L’homme a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n’est toujours qu’une étincelle promenée dans la nuit immense qui l’enveloppe.
Pierre-Joseph Proudhon
Jules me serrait la main avec la force du désespoir. J’avais l’impression qu’on pourrait jouer aux osselets avec mes phalanges quand il en aurait fini avec elles. Cela dit, la douleur préservait ma vigilance, tandis que la présence de mon compagnon me permettait de garder le sentiment de mon intégrité : j’étais là, j’existais, je n’allais pas me dissoudre dans l’infinité du gris. Qui plus est, ses ronchonnements me ramenaient à la prosaïque réalité de nos corps malmenés. Nos estomacs n’allaient pas supporter longtemps l’absence de repères et la culbute inexorable, tête en bas.
— Tu m’lâches pas, surtout, grogna Jules. Pense à notre atterrissage de tout à l’heure, des fois que ça aiderait.
J’allais lui dire que je ne voyais pas en quoi, quand nos fesses prirent contact avec une surface élastique, exactement comme lorsque nous étions tombés depuis Paris. C’était déjà une amélioration, cependant nous étions toujours au milieu d’un gris sans limites, à respirer un air visqueux, épais comme du goudron. Je me relevai tant bien que mal et rajustai mes vêtements avec irritation. Le président n’avait jamais eu l’intention de retenir nos faées, j’en étais persuadée ; il ne voulait que nous pousser à sauter dans le vide.
Je tentai de partager cette conviction, mais je perçus à peine ma voix. Je dus me mettre à hurler dans l’espoir de m’entendre moi-même, si bien que j’optai pour un sujet plus pressant :
— Tu… tu crois qu’il suffit de penser à Paris pour y retourner ?
— Mmm… mmm… mmm…
— Quoi ? Plus fort !
— J’sais pas, tonitrua-t-il en retour, mais tu ne risques rien à essayer.
— Et si cela rate ? Si nous ressortons à dix mètres sous terre ou, pire, à dix mètres au-dessus du sol ?
— Tu n’as qu’à te focaliser sur l’atelier. Le vrai, cette fois. C’est un refuge sûr. Surtout si tu vises la pièce cachée.
Malin ! L’atelier m’avait servi à plusieurs reprises de marchepied avec le monde des faées, pourquoi ne pas l’utiliser dans l’autre sens ? Pourtant, j’eus beau me concentrer, visualiser la pièce dans son ensemble, puis m’attacher à des détails, rien ne se passa. Peine perdue. J’approchai ma bouche de l’oreille de Jules pour éviter de me casser définitivement la voix :
— C’est comme si la demeure de mon oncle se trouvait très loin.
Un sentiment de défaite m’envahit.
— Jules, je suis désolée de t’avoir entraîné dans là-dedans. C’est vrai, je t’ai embarqué dans mes histoires alors que tu n’avais rien demandé. Tout cela pour en arriver là… Comment allons-nous sortir d’ici, maintenant ?
Sa fierté se rebella face à tant de contrition :
— Tu ne m’as obligé à rien ! Si je suis avec toi, c’est que je l’ai bien voulu. Pas de panique, la situation est loin d’être désespérée !
— Tu crois ?
— Mais oui, on va improviser quelque chose. Tiens, que dit ton faée ? Il est bien silencieux, pour une fois.
J’extirpai Gus de ma poche. Il avait un air piteux, comme quand je l’avais récupéré dans la garniture du fauteuil.
— Cela ne va pas ? Tu es malade ?
— C’est une angoisse métaphysique, cria-t-il.
— Pardon ? demanda Jules.
— Philosophique ? suggérai-je en me remémorant les cours de mon frère. Quelle est la raison de notre existence et sa finalité ?
Gus hocha la tête en signe d’acquiescement.
— Comme dans Shakespeare ? intervint Jules. Être ou ne pas être, là est la question ? To be or not to be? Rigolez pas, c’est à peu près tout ce que je connais en anglais !
— Oui, c’est ça, confirma Gus. Être ou ne pas être… J’ai enfin compris ce vertige qui me poussait vers l’incarnation. Je cherchais sans le savoir à sortir du cycle sans fin des boucles du temps.
— Mais n’est-ce pas cela qui vous rend immortels ?
