Quand Eleonara décolla ses yeux, elle était couchée sur un divan à la housse de soie. Elle avait mal au crâne et un arrière-goût étrange au fond de la gorge. Elle avala pour faire passer le goût salé et légèrement sulfurique. Il ne se délava pas.
La première chose qu'elle aperçut lorsque sa vue se désembua fut l'étoile à huit branches du plafond. Elle était en relief et sertie d'éclats de nacre. Lentement, l'elfe se redressa sur ses coudes et gémit. La rencontre avec les voyous lui avait laissé des contusions qui avaient presque guéri. Néanmoins, sa hanche et son épaule droite irradiaient une douleur brûlante qui ne pouvait dater que de la veille. Étourdie, Eleonara caressa le divan. Elle ne se souvenait pas d'avoir touché plus doux ou plus moelleux.
L'air sentait la fleur d'oranger. Le sol en marbre brillait. Le soleil pleuvait en jets d'or par les fenêtres géminées, se diffractant sur les innombrables facettes du coffret sphérique posé sur une table octogonale. Partout où elle posait les yeux, Eleonara ne voyait que richesse, magnificence et luxe. Même les murs étaient recouverts de mosaïques complexes. C'en fut trop : elle se détacha de l'ottoman pour le dépoussiérer, s'assurant que son dos et sa nuque n’avaient pas imprimé de saletés sur ce bijou mobilier.
Elle contrôla sa touaille et son turban, plus par réflexe qu’autre chose. Ils étaient toujours à leur place.
Qu'était cet endroit ? Comme pour lui fournir un indice, une jeune femme à la peau brune se matérialisa à sa droite, un plateau sur les bras. Pas un cheveu ne poussait sur son crâne, ceinturé par une bande de perles immaculées. De la poitrine à mi-cuisse, l'Arènienne était embobinée dans des voiles translucides et des colliers s'enroulant autour d'elle telle de la vigne. La jeune femme s'approcha, ramassa la coupe sur son plateau et la tendit à Eleonara.
— C'est pour alléger le mal de tête. Et l'inflammation.
Médusée par cette apparition, l'elfe accepta la coupe et la porta à ses lèvres. Le breuvage évoquait fortement l'orange, un arôme qu'Eleonara avait appris à apprécier en Opyrie. Cependant, la boisson était si sucrée qu'elle dut la reposer après deux gorgées.
Les boucles d'oreilles de l'Arènienne, deux assiettes en bois aux motifs brûlés, lui rappelèrent la boucle de ceinture mikilldienne. Elle tâtonna immédiatement son sarouel et crut que son estomac heurtait le sol. La boucle n'était plus dans sa poche.
— Puis-je te proposer une sucrerie ? s'enquit la Chauve en entrouvrant le coffret sphérique rempli de fruits confits.
— Euh, non merci, ça ira comme ça.
Décidément, les Opyriens étaient persuadés que tout se guérissait par le sucre.
— Très bien. Viens avec moi, fit alors la jeune femme de sa voix pareille à un vent doux et râpeux.
La vue d'Eleonara se brouillait ; son état de confusion l'empêchait de délier sa langue ou d'ordonner ses idées. Aussi suivit-elle la belle Arènienne à travers ce royaume de merveilles, pas trop sûre de ce qu'elle faisait là.
Elles marchèrent sur les mandalas de longs tapis pourpres. La guide allait nu-pieds ; sa taille gracieuse se laissait entrevoir quand la lueur extérieure la baignait frontalement. Éblouie, Eleonara plissait les yeux. S'était-elle déshabituée de la lumière à force de vivre la nuit ou l'astre diurne brûlait-il réellement plus fort en ce lieu ?
Elle non plus ne portait pas de chaussures. Ça ne la dérangeait pas : sa peau se délectait au contact des tapis mous et du parquet chaud. Elle aurait voulu que ce rêve se poursuivît sans fin. Était-ce ainsi que l'on était accueilli au paradis ?
L'enchantement se brisa à l'instant où deux gardes se matérialisèrent de part et d'autre d'une double porte foncée et sculptée. Tout lui revint : Sgarlaad, la barque, les Religiats au Bimaristan, les matériaux manquants, les Kermès, Sebasha.
La panique la happa comme le tranchant d'un fouet. Tout était parti de travers. Le jour s'était levé ; elle avait posé un lapin à Bibsbebe sans le vouloir ! Comment passerait-elle sa commande chez les Kermès ? Comment rentrerait-elle à l'hôpital ?
