrure d’ogre, Juan était vraiment effrayant. Les portes battaient sous les impulsions du vent.
— Qu’est-ce que vous lui avez dit ?
— Mais de quoi ? Et à qui ? gémit Judy.
Elle ne faisait pas le poids.
— Le monocle, Kateline, siffla-t-il. Ça fait deux fois qu’elle vient me le demander.
— Tu nous la repris, au cas où tu l’aurais oublié, rétorqua Judy.
Moi, je n’ai pas oublié. J’ai failli être asphyxiée.
Le visage de Juan dépeignit une certaine forme de stupeur.
— Si j’avais mis la main sur ce petit couillon de Pierre avant qu’il ne prenne la mer…
— Pierre n’a pas le monocle, assura Judy, en chassant un mauvais pressentiment.
Et si Pierre faisait équipe à part ? Et s’il leur avait menti à tous ? Juan s’approcha dangereusement et Judy tenta de se mettre debout sur les toilettes, mais l’eau était partout et ses chaussures dérapèrent.
— Tu ne sais pas ce que je risque, petite imbécile.
La rage animait ses prunelles.
— La mort ? tenta Judy.
La moquerie n’était pas la bonne stratégie tout compte fait, se dit Judy un peu tard. Aussitôt, le vent lui infligea une claque qu’elle n’était pas près d’oublier. L’enchaînement de la patte d’ours.
— Écoute… J’y suis pour rien. Pierre est dans un état pitoyable et je doute qu’il sache où se trouve le monocle.
Elle tendit les mains en signe d’apaisement. Derrière la colère de Juan, il y avait beaucoup de panique. Et si son cœur battait la chamade, celui de Juan devait turbiner à plein régime et émettre de la vapeur comme une usine. Si ni Pierre, ni Kateline, ni Juan n’avaient le monocle, qui le lui avait volé ? Pour quelle raison ? Mise à part qu’il était « dangereux ».
— Tu sais à quoi sert le monocle ? demanda-t-elle.
— Non. Arrête de faire l’ignorante.
— Est-ce qu’on pourrait sortir d’ici ?
— Non. Tu n’es qu’une menteuse. Une sale petite emmerdeuse. Une voleuse. Voilà tout ce que tu es.
Judy vit s’approcher le poing de Juan avec beaucoup trop de lucidité. Sans réfléchir, elle ancra ses deux pieds au sol, tendit son bras vers l’arrière et gifla l’air devant elle. L’enchaînement de la patte d’ours. Eustache serait fier.
Le battant fut projeté au plafond et l’eau qui coulait laborieusement sur le sol depuis cinq minutes jaillit comme un jaser sur Juan et termina sa course dans l’entrebâillement de la porte. Judy sauta par-dessus le corps de Juan et s’enfuit dans le couloir, en laissant sur son passage de grosses flaques d’eau.
Quelque chose la retint, pourtant. Une colère sourde. Elle s’enfuyait. Juan finirait toujours par les retrouver. Il avait les Lombrics sur le dos, il ne lâcherait jamais l’affaire. Et quand les Lombrics en auraient régler son cas, Judy, Pierre et Nathanaël seraient la prochaine cible, et cette fois, peut-être qu’ils seraient moins cléments et qu’il n’y aurait personne pour les sauver.
Juan s’appuyait sur le chambranle.
— Comment…
— J’ai fait quelques progrès, il faut croire.
L’air commença à trembler.
— Arrête, Juan. Tu ne sais pas de quoi je suis capable.
Juan eut un sourire moqueur.
— Tu crois que tu me fais peur ?
— Laisses Pierre tranquille. Il n’a pas le monocle. Rentre ça dans ton petit pois.
Une bourrasque la projeta contre le sol. Elle n’avait plus peur. Il n’y avait que la colère. La colère d’être faible et de n’être rien. De ne pas pouvoir assurer sa sécurité et de vivre sur un fil, dépendante de sauveurs et de chance.
Une douce chaleur emplit son cœur. Une joie indéfinissable. Un rire immortel.
Les yeux de Juan s’agrandirent.
— Arrête ça.
— Et pourquoi ?
Parce que tu perds ta connexion, en même temps. C’est la contrepartie.
— Judy.
Il la suppliait. Un instant plus tard, il était à genoux devant elle, essoufflé, comme si l’on avait aspiré son âme. Un vide glacial se referma en Judy et elle se redressa. Elle jeta un dernier regard à Juan, à quatre pattes au milieu d’une mare qui aurait pu être ses larmes si ça n’avait pas été celles des canalisations, et elle partit.
Ce ne fut que dans les escaliers qu’elle laissa les émotions affluer, son corps trébucher et son visage la trahir. Elle venait de déconnecter sa première victime à tout jamais.