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Par Jamreo

Jade avait longtemps arpenté le néant. Allongée sur la pierre qui se réchauffait au contact de sa joue, elle faisait un rêve où des formes serpentines et luisantes la poursuivaient en glissant par terre, alors qu’elle courait, courait pour leur échapper. Parfois, des dents acérées se refermaient sur ses chevilles, mais elle ne ressentait rien – seulement la terreur qui la poussait à continuer la course. Les formes se multipliaient et se mettaient à lui parler, dans une langue bruissante qu’elle n’avait jamais entendu, qu’elle comprenait pourtant. Elles lui parlaient de faim et de mort, d’obscurité aussi. Elles lui parlaient de forces trop sublimes pour être évoquées en de simples mots, de rituels et de formules compliquées. Des éclairs cisaillaient l’obscurité. Des lames de couteaux ? Non, rien de tout ça ; quand une créature rampa le long de sa jambe et réussit à se hisser jusqu’à son torse, où elle enroula son étreinte froide, Jade vit sa langue bifide onduler entre ses crochets pleins de poison. Un serpent ! C’étaient des serpents qui la tourmentaient.

Alors, la fille s’arrêta. Elle laissa les reptiles venir à elle, l’embaumer de leurs senteurs âcres, hypnotisée par leurs écailles aux couleurs irisées. Une sensation de puissance l’enivrait. Jade se mit à rire. La terre trembla, se fendit sous ses pieds, mais elle n’arrêta pas de décharger sa joie sur le monde effrayé.

Quand la crevasse sous elle fut assez profonde, les serpents s’y laissèrent tomber avec des gémissements d’agonie...

… la fillette se réveilla. Son premier réflexe fut de chercher sa mère, mais il n’y avait personne. Le batelier égyptien avait lui aussi disparu. Jade aurait dû se sentir trahie, perdue ; elle aurait dû pleurer des larmes de désespoir sans fin… mais tout ce qu’elle ressentit fut un grand vide serein. Tout irait bien, désormais. Elle était assez forte pour se battre et, surtout, pour gagner. Plus besoin de sa mère, ni de son père, ni des autres.

En se redressant, Jade choqua du pied une bouteille du liquide rouge que la femme avait utilisé. Elle la rattrapa avant que le liquide se répande sur la pierre et, sans hésiter, la porte à sa bouche pour la drainer. Le goût terrestre du breuvage l’emplit de satisfaction.

Une ligne verte se dessina alors au seuil du bâtiment, découpée par la lumière agressive du dehors. En plissant les yeux, Jade reconnut le serpent. Comme elle ne faisait rien, l’animal s’approcha, ondulant dangereusement jusqu’à ses pieds. Sa langue battait l’air au gré de ce langage fuyant, lourd de choses incompréhensibles que, pourtant, Jade saisissait parfaitement. Quand le serpent se glissa sur la peau de sa jambe, elle le laissa faire. L’animal s’enroula autour de son buste, elle tendit le bras pour mieux lui permettre de s’y accrocher. Il s’approcha de son oreille pour y glisser sa langue et y déverser ses secrets. Dans ses pensées, Jade voyait se dérouler un monde de ténèbres qu’elle n’avait jamais soupçonné.

Charmée par la voix du serpent, elle ne réagit pas assez vite et les crochets venimeux se plantèrent dans son lobe. La douleur lui vrilla l’oreille, jusqu’au crâne. Par réflexe, sa main libre se referma juste en-dessous de la tête reptilienne et elle arracha le serpent de son bras. Un bout de chair hâlée pendait de sa bouche. Une substance chaude coulait dans le cou de l’enfant. Elle ne prit pas la peine de l’essuyer. Une colère sourde palpitait dans son corps. Ses doigts se resserrèrent autour du corps longiligne. Les yeux du serpent semblèrent sortir de leurs orbites et que son bruissement s’éteignit dans un gargouillis. Animée de cette même fougue brûlante, Elle attrapa sa victime de son autre main et tira comme sur un fil de bonbon à la réglisse, comme si le serpent allait se désarticuler en douceur et exhaler un parfum sucré. Jade continua de tirer, assoiffée de vengeance. Elle se délectait des faibles ondulations de l’animal qui cherchait à s’extirper de sa poigne, la langue pendante et un drôle de sifflement sortant de sa bouche.