Elle s'étonna à ne pas y reconnaître de Religiat parmi les gardes. Sous leurs turbans jaune banane, ces soldats-là avaient la peau obscure ; leurs barbichettes, cils et sourcils étaient si noirs qu'ils renvoyaient des reflets bleus. Les lames de leurs lances, quant à elles, ressemblaient davantage à des couteaux de bouchers qu'à des piques.
— Salutations, dirent-ils en chœur.
« Je dois être morte, pensa Eleonara en les dévisageant sottement. Mon plan a raté. Je ne sauverai jamais Sgarlaad. »
L'Arènienne chauve la saisit par le poignet et poussa les doubles battants de la grande porte.
L'espace d'une seconde, l'elfe crut avoir fait un voyage de la clarté et la touffeur opyrienne à la fraîcheur et grisaille de l'Einhendrie. Les entrailles de la pièce qu'elle venait de fendre étaient toutes tapissées de bois, mais la décoration s'arrêtait là. Il n'y avait ni moucharabiehs, ni rosaces, ni vitraux, juste des lampes en fer-blanc flottant à la manière de fées métalliques figées en plein vol. Au cœur de la pièce trônait une table immense qui s'étendait sur la largeur et pratiquement l'entière longueur de la chambre. Autour de cette table se tenaient trois hommes s'entretenant avec un quatrième au couvre-chef éléphantesque. Faute d'avoir bien regardé, l'elfe confondit ce dernier avec un coussin enfoncé sur la tête.
L'elfe cligna des yeux. Contrairement à sa première impression, l'homme au « coussin » ne se positionnait pas debout derrière la table, mais assis sur celle-ci, en tailleur. Son turban gonflé bavait une ombre qui lui avalait le visage. Une tige de roseau reposait dans sa main ; il semblait occupé à déplacer des pions en os.
— L'invitée a émergé de son sommeil, annonça l'Arènienne chauve. Je m'en retourne rédiger mes dossiers.
Sur ce, elle s'inclina poliment et s'éclipsa par l'imposante porte restée béante. L'elfe fut tentée de lui emboîter le pas, avant de réaliser que l'Arénienne ne s'était pas adressée aux hommes, mais à une silhouette vêtue d'une ample robe bleue et dorée qui se dirigeait droit vers elle.
Eleonara pointa Sebasha du doigt, accusatrice.
— Vous. Vous m'avez enlevée ! Vous m'avez volé ma boucle de ceinture !
À peine avait-elle fini que son pied dérapa sur le marbre lisse du sol ; elle manqua de faire le grand écart, se rattrapant à Sebasha juste à temps. Les hommes à l'autre bout de la table réagirent à peine, trop concentrés pour se laisser déranger.
— Si vite, tu oublies ma promesse se désola l’Opyrienne alors que l'elfe regagnait son équilibre. Je me suis vouée à te protéger. Je ne t'ai pas enlevée ; tu t'es évanouie. Quant à la boucle, la voici.
Elle lança l'ornement ; l'elfe l’attrapa au vol, s'assurant de son authenticité avant de la ranger dans la poche de son sarouel.
— Tu m'excuseras, j'aime ce qui brille, admit la Peau Sombre. C'était plus fort que moi.
Eleonara n'était pas d'humeur à plaisanter.
— Pourquoi suis-je ici ?
Les sourcils de khôl de Sebasha s'arquèrent comme pour bondir par-dessus un enclos. Son rire éclata de sa bouche de hyène, sec et démonstratif. Elle alla entourer Eleonara d'un bras.
— Qu'il fait bon de revoir ma chérissime scribe de jour, quoiqu’en pas très bon état. Mille pardons pour hier ; jamais je n'aurais prédit que ton nom suffirait à te faire tomber dans les pommes. Peu importe ; nous avons à nous parler, Eleonara.
La dénommée frissonna en réentendant son prénom. On avait fouillé dans sa boîte intime ; elle se sentait pareille à de la chair morte entre les pinces d'un chirurgien. On la pelait couche par couche : plus on cernait son milieu, plus on l'écorchait.
Eleonara prit le mors aux dents. Sgarlaad croupissait sous terre ; elle gaspillait du temps.
— À quoi jouez-vous ? Si vous n'êtes pas Mysticophile, comment savez-vous mon nom ?
Elle jeta un œil par dessus son épaule ; elle aurait pu hurler que l'homme au grand turban l'aurait tout autant ignorée. Sebasha suivit son regard.
— Détrompe-toi. Mysticophile, je le suis ; c'est Vendeuse de Secrets que je ne suis pas.
— Ça ne fait aucun sens.