— Immortels ? Immortels ? Sans mémoire, soumis à des désirs qu’on ne contrôle pas ? De vulgaires marionnettes qui gesticulent, des souris dans leur roue, c’est ça notre lot ? Et quand finalement une graine de compréhension germe, comme aujourd’hui, la roue du temps l’écrase, puis nous rejette dans l’obscurité, une fois de plus.
Il tordait ses petites pattes avec une expression de souffrance qui seyait mal à son physique de faune. Je pensai brièvement qu’il avait totalement abandonné son langage de titi parisien et qu’il sonnait un brin mélodramatique, avant de me dire que je manquais de compassion. À sa place, j’aurais été terrifiée par une si terrible découverte. L’Homme rêvait d’immortalité, lui aussi ; toutefois, l’immortalité sans souvenirs, le cycle infini des recommencements, cela ne paraissait pas trop enviable, à tout bien considérer.
— Ah, c’est pas le moment, l’admonesta Jules. Nous avons beaucoup plus à perdre que la mémoire. Tu l’as bien entendu, non ? Aide-nous à revenir dans notre monde pour le sauver.
Gus sembla aussitôt soulagé. Un objectif concret, voilà qui était de nature à donner un sens à son errance éternelle – pour un temps. Jules l’avait bien compris ; sa finesse m’impressionnait, une fois de plus. Nous avions besoin de toute l’assistance possible. Sauver le monde, c’était bien joli, cependant cela n’arriverait pas sans nous sauver nous-mêmes au préalable.
Gus reprit sa position de vigie sur mon épaule et agita un doigt devant mon nez :
— Mouais, faut pas prendre racine, y a du pet. Voyons, les ponts sont des lieux de transfert d’énergie, c’est ce que la fausse Curie a expliqué…
— Expliqué ? grogna Jules. Franchement, c’est beaucoup dire… Y a plus clair, comme explication !
— Mais en quoi cela va-t-il nous aider ? demandais-je.
— Ce sont des endroits surchargés d’énergie faéerique, indiqua Gus.
— Et alors ? Cela ne nous avance pas beaucoup.
Pourtant, à l’énoncer, je m’aperçus que c’était faux. Dans ce non-lieu, tous mes sens étaient neutralisés, sauf un dont je n’avais jamais soupçonné l’existence : je sentais l’énergie. Elle s’infiltrait dans tout mon corps. Je vibrais littéralement, comme la baguette de ce sourcier qui m’avait tant impressionnée, petite. C’était l’écho d’un flux électrisant, dans lequel des milliers de faées se croisaient devant moi.
— Quelle intensité ! Je n’ai jamais rien ressenti de tel jusqu’ici. La fausse Marie Curie avait raison quand elle parlait de débauche d’énergie. Si c’est cela, le pont est par là.
Jules me regarda bizarrement, mais il ne dit rien. Il attrapa ma main et marcha à côté de moi dans la direction indiquée par mon bras tendu. Gus s’y était perché, comme un capitaine à la proue du navire. Il scrutait l’absence de tout avec une concentration absolue. Nous avançâmes à l’aveuglette en mettant avec lenteur un pied devant l’autre vers la source d’énergie. Quand mes poils se hérissèrent, je sus que nous étions près. Trois pas de plus en avant, puis Gus commanda :
— Stop !
C’était comme si je me tenais au sommet d’une falaise balayée par les vents, à la fois attirée et repoussée, malmenée par les bourrasques d’énergie qui s’enroulaient en vortex. Je tournai la tête vers Jules : ses cheveux étaient dressés sur son crâne. À son expression, je ne devais guère paraître plus présentable. Des mèches échappées de mon chignon – assurément plus de première fraîcheur – avaient pris leur autonomie et se tordaient dans les courants.
— Tu sens ? dis-je.
— Je vois bien que l’énergie nous électrise, évidemment, mais le reste… c’est très confus, avoua-t-il. Tu es spéciale, Léo ; tu vas devoir t’y habituer.
Spéciale ? Je n’étais plus si sûre d’avoir envie de l’être, à présent… ni de résonner comme un vieux bâton de sourcier… ni d’observer cette moue de frustration jalouse sur le visage de Jules.
— Comment fait-on ? demandais-je à Gus.