Enfin, dans un craquement dégoûtant et une gerbe de sang glacé, le serpent s’ouvrit en deux. Ses tripes chatoyaient dans la pénombre, pareilles à ces sucreries que Jade avait imaginées plus tôt, mais à l’effluve de mort et de merde. Sans hésiter, l’enfant plongea le menton et le nez dans ce festin, arracha la chair de ses propres dents, renifla avec délices, jusqu’à s’emplir les narines de sang. Elle s’étrangla, toussa des grumeaux. Quand le serpent cessa tout à fait de se débattre, elle le lâcha et le regarda s’écraser par terre. C’était curieux de le voir là, déchiré. Près de sa gueule, le lobe d’oreille arraché. Pour la première fois, Jade dessina du doigt le contour de sa blessure, qui saignait encore un peu.

Elle se désintéressa du cadavre et l’enjamba pour rejoindre l’extérieur. Depuis les ruines du palais, elle avait une vue plongeante sur la capitale disparue, qui vibrait sous le soleil. Sa mère lui avait toujours dit de ne pas regarder le soleil en face. Pourtant, une impulsion la poussa à poser ses yeux au cœur du disque rayonnant. Pas de douleur, rien ; sa vue était intacte. Un ronronnement monta dans sa gorge alors qu’elle appréciait la chaleur sur sa peau.

Quelque chose au coin de sa vision. Lentement, la fillette tourna la tête. Un homme se tenait à une cinquantaine de mètres d’elle, entre deux colonnes éreintées. Grand, mince et habillé de noir, il avait de longs cheveux argentés qui flottaient autour de son visage, mus par un vent qui n’existait pas. Jade ne l’avait jamais vu mais sentit immédiatement qu’il s’agissait d’un ennemi. Il portait la même tenue atypique que les anonymes à la bouche cachée qui avaient voyagé avec maman et parlé avec elle, dans cette langue à la foi proche et si lointaine. Sa peau paraissait plus bleue que blanche sous le zénith.

Un bruit de caillou roulant interpella l’enfant, qui pivota. Une femme en noir venait d’apparaître à l’angle du temple, fourbe et furtive comme une araignée. Seuls ses yeux et une mèche de cheveux étaient visibles. La peur planait dans son regard, et elle faisait visiblement de gros efforts pour la dompter. Jade la regarda se débattre avec les injonctions contradictoires de son esprit.

L’instant d’après, la femme était en flammes. Un sifflement pareil à celui des serpents monta de son corps et du tissu en combustion. L’odeur de peau et de chair qui crame était étonnante. Dans le brasier, les prunelles de la pauvre femme luisaient de souffrance trop aiguë pour être jamais exprimée en mots, par cette bouche béante, léchée jusqu’aux dents, les lèvres et les gencives coulant comme de la cire ensanglantée. Jade suivit avec intérêt sa décomposition, son effondrement d’étage à étage. Ses membres tordues étaient hérissés d’os ou de tendons. Elle n’avait plus de vêtements, juste ces habits de feu.

La fumée aurait dû piquer les yeux et la langue de Jade, qui ne ressentait rien. Quand la lueur s’éteignit au fond du regard de l’inconnue, la fillette s’estima satisfaite et se détourna pour découvrir d’autres individus en noir, qui avançaient sur la pointe des pieds vers elle. L’un d’eux brandissait une dague. Ils s’immobilisèrent dans un couinement. Le cadavre de leur collègue crépitait tranquillement, et ils étaient si près que la clarté du feu dorait leur visage.

La fille leva la main. Les deux hommes se ramassèrent sur eux-mêmes, les bras au-dessus de la tête. La dague tomba et sonna contre les antiques pierres du temple. Ils restèrent là, flageolants, le temps que Jade arrête son choix. Celui de gauche brûlerait.

Il suffit de le penser, de le vouloir, pour que la chose devienne réalité. L’assassin partit en immenses flambées et son acolyte s’enfuit en piaillant. Comme par magie, d’autres silhouettes sombres sortirent de recoins improbables et se mirent à détaler de tous côtés. Ils avaient l’air ridicule, à se démener pour mettre le plus de distance entre eux et une petite fille, sous le nez de leur maître.

Ce dernier n’avait pas bougé quand sa première recrue avait pris feu. Il ne s’émut pas davantage à la perte d’un deuxième homme, qui hurlait lui, pire qu’un porc à l’abattoir. Il grésillait et jetait des étincelles, qui se reflétaient dans la lame de l’arme abandonnée.