— Si, pourtant. Tout comme les Vendeurs, je sais une pléthore de choses. Je sais qui tu es et surtout, ce que tu es. Le nieras-tu encore, Eleonara, que tu n'es pas comme tout le monde ?
L'interpellée la toisa durement. Sa tête tournait encore. Dans sa vue périphérique, elle compta les issues.
— Écoutez, j'ai d'autres chats plutôt urgents à fouetter, alors ne changez pas de sujet. Si vous me vendez aux Religiats...
L'Opyrienne la considéra presque avec pitié. Elle adoucit le ton et lui pinça le menton de façon à la fixer droit dans les prunelles.
— J’ai la permission de te montrer tous les messages qui nous sont venus de Hêtrefoux. Voilà pourquoi tu es ici. Souviens-toi : les Religiats me cherchent aussi. Nous sommes toutes deux apostates et nous partageons la faim de vérité.
Eleonara ouvrit la bouche pour demander si elle pouvait voir les messages, là, tout de suite, mais Sebasha enchaîna :
— Mes collègues m'ont averti que tu posais des questions à mon sujet. Tu as cru que j'étais une guerrière ou une Vendeuse de Secrets. Tu as vu la pièce d'or mais pas le trésor. Que cela t'apprenne de ne pas tirer des conclusions avec un œil fermé. Les gens regardent mais ne voient que ce qu'ils espèrent voir. Porte neuf poignards à ta ceinture et tu es une mercenaire. Tiens-toi droite et tu es fière, forte. Ni guerrière, ni Religiate, ni chevaucheuse de dunes, ni lanceuse de poignards : qui suis-je, alors ? Ne pas vendre de secrets ne m'empêche pas d'être une maille de la toile mysticophile. Les secrets ne tombent pas du ciel. Pour les mettre sur le marché, il faut d'abord les quérir. De mon vivant, j'ai ouï maintes rumeurs et aberrations. Peu d'entre elles me surprennent autant que ce que j'apprends ces derniers temps. Je suis Chercheuse de Secrets. Excuse-moi d’avoir cueilli les tiens.
— Ne vous excusez pas en souriant, ça perd toute crédibilité.
Les morceaux de vase brisé se remettaient en place dans l'esprit d'Eleonara. Sebasha n'était pas allée au Don'hill par amour pour la couronne einhendrienne, ça, c'était clair. Or elle ne s'y était pas rendue uniquement pour remplir ses fonctions d'ambassadrice auprès de ses homologues mikilldiens, Sgarlaad et Agnan. Elle en avait profité pour épier et récolter les ragots de l'abbaye.
L’elfe serra les dents.
— Je ne comprends pas. Pourquoi m'avez-vous interdit de me rendre chez les Mysticophiles si vous faites partie de leur... famille ?
— Je suis trop franche pour faire de la publicité. Les Vendeurs connaissent leur marchandise comme nul autre. Je voulais éviter que tu commettes une imprudence.
— Combien de secrets avez-vous divulgué à mon propos ?
— Si tu te réfères au fait que tes oreilles sont pointues, sois rassurée. Ce type de renseignements se transmet à la guilde des Mysticophiles, mais la chaîne meurt là. Si tu n'avais pas croisé ces vagabonds pendant la Fête bovine, jamais ton secret n'aurait été disponible aux gens d'Arènes. Si quelqu'un avait posé la question aux Vendeurs avant la fête de fin d'année, ils auraient répondu « bloqué ». Nous y voilà : je connais ton nom ; tu connais ma profession.
Eleonara aurait volontiers contre-attaqué avec beaucoup d'énergie et de sentiments brûlants. Au fond de cette mer ardente pourtant, une pierre oubliée était rassurée que Sebasha fût de son côté. C'était une sensation étrange, nouvelle ; celle de s'être montrée de la racine des cheveux à la pointe des orteils et de ne pas avoir été critiquée, maudite, ligotée, crachée dessus ou battue.
— Les tablettes de cire que je devais recopier, c’étaient vos notes de Mysticophile ?
— Mes notes ainsi que celles de mes collègues Vendeurs et Vendeuses. Nous avons besoin de copies officielles des chroniques mysticophiles afin de perpétuer notre savoir et d’assurer qu’il ne se perde pas. Les originaux et les duplicatas sont sauvegardés dans des lieux différents. Il en va de même avec ces missives elfiques. Avant de te les présenter, j'ai un allié à te présenter. Eleonara, scribe et servante de Diutur, voici Sa Grandeur le prince Bezùkiel, régent d'Opyrie, premier de son nom et descendant direct du fondateur d'Arènes.