— Y a qu’à sauter dedans…
Il avait l’air d’en douter. Ou de le craindre. Ou alors les deux…
— Il le faut ou c’est une supposition ? s’enquit Jules avec méfiance. C’est pas comme ça que j’imaginais un pont.
— Il le faut, rétorqua le faée avec davantage d’assurance.
Je commençais à en avoir soupé des bonds dans le vide. Dire que j’avais eu le vertige dans le téléphérique de Montmartre… Jules me serra la main – pas celle qu’il m’avait broyée tout à l’heure – et nous soupirâmes en chœur. Gus escalada ma manche à toute allure pour se faufiler dans le refuge familier de ma poche.
— Prêt ? fit-il de sa grosse voix. Un, deux… trois !
Je réalisai en sautant que je n’avais aucune idée de la direction à suivre ; cela devint le cadet de mes soucis tandis que je suffoquais dans le flux d’énergie. L’épouvante m’envahit : trop de puissance, trop de remous ; le chaos nous emportait. Il menaçait de nous disloquer comme des poupées fragiles. Jules pesait une tonne au bout de mon bras, mais je m’agrippai à sa main, car si je le lâchai, j’étais terrifiée à la pensée qu’il se perde ou qu’il se désintègre dans les courants. Nous n’étions pas à notre place ici : des intrus, des barques à la dérive, à la merci de lames dont la violence nous dépassait.
Je sentais mes forces faiblir quand soudain, une accélération subite nous embarqua et nous éjecta du flux dans un éclair éblouissant. Je fermai les yeux en m’accrochant à Jules qui hurlait à pleins poumons. Je crois bien que je criai aussi.
₰
Nos fesses s’aplatirent avec rudesse sur un sol cette fois bien dur. Un tintamarre m’ébranla les os. Quand j’ouvris les yeux, ce fut sur la vision d’un tramway qui me fonçait dessus.
Paralysée, je le vis s’arrêter à un mètre de nous dans un crissement épouvantable, tandis que le chauffeur m’abreuvait d’injures – enfin je le supposai, car elles étaient débitées dans un langage parfaitement inconnu. J’essayai de prendre la mesure de notre environnement, mais tout devenait flou à plus de deux mètres ; paniquée, je cherchai mes lunettes. Elles étaient de guingois, à moitié arrachées, coincées dans mes cheveux. Je les redressai sur mon nez avec la main qui me restait de libre – je n’allais pas lâcher Jules. Un spectacle étonnant se dévoila alors devant mes yeux : nous étions au beau milieu d’une avenue aussi large que l’allée du bois de Boulogne de Paris, ce qui n’était pas peu dire. Elle était bordée d’immeubles monumentaux qui nous surveillaient depuis leurs fenêtres haut perchées. Un trafic phénoménal encombrait l’avenue : une cacophonie mécanique accompagnait un imbroglio invraisemblable de voitures à cheval, d’automobiles, de tramways, de bicyclettes et de piétons qui se croisaient en tous sens dans une complète désorganisation. Un klaxon furieux me fit réagir. Nous étions toujours étalés sur la route du tramway.
— Jules, debout !
Je me levai sur des jambes flageolantes et dus tirer mon compagnon pour qu’il en fasse autant. Aussi hébété que moi, sinon plus, il fixait le paysage bouche bée, insoucieux des dangers imminents.
— On est où ? C’est pas Paris !
— Paris ou pas, on ne peut pas prendre racine au milieu du boulevard. Bouge !
Je le poussai vers le trottoir où se pressait une foule dense. Chaque pas me rappela que j’avais échappé à un sort funeste. Il n’y avait pas une partie de mon corps qui ne me fît pas mal : les fesses, l’épaule, la main… et un peu tout le reste, à vrai dire. J’étais meurtrie comme si j’avais été drossée sur le rivage après m’être fait rouler dans des galets par une mer furieuse. C’était presque ce qui était arrivé, à bien réfléchir : nous avions pris la vague d’énergie comme un navire prend la tempête. Nous avions tenté de garder un cap, petits bouchons sur la mer grosse.
— Nom d’un chien ! dit Jules. Bien joué, Léo. Je pensais qu’on filait un mauvais coton, mais on est vivants. Et même pas mal en point ! Enfin, j’ai des douleurs partout, mais y a rien de cassé.