Jade profita du spectacle des deux corps en calcination, jusqu’à les voir s’émietter en cendres rougeoyantes. L’étranger aux cheveux argentés avait depuis longtemps quitté son observatoire et n’était nulle part en vue.

Au beau milieu du fantôme de Memphis, la petite était seule.


 


 

Il avait été alerté par l’infirmier Stéphane, qui l’avait trouvée. Le sentiment d’excitation le faisait planer comme sur un nuage. Dans le même temps, la culpabilité lui ferrait les chevilles, et le contraste se changeait en nausée et en sudations excessives. Mouchoir à la tempe, Brisebane sortit de son bureau et courut presque jusqu’à la salle de télévision. Il arriva bon dernier, soufflant comme un éléphant, et écarta la masse de patients pressés devant l’entrée. Des commentaires et des rires nerveux fusaient de partout. Une fille au visage buriné par l’acné s’était pris la tête dans les mains et accroupie dans le coin en geignant. Neve était penchée sur elle, mais le gros des infirmiers s’était engouffré dans la salle de télévision. Dans un dernier élan de curiosité malsaine, Brisebane suivit.

La salle était saturée de chaleur estivale et de relents de sueur. Jade se trouvait perchée sur une chaise, ses baskets au bord de l’assise et les genoux dans les bras. Elle avait la tête renversée en arrière et les yeux laiteux, dans une position à la limite de l’impossible pour un corps humain. Au moindre mouvement, la chaise menaçait de s’écrouler. Pour l’instant, la jeune fille ne bougeait pas du tout, mais une longue plainte s’échappait de sa bouche. La télé retransmettait un épisode bruyant des Enfants du rock. Stéphane alla l’éteindre et, d’un coup, la voix rauque de Jade emplit l’espace sonore. Brisebane ne l’avait jamais vue ainsi. En plus, il ne comprenait rien à ce qu’elle baragouinait : on aurait dit une formule magique, une espèce de latin de cuisine qui faisait resurgir des souvenirs de films d’horreur en noir et blanc.

— ssSSSSSsSsSsssssssssssssssssssSSSSSSssssssssSSssssssssSSsssssssssss

— Schizophrénie catatonique, se souvint Simon, qui avait passé un bras derrière la nuque de Jade pour essayer de lui faire reprendre une position normale, sans succès.

Ou possession, se surprit à songer Brisebane

— SSSSsssSSssssssssssssssSSSSsSSSSSSSSSsssssssssssSsssssssssss

— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’inquiéta Ravel. C’est du… du japonais ?

Simon secoua la tête, accroupi près de Jade qu’il étudiait avec concentration.

— On dirait de l’arabe, avança Stéphane.

— SSSsssSSSSSsssssssssssssSSsssssssssSsssssssssSSSSSsssSSSssssssssss

Gêné aux entournures, Brisebane se pencha, mains sur les cuisses, pour étudier la patiente de plus près. Quand son ombre tomba sur elle, Jade se tut. Le silence fut si brutal que Brisebane se fourra le petit doigt dans l’oreille pour en déloger un bourdonnement parasite. Secouant la tête comme un chien désemparé, il demanda :

— S’est-il passé quelque chose avec les autres pensionnaires pour expliquer cette... crise ?

Les infirmiers se retournèrent comme un seul homme vers les ados se disputant la première place à la porte. Des « euh » embarrassés fusèrent. On commença de se montrer du doigt, de s’accuser les uns les autres. Finalement, un jeune aux joues creuses prit la parole :

— On regardait l’émission et elle avait l’air d’aller bien… et puis elle a commencé à se figer, elle bougeait plus du tout, elle clignait même pas des paupières. Pourtant il s’était rien passé…

Ses amis approuvèrent de vigoureux hochements de menton.

— Elle a dit quelque chose ? interrogea Stéphane.

— Ouais... un truc dans le genre… « Leroy est morte », ou je sais pas quoi. Elle disait ça en boucle, très vite, c’était dur de la comprendre.

— On a voulu la calmer, et brutalement elle est revenue à la vie, elle a essayé de nous frapper, indiqua une fille.

À nouveau, confirmations appuyées de la part des autres témoins.