À ces paroles, pareilles à la levée d'un sort, l'homme au turban sembla prendre vie sur sa table géante. Ceux qui l'avaient entouré s'étaient dissipés en silence.
— Vous pouvez fermer maintenant, s'exclama le prince à l'intention des gardes qui n'avaient pas clos les portes. Si un sergent des Religiats débarque, dites-lui que j'ai la diarrhée ou quelque chose de bien dégoûtant qu'il ne puisse pas entrer sans l’attraper.
— À vos ordres, votre Altesse.
Les soldats se penchèrent en avant et tirèrent les battants, avalant la lumière naturelle avec eux. Le claquement résonna longtemps, à croire qu'ils les avaient abandonnés dans une grotte. Les lampes en fer-blanc scintillèrent de plus belle.
Encore une fois, une prise de conscience avait rencontré Eleonara avec la violence d'une gifle. La voix de l’émir n'était pas du tout ce à quoi elle s'était préparée. Maintenant qu'elle se tenait plus près, elle distinguait mieux les traits sous le turban à plume d'autruche augmentant le crâne du souverain... qui n'avait pas plus de douze ans.
— Oh Diutur...
— Ne te prosterne pas, lui somma le garçon sans remuer un orteil pour s'approcher. Vu l'état de ton front et de tes pattes, tu saliras mon parquet incrusté. Beurk, quoi.
Sebasha pouffa. Bezùkiel l'imita : seule sa bouche rieuse dépassait de l'ombre, jusqu'à ce qu'il jetât la tête en arrière en gloussant.
Eleonara s'assombrit. Elle, se prosterner devant un enfant. Un enfant humain. Quelle idée abjecte !
« Vile créature imbue d'elle-même », l'injuria-t-elle dans le secret de ses pensées.
Champignon royal, renchérit son for intérieur, avant qu’Eleonara ne le rappelât à l’ordre.
Le prince décroisa ses jambes et s'allongea sur le côté comme pour se prélasser et déguster une grappe de raisin. Son caftan orange sanguine assemblait la soie la plus fine ; un foulard argile et brodé agrémentait son sarouel sable ; la fourre de son sabre, glissée à sa ceinture, était enchâssée de rubis et de diamants.
— Je t'ai bien eue, on dirait, s'esclaffa-t-il en attrapant ses chaussons de perles pour s'étirer le dos.
L'elfe n'avait pas envie de rire du tout. Ce gosse avait arnaqué Zachare le marchand de chevaux. Ce gosse avait autorisé les Religiats à saccager le Bimaristan. Ce gosse dirigeait Arènes et, d'une certaine manière, l'Opyrie.
Était-ce une farce ?
Elle observa son sourire narquois qui ne s'effacerait pas au vinaigre, son pendant d'oreille en losange, ses ongles pointus et obsidienne. Décidément, le prince voulait se faire passer pour un homme ; il s'était même dessiné des moustaches courbées au khôl.
— Pourquoi les moustaches ? lâcha-t-elle tout haut.
Sebasha lui pinça le bras.
— Ne jamais mentionner les moustaches.
— Alors que voulez-vous de moi ?
Toujours perché sur la table surdimensionnée, Bezùkiel engloba ses joues bouffies et basanées entre ses mains menues. S'il s'était offusqué, il ne le montrait pas.
— Tout émir opyrien porte la moustache mais ce n'est pas pour te faire admirer ma pilosité faciale que je t'ai convoquée. Du moins, pas uniquement. On m'a parlé d'un elfe – d'une elfe – s'étant baladée en territoire einhendrien puis opyrien en évitant la pendaison. Un être ayant fait claquer quarante-six nonnes et un chat. Une anecdote à en recracher son pain de sucre. Après avoir entendu ça, je voulais absolument en voir un pour de vrai et de tout près. Un elfe, bien sûr, pas un pain de sucre, j'en ai bien assez, de ceux-là. Et je l'ai fait. Maintenant, la ville entière croit qu'une créature de Hêtrefoux gambade dans les rues. Une elfe lépreuse, en plus. — Ça, c'est la meilleur blague de l'année. Qu'y a-t-il de pire qu'une elfe ? Une elfe lépreuse ! Ha !
« Il sait tout, s'atterra Eleonara. Il sait tout à cause de Sebasha. »
Elle n'en croyait pas ses oreilles. Arènes était gouvernée par un mineur lunatique et malpoli, informé par les Mysticophiles. Il ne manquait plus qu'il fût mégalomane.
— Quelqu'un devrait t'attribuer des parents pour te flanquer une bonne fessée, mordit l'elfe. Que veux-tu de moi ?
