24 : Renvois

Qu’est-ce que j’ai fait ?

Ses mains étaient pleines de sang. L’impression d’avoir tué quelqu’un de la quittait pas. Elle s’arrêta devant l’accueil de l’infirmerie, un peu hagarde. Un infirmier qui passait, pressé, ouvrit de grands yeux en l’apercevant.

— Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Judy allait répondre avant de se rendre compte qu’elle n’avait pas inventé de mensonges.

— Attends, suis-moi.

Il l’accompagna dans une petite pièce avec une table d’auscultation et une étagère pleine à craquer de solutions antiseptiques et de compresses, occupée par une femme aux cheveux grisonnants et à l’air stricte.

— On a un nez cassé.

— Ah. Assieds-toi, ajouta-t-elle à l’adresse de Judy.

La femme se leva et nettoya le nez de Judy, qui grimaçait de douleur. Son champ de vision avait considérablement rétréci. Elle en déduisait donc que son nez avait doublé de volume et qu’elle ressemblait à présent à une joueuse d’élément-combat mise K.O. sur le ring. Elle lui redressa le nez d’un coup net et précis. Le cartilage craqua, et Judy retint un hurlement de douleur, mais son nez ne penchait plus d’un côté avec un angle irréaliste.

— Une bagarre ? demanda-t-elle.

Elle avait un badge. C’était écrit Docteure Serena Belliver.

— Non, bafouilla Judy. Une… hum… une porte.

Belliver secoua la tête, sans la croire.

— Je vais appeler le directeur.

Une alerte sonna dans la tête de Judy. Non, elle ne pouvait pas appeler M. Olivertown. Mais quand elle leva les yeux pour protester, elle vit qu’il n’y avait rien à faire et qu’elle n’avait plus la force de retenir la marée.

L’infirmier, qui devait être un stagiaire, partit à la recherche du directeur et Judy attendit en silence. Elle n’avait plus force d’inventer quoique ce soit. De prévoir la discussion et ses zones de pièges et de dangers. Car pour la première fois de sa vie, elle n’en avait pas envie. Elle se sentait coupable. Elle voulait subir sa peine, même si elle sentait déjà sa punition : l’Esprit de l’Eau s’était éloigné et la corde qu’elle avait commencé à tisser entre elle et lui s’effilochait.

— C’est quoi ce craquement horrible ? fit une voix dans le couloir.

Oh non, Pierre.

Pierre apparut dans l’encadrement de la porte.

— Pierre, retournez dans votre chambre, dit sèchement Belliver.

— Je vous ai dit que je dois aller faire mes baga… Judy ?

Son étonnement était si grand qu’il laissa un mouchoir en boule tomber de son poing.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Judy articula « Juan » du bout des lèvres sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche, dos à Belliver. « Hein ? », articula Pierre. S’il réfléchissait un peu, il ne poserait même pas cette interjection comme une question. « Monocle ».

Pierre resta longtemps debout dans le couloir. Puis il se retourna vivement quand une armée de pas retentit à l’étage inférieur de l’infirmerie. La haute silhouette et la grande moustache de M. Olivertown apparut, talonné par le tout aussi moustachu Peterclock. Et puis, au bras du surveillant, il y avait Juan, presque invisible, l’ombre de lui-même. Il était grand, il était voûté, il était pâle comme la nacre.

— Gaétan m’a ramené le jeune Concalves au milieu du couloir des dortoirs des garçons, assommé dans une inondation. Edmond m’a rapporté que la jeune Blyton avait été impliquée dans une bagarre. J’ai dû mal à ne pas faire le rapprochement.

M. Olivertown pencha la tête et interrogea Judy, assise sur la table d’auscultation, d’un regard incisif. Judy baissa les yeux.

— Juan, docteure Belliver va s’occuper de toi. Judy, Pierre, suivez-moi.

M. Olivertown fit un geste du bras, pour que Juan entre et Judy sorte. Judy garda toute son attention portée sur le dallage gris. Tout sauf croiser sa honte et sa culpabilité dans le reflet de Juan. Si seulement rien n’avait eu lieu. Si seulement elle avait su garder sa fierté tranquille. Si…

M. Olivertown échangea quelques mots à Belliver que personne ne pouvait percevoir sans lire sur les lèvres. Et Judy lut. « Déconnecté ».

Puis « bureau ». Et elle en conclut : « Renvoi ».

Pierre posa sa main sur son épaule, un air désolé sur ses traits tirés par le rhume et la douleur. Il avait compris lui aussi. Et il savait mieux que quiconque ce que cela faisait. Elle n’eut pas la force de mettre dans son expression tous ses reproches. Pourquoi tu nous as pas dit pour Juan ? Pourquoi tu as pris la mer ?

Puis il fit demi-tour, en laissant Peterclock avec la médecin et l’apprenti. Judy et Pierre le suivirent dans la cour, puis devant le réfectoire, puis dans les escaliers. Pourquoi M. Oliverotwn avait placé son bureau tout en haut du cône des Esprits ? Pour qu’ils aient le temps de réfléchir à leurs actes, de mariner dans l’incertitude et l’inquiétude ? C’était un parti pris. Ils pourraient aussi réfléchir à un plan, un moyen de s’en sortir plus agréable, un mensonge… Judy rangea ses questions dans un coin de sa tête. Entre son rhume et la patate qu’elle avait maintenant au milieu du visage, elle avait dû mal à respirer, comme Pierre, et ils avaient dû mal à ne pas se laisser distancer par les grandes foulées de M. Olivertown, qui engloutissait les marches deux à deux.

Ils arrivèrent, courbatus, devant la plaque métallique qui indiquait : Léonard Olivertown. La porte s’ouvrit sous l’impulsion invisible de l’Esprit de la Terre de M. Olivertown.

— Vous voilà enfin ! les accueillit Eustache, debout au milieu de la pièce. Alors c’est quoi cette histoire ?

— Le jeune Concalves m’a avoué que c’était à propos du monocle, répondit calmement M. Olivertown.

— Le monocle est à Otaïla ?

M. Olivertown les fit entrer dans la salle avec les sièges en rond.

Eustache se passa la main sur le visage, consterné, tout en faisant des allers-retours nerveux entre le bureau de M. Olivertown et le quartier-général des Chaussettes violettes.

— Nom d’un dodilon emmerdeur, Léonard, nous ne sommes qu’une bande d’incompétents !

M. Olivertown prit place. Judy et Pierre s’installèrent en face de lui, comme s’ils attendaient leur punition. Ce