— Puis elle a arrêté de parler, elle s’est assise là. Elle s’est mise à dire des mots qu’on comprenait pas. Stéphane est arrivé et il nous a demandé de sortir…

Les gosses n’intéressaient déjà plus Brisebane ; ils n’auraient rien de plus à lui apprendre. Le directeur prit congé et retourna dans la salle de télévision en fermant la porte derrière lui pour ne pas être dérangé. Il alla trouver Stéphane, qui travaillait souvent avec le docteur de Jade, et lui demanda tout bas :

— Changement récent de médicaments ? De dosage ?

L’infirmier fit non de la tête.

— Leroy est morte

Tous braquèrent les yeux sur la jeune fille, dans sa position aberrante, qui venait de lâcher cette plainte. Ils n’osaient pas parler, de peur d’aggraver son état sans le vouloir ; alors ils attendirent.

— Leroy n’est plus là

Jade frissonnait maintenant. La chaise produisait un concert métallique contre le sol et s’intensifia quand l’adolescente entra en grands tremblements.

— Leroy est morte Leroy est morte Leroy est morte Leroy est morte

Elle répétait cette phrase sans pause pour reprendre sa respiration, les yeux revenus dans leurs orbites mais voilés, lointains, posés sur une autre réalité. Les infirmiers et Brisebane se regardaient, bouche-bée. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles.

— Leroy n’est plus là Leroy est morte Leroy est morte

— Très bien, tonna le directeur au-dessus du vacarme. Très bien, bon, agissons, ne restons pas comme de malheureux ronds de flan. Stéphane et Ravel, allez chercher un brancard et des sangles, s’il vous plaît. Les autres, maintenez-la le temps que je prévienne le docteur Tilloloyeul.

Il sortit. La ballade funèbre de la malade le suivit dans le couloir où il reprit sa course malhabile, cette fois en direction de l’aile des médecins.

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Liné
Posté le 04/05/2021
Mais naaan, elle est pas morte Leroy. Elle est juste possédée à son tour, c'est tout. Y'a son corps mais plus son esprit, ça vaaaaa... Haha.

J'avoue qu'à ce stade du récit, je buggue un peu sur la partie "Égypte". J'ai l'impression que de donner un contexte aussi précis, connu, souvent exotisé ou romancé, a pour moi enlevé un bout du charme. Je crois que j'aimais bien l'idée de ne pas poser des noms de divinités connues, d'évoluer dans un cadre souvent ouvert ou "lâche" pour laisser planer l'imagination (je sais pas si je suis claire...). Après, encore une fois, je suis vraiment pas adepte de romans à tendance historique, ce qui explique que je fasse partie des plumes tatillonnes ! Et sachant cela, je reste quand même particulièrement accrochée ;-)
Jamreo
Posté le 11/06/2021
Humhum... "j'ai tout vu, je sais qui c'est, mais je dirai rien" comme dirait un fameux espion !

Je comprends totalement ce que tu veux dire. Peut-être que ça enlève une dimension au côté fantastique (dans le sens classique du terme) de contextualiser et de donner des noms précis ? Alors que si on restait dans le flou jusqu'au bout, ça serait quelque part plus flippant grâce au mystère ? En tout cas si, ce que tu dis est clair ^^ j'avoue avoir assez vite décidé d'utiliser la mythologie égyptienne, sans me poser la question, mais ça aurait été intéressant de ne pas partir là-dedans. Maintenant que c'est fait je ne sais pas si je pourrais le "défaire", cela dit :scream:
Mais oui clairement si l'historique te branche pas, je comprends que ce ne soit pas ta tasse de thé. Soulagée de lire que ça te botte malgré tout :D
Alice_Lath
Posté le 23/08/2020
Oh naaaon, pas Leroy... Ou alors il va se passer quelque chose style une résurrection à la Gandalf ? Je sais pô. Mais du coup, la parole du roi - Leroy, il y aurait pas un lien par hasard ? Ce serait amusant moi je dis. Et le passage avec Jade sous le soleil du désert, quand elle fait cramer du monde, brrr, glauque à souhait, moi je dis. Je suis toujours embêtée de n'avoir aucune suggestion à faire pour cette fiction haha, à chaque fois jsuis juste emportée par l'histoire et curieuse de découvrir la suite.
Jamreo
Posté le 08/10/2020
héwi...
le nom de Leroy n'est en effet pas un hasard, le roi / Leroy est là pour attirer l'attention comme tu t'en doutes ^^
Je suis vraiment très heureuse que tu apprécies ta lecture en tout cas, merci tout plein pour ce retour <3
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