À ses côtés, Sebasha se tendit. L'elfe faisait fi de ses indélicatesses. Prince ou mendiant, elle refusait de vouvoyer ce garnement. Elle n'avait plus le luxe d'espérer ou de carburer sur l'instinct de survie. En l'amenant ici, ils avaient faussé tous ces plans. Les perspectives de liberté qui l'avaient réjouie les jours précédents et les espoirs qu'incarnaient la lune-d'eau lui semblaient fuyants, mourants, voire inexistants à présent. La vérité l'avait rattrapée, une boule de plomb à tirer jusqu'à la fin des temps.
Bezùkiel se roula de côté, agile, flexible, pliable. Une fois en équilibre sur son derrière, il allongea sa colonne vertébrale. Ses yeux, deux noisettes étincelantes soulignées par un trait noir, se firent plus perçants, autoritaires et avides. Dû à un jeu d'ombre ou à son maquillage au khôl, son regard se vêtit d'une malice à la limite du sinistre.
— Tes oreilles. Montre-les-moi.
— Non.
Son cœur cognait fort. Dans cette salle, deux personnes avaient connaissance de ce qu'elle était ; elles l'avaient isolée dans ce qui devait être un palais et agissaient comme si de rien n'était. « S'ils veulent me torturer, m'extorquer ou me condamner après la traduction des billets, ils doivent se dépêcher, détermina-t-elle. J'ai un ami à secourir, un bateau à construire, une escapade à planifier. »
Eleonara dut faire une grimace atroce car le masque sûr du petit émir fondit, laissant voir un ocelot interloqué.
— Allez, vas-y, montre-moi tes oreilles, insista-t-il une fois qu'il eût récupéré son panache.
« Il est fou », songea Eleonara. Cet enfant ne démontrait ni peur, ni dégoût envers elle, alors qu'il savait. Pire que tout, une curiosité fervente l'avait mordu. Certains chassaient la Bête, d'autres la mettaient dans une cage, Bezùkiel lui aurait appris des tours pour son propre divertissement. Il était bien à l'image de sa ville, un château de secrets, d’anomalies et de richesse. Il n’était pas surprenant que l'Einhendrie y eût installé ses forces pour garder un œil non seulement sur la cité mais sur son régent si insolite.
Elle déglutit ; Bezùkiel la fixait dans l'expectative. Elle raffermit son esprit. Une elfe – aussi enfoncée dans le fumier fût-elle – ne se pliait pas aux caprices d'un mioche humain. Son visage se fronça dans un masque de défi.
— Je ne montrerai mes oreilles à personne. Est-ce pour ça que tu as permis aux Religiats d'entrer au Bimaristan ? Pour me persécuter et me traîner jusqu’à toi ?
Bezùkiel sourit, agacé.
— Je n'étais pas certain pas que tu y étais mais c'est affreusement courtois de me renseigner. Pour une étrangère, tu as élu une bonne cachette. Sanctuaire chez nous signifie pas d'armes, pas de soldats, pas de voleurs, pas de Mysticophiles. Tout le monde y est égal. Mais revenons à nos moutons. Je ne contrôle pas les Religiats plus que les Mysticophiles, donc non, je ne les ai pas envoyés te quérir parce que je n’ai le pouvoir de les envoyer nulle part. Ils représentent le poing einhendrien sur nos terres. Ils se pavanent en Opyrie pour surveiller les Mysticophiles et mes propres activités, entre autres. Elfe, si tu tiens à ta chair, tu ferais mieux de ne pas quitter le rayon de mon influence immédiate. Les Religiats ainsi que mon peuple – à l'exception des Mysticophiles – veulent que tu crèves. Tu piges maintenant pourquoi, même en tant qu'émir, je ne peux pas refuser que les Religiats suivent la piste de la Bête ? Ce serait un affront direct à l'Einhendrie et mes sujets me soupçonneraient de collaborer avec le Monstre – toi – ce qui est exactement ce que je fais. Je ne compte compromettre ni mon trône, ni la confiance de mes frères et sœurs, ni l'alliance avec l'Einhendrie.
Sa baguette en roseau s'abattit la table avec la détermination d'une gaule. Même Sebasha sursauta.
— Tu t'imagines pas comme c'était difficile pour Sebasha de te transporter jusqu'à mes appartements privés alors que tu étais aussi inerte qu'un maçon chu d'une construction. Beaucoup d'efforts pour la poire d'une ancienne esclave, tu me diras.
— Tu sais beaucoup de choses pour quelqu'un qui tire pas les ficelles des Mysticophiles, souligna Eleonara qui, les bras le long du corps, ne cessait de se demander à quel moment on lui mettrait les billets sous le nez.