Je répliquai avec honnêteté :
— Je crois que nous avons surtout eu de la chance de survivre et de rester entiers. Le monde des faées n’est pas fait pour nous.
Il ne réagit pas, absorbé dans la contemplation du décor. Je suivis son regard. Je ne vis d’abord que les faées qui avalaient avec frénésie le bruit, la poussière et les saletés diverses. De même taille que les faées parisiennes, elles étaient dans l’ensemble de forme humaine, avec ou sans ailes. Je fus frappée par leur variété, tant en matière de couleur de peau ou de cheveux, que des traits de leurs visages ou de la rondeur de leur silhouette. Il était cependant difficile de tout relever, étant donné la célérité dont elles faisaient preuve dans l’accomplissement de leurs tâches.
Au-delà, de grandes enseignes peintes sur les façades arboraient des noms qui ne m’étaient pas familiers : Wilson, Nathan Hale, Sanborn, je n’en reconnus aucun. Un fourgon à cheval passa devant nous, fermé sur le côté par une solide toile de coton blanc imprimée qui proclamait : People Express Co. Je n’avais aucune idée de la façon dont cela pouvait se prononcer.
Et puis les immeubles ; ils n’étaient pas du tout dans le style parisien : trop hauts, trop gris, trop massifs. Quand je baissai les yeux, ils tombèrent sur une charrette tirée par une paire de chevaux pie qui leva mes derniers doutes : on y lisait, en lettres beiges sur le bois foncé « Eureka California ».
Je n’en croyais pas mes yeux.
Je tâchai de me faire comprendre, après avoir pris les mains de Jules dans les miennes :
— Jules ? Nous sommes à San Francisco.
— San Francisco ? Mais…
En face de moi, un jeune homme vendait des journaux sur lesquels je jetai un regard avide. Si je fus ravie de confirmer mes intuitions en déchiffrant San Francisco Chronicle, je dus relire trois fois la date avant de me convaincre que je n’avais pas la vue trouble : le numéro était celui du 29 mars 1906.
Notre « escapade » chez les faées avait duré à peine une journée pour nous, mais ici, dans le monde réel, près de cinq mois s’étaient écoulés !
La tête de Gus sortit de ma poche, pivota à droite et à gauche, puis il entonna d’un air joyeux qui me donna envie de l’étrangler :
— To be or not to be? San Francisco, here we are![1]
[1] Être ou ne pas être ? San Francisco, nous voilà !
En effet, la langue est un problème, et quant au retour, ce n'est pas pour tout de suite !
Je cours me mettre à jour avant 2021 !
Pour la coquille, on peut considérer que "elle/elles" se rapporte à la main, ou alors aux phalanges... et comme phalanges est plus près, ça m'a paru plus naturel.
Et j'en profite pour te souhaiter une bonne année !
En revanche, je suis d'accord que j'annonce un peu trop à l'avance que ça va être San Francisco, je gâche un peu mon effet de surprise. Je vais reprendre ça !
Merci !
J'ai adoré ! Dans un premier temps j'ai été un peu surprise du langage de Gus, mais puisque Léo relève aussi ce changement, j'ai compris que c'était volontaire et ça ne m'a plus du tout dérangé.
Par contre, peut-être faut-il que je relise le chapitre précédent, mais je ne me souvenais pas qu'il y avait été fait référence à San Francisco. J'ai sûrement manqué d'attention. Cela dit, ravie de ce nouveau décor. Je ne me lasse jamais de Paris, moins encore de ton Paris, mais j'ai hâte de découvrir ce que tu nous réserves pour SF ! :)
Concernant San Francisco, Léo l'évoque au début de ce chapitre "Mais oui, deux failles, m’exclamai-je. Paris, c’est la première, la plus ancienne. Il n’en existe qu’une autre, plus récente, c’est San Francisco."
et sinon, c'est mentionné avant dans le chapitre 6 (Si nous ne progressons pas assez vite, par frilosité ou manque d’ambition, les Américains nous passeront devant ! Ils n’ont réussi à établir une communication avec le monde faéerique que l’an dernier, à San Francisco, mais ils ont débauché les meilleurs ingénieurs sortis de nos écoles, ici, à Paris. )
J'espère que le San Francisco faéerique te plaira ;-)