— Bah voyons, je consulte les Vendeurs autant que n'importe qui ; je paie les mêmes prix, sauf que moi, j'en ai largement les moyens. De secrets, mes poches en débordent.
Voilà qui expliquait pourquoi les Mysticophiles n'avaient pas manqué de trahir comment leur prince s'était approprié le cheval de Monsieur Zachar, l'éleveur. Bezùkiel était un client comme un autre : il vendait ses trouvailles à ses risques et périls.
— Le savoir est une arme rare et dangereuse à manipuler, poursuivit le garçon en frappant derechef avec sa baguette en roseau sur la table. Je ne peux pas livrer une vérité crue à mon peuple sans l'avoir prémâchée. Il faut la céder miette par miette, morceau par morceau. Les souverains mâchent leurs secrets pendant des siècles, seuls ; ça, mes prédécesseurs me l'ont bien appris. Presse la main et la plèbe perd la tête, se révolte, se divise. Tout ça parce qu'elle a peur de ce qu'elle ne comprend pas.
Eleonara garda le silence tandis que l'émir faisait des moulinets avec sa baguette. Bezùkiel savait lui taper sur les nerfs, mais il savait aussi la surprendre. Avec ses pantalons légers mais bouffants, il dégageait une certaine grâce et un style, bien que sa bouche crachât des serpents.
L'elfe fut traversée d'une question venue de nulle part. Bezùkiel manoeuvrait-il les tous récents échanges entre l'Opyrie et le Mikilldys ? Elle n'osa pas demander, de peur de compromettre Sgarlaad.
Sgarlaad. Le temps pressait.
— L’heure des présentations s’est écoulée, annonça Eleonara, les poings fermés, le torse bombé pour se donner plus de présence. Soyons transparents. Je ne suis pas là uniquement pour les messages à traduire, n’est-ce pas ? Je le sens. Crachez le morceau. Crachez-le maintenant ou je m’en vais de suite. Par une fenêtre, par une porte, par un égout ; je m’en contrefiche, à ce stade.
Le petit émir étouffa un bâillement. Sebasha, elle, se racla la gorge. En chœur, ils dirent :
— Nous voulons aller à Hêtrefoux.
Reste à l'avouer à Sgarlaad, hein, mademoiselle!! :D
Par-contre, j'ai peut-être oublié des éléments du début et du tome 1 mais je ne comprends pas du tout l'intérêt des Opyriens pour Hêtrefoux...
Une alliance de plus contre l'Einhendrie? Mais bon, même s'il reste des Elfes, on ne peut pas dire que leur puissance de feu soit intéressante...?
Bref, il reste encore beaucoup (trop? ><) de choses à découvrir ^^
Alice
Vu que tu as lu la fin de ce tome; tu sais que l'on ne peut pas complètement faire confiance à Bezùkiel xD Sîl existait en vrai, je crois que j'aurais très peur de lui !
Ah oui, la grande révélation est réservée pour Sgarli hahah
Les Opyriens se sont récemment intéressé à Hêtrefoux à cause des billets, tout simplement, qui semblent les avertir d'un grand danger. Vu que les elfes ont été considérés comme des abominations depuis des siècles et que tout le monde les pensait morts, personne ne sait vraiment à quoi s'attendre. Et comme tu dis, même si certains ont survécu, ce n'est pas dit qu'ils soient nombreux, puissants ou prêts à coopérer. Dans tous les cas, les Opyriens ne pensent pas s'allier. Même si les Mysticophiles et le prince s'intéressent aux elfes, le peuple opyrien a tout autant de préjugés à leur égard que les Einhendriens. Je pense que le peuple n'aurait plus aucune foi en leur prince s'il faisait ça. Est-ce que c'est plus clair comme ça ? N'hésite pas à me redire ! Je prends cet aspect en note et j'éclaircirai tout ça dans ce chapitre lors de mes prochaines corrections :)
Oh! Concernant le "trop" à découvrir, je me demandais: est-ce qu'après avoir lu la fin du tome, il y a des choses qui selon toi, auraient dû bouclées dans ce livre et qui ne l'ont pas été ? Bien sûr, certaines choses sont réservées au tome 3, mais il se peut que j'aie oublié quelque chose propre à Arènes ou aux intrigues secondaires ^^
En tout cas merci pour ta lecture !
Je suis soulagée que Sebasha soit toujours de son côté, même si la fin laisse supposer que tout n'est pas encore complètement transparent. Et enfin, voilà quelqu'un qui SAIT qu'Elé est une elfe ! Bon, j'aurais préféré qu'elle le dise elle-même, mais tant pis. Il faut avouer que Sebasha n'inspire pas toujours la confiance.
Quant à ce petit émir, il est top ! Son portrait est vraiment génial et dépeint parfaitement le mélange de maturité et de puérilité qu'on peut attendre d'un enfant souverain. Il se grime des moustaches et bouge dans tous les sens (on dirait mon fils), mais fait preuve d'une intelligence redoutable. Il fait des caprices mais peut être froid et calculateur... Excellent !
Une seule petite remarque : je n'ai pas été très convaincue par la toute fin. Je trouve que ça manque d'un petit quelque chose pour relancer. Un cliffhanger qui donne envie de se jeter sur la suite. Peut-être une piste qui laisse deviner ce que veulent réellement Sebasha et l'émir ? En tout cas, j'ai trouvé que la coupure juste après la réplique d'Elé (qui n'est pas vraiment une surprise) faisait bizarre, comme s'il manquait une phrase après ou quelque chose comme ça.
Pas grave, je me demande bien ce que veulent Sebasha et l'émir, et aussi ce qu'ils savent d'autre (sur Sgarlaad, par exemple). Et enfin, ce qu'ils peuvent apporter à Elé et Sgarlaad ! J'aimerais tant que tout le monde joue franc jeu. Mais je commence à te connaître : ce serait trop simple !
Bon, maintenant que j'ai bien fait mon commentaire, je vais m'accorder le droit d'aller dévorer la suite !
Détails :
"Nonobstant, sa hanche et son épaule droite irradiaient une douleur brûlante qui ne pouvait dater que de la veille. " : alors premier pinaillage... C'est à vérifier, mais je ne suis pas sûre que nonobstant s'utilise comme ça, avec une virgule le séparant du reste de la phrase. Pour moi, on le trouve plutôt dans des syntaxes de ce genre : "Nonobstant ses blessures presque guéries, elle avait du mal à marcher". En fait ça s'utilise comme "Malgré". Dans ta construction de phrase, je verrais plutôt "Cependant" ou "Néanmoins".
"C'en fut trop : elle se détacha de l'ottoman pour le dépoussiérer, s'assurant que son dos et sa nuque n'eussent pas imprimé de saletés sur ce bijou mobilier." : pas 100% sûre non plus, mais je dirais qu'il y a un problème de concordance sur "n'eussent". Je suis sûre que "n'avaient" conviendrait, mais je ne sais pas si "n'eussent" est correct ou faux
"De sa poitrine à sa mi-cuisse, l'Arènienne était embobinée dans des voiles translucides et de colliers s'enroulant autour d'elle telle de la vigne. " : pas fan du début, à cause de "sa mi-cuisse". Je dirais plutôt "De la poitrine à mi-cuisse" ou "De sa poitrine à la moitié de ses cuisses" + DES colliers
"Elle tâtonna immédiatement son sarouel et crut que son estomac heurterait le sol." : (problème de concordance) "heurtait le sol" ou "allait heurter le sol"
"S'était-elle déshabituée à la lumière à force de vivre la nuit ou l'astre diurne brûlait-il réellement plus fort en ce lieu ?" : de la lumière (habitué à/déshabitué de... faut pas chercher)
"Comment passerait sa commande chez les Kermès ?" : je dirais qu'il manque quelque chose, non ? "Comment passerait-elle sa commande chez les Kermès ?", peut-être ?
"Elle s'étonna à ne pas y reconnaître de Religiat parmi les gardes." : Elle s'étonna de ne pas reconnaître de Religiat parmi les gardes
"ces soldats-là avaient respectivement la peau mate et obscure" : respectivement ne s'utilise pas comme ça, c'est "redistribuer" une énumération vers une autre énumération. Exemple : Ces soldats-là avaient la peau et les yeux respectivement mate et noirs. Je suis pas sûre d'être claire...
"— L'invitée a émergé de son sommeil, annonça l'Arènienne chauve qui avait accompagné Eleonara. Je m'en retourne rédiger mes dossiers." : je ne pense pas que "qui avait accompagné Eleonara" soit indispensable. On a bien repéré, je pense.
"— Si vite tu effaces ma promesse de ta mémoire, se désola l’Opyrienne alors que l'elfe regagnait son équilibre." : la construction de la première partie est étrange, on attend une suite qui ne vient pas. Peut-être que "Tu effaces tellement vite ma promesse de ta mémoire", serait plus facile à comprendre (je mettrais même un point d'interrogation)
"Mille pardons pourhier ;" : j'ai cherché un moment ce que pouvait bien être un pourhier et pourquoi Sebasha appelait Elé comme ça, avant de comprendre qu'il manquait simplement un espace XD
"Eleonara ouvrit la bouche pour s’enquérir si elle pouvait voir les messages, là, tout de suite, mais Sebasha enchaîna :" : je crois qu'on dit "s'enquérir de quelque chose" mais pas "s'enquérir si quelque chose". Il vaudrait peut-être mieux opté pour "demander"
"Elle avait profité pour épier et récolter les ragots de l'abbaye." : Elle en avait profité
"celle de s'être montrée de la racine des cheveux à la pointe des orteils et de ne pas avoir été crachée dessus, critiquée, maudite, ligotée ou battue." : ça va un peu pourrir ta phrase, mais on ne dit pas "avoir été crachée", on dirait plutôt "s'être fait crachée dessus". Peut-être que tu pourrais remplacer par "et de ne pas avoir été conspuée" (sympa aussi)
"Sebasha lui pinça l'aisselle." : je suis perplexe : dans quelle position est Elé pour que ses aisselles soient accessibles ?
"Les perspectives de liberté qui l'avaient réjouie les jours précédant" : précédents
"J'ai un ami à secourir, un bateau à construire, une escapade à planifier. " : escapade est connoté, on l'emploie plutôt pour une promenade insouciante. Mais au second degré, ça marche. Tu l'as utilisé au second degré ?
"À bien y réfléchir, on ne mettait pas simplement un souverain à la tête d'une terre telle que l'Opyrie." : je ne suis pas sûre de comprendre ce que tu veux dire. On ne mettait pas un souverain seulement à la tête d'une terre telle que l'Opyrie ? Tu veux dire qu'il doit y en avoir plus d'un ?
"Une elfe – aussi enfoncée dans le fumier fût-elle – ne se pliait pas face aux caprices d'un mioche humain. Son visage se fronça dans un masque de défi." : "ne pliait pas face aux caprices" ou "ne se pliait pas aux caprices"
"je ne les ai pas envoyés te quérir parce que j'ai le pouvoir de les envoyer nulle part." : je n'ai le pouvoir de les envoyer nulle part
"Elfe, si tu tiens à ta chair, tu ferais mieux de ne quitter le rayon de mon influence immédiate." : de ne pas quitter
"Je compte compromettre ni mon trône, ni la confiance de mes frères et sœurs, ni l'alliance avec l'Einhendrie." : Je ne compte compromettre. Je viens de comprendre que tu avais volontairement supprimer les négations dans les répliques de l'émir. Mais comme tu ne l'as pas fait partout, ça porte à confusion.
Comme j'ai beaucoup pinaillé, ça fait déjà un commentaire un peu trappu, du coup je n'ai pas cité les phrases que j'ai adorées, mais il y en a plein !
A très vite (j'espère pouvoir t'alimenter sur les PL pour ce weekend, mais j'avoue que je peine un peu sur les derniers chapitres, en ce moment.
A+
Je suis contente que malgré le changement de rythme, ça reste intéressant. J’aime bien varier entre les scènes d’action/de suspense et celles dédiées aux mystères et aux énigmes 😊
J’avoue qu’avec Sebasha, Eleonara aurait vraiment pu se réveiller n’importe oú ! Eh oui, ce ne serait plus Sebasha sie elle n’était pas un poil ambiguë 😊 Je ne pense pas qu’Eleonara aurait pu dévoiler sa nature à Sebasha, surtout depuis qu’elle a compris que l’Opyrienne était Mysticophile… C’est vrai que c’est un peu tendu tout ça xD
Je trouve ça très drôle que le petit émir qui bouge tout le temps t’ait fait penser à ton fils xD J’ai réalisé que je n’ai pas souvent des personnages qui sont des enfants, donc je pense que Bezùkiel change un peu la dynamique, au milieu de tous ces adultes.
Tu as totalement raison pour la fin ! Même en l’écrivant je me disais que c’était assez « plat » comme fin. Sur le moment, je manquais d’idées, mais là en reprenant le texte, ça m’a semblé plus clair ! J’ai donc simplement rajouté une réplique du genre « nous voulons nous rendre à Hêtrefoux » que Bezùkiel et Sebasha disent en chœur.
Merci pour tes corrections, toujours aussi précieuses ! Je rigole souvent en les lisant (j’ai imaginé Sebasha en train de faire des manœuvres impossibles avec son bras pour réussir à atteindre l’aisselle d’Eleonara xD Oui, je vais changer tout ça !)
Je réponds à ton autre commentaire de ce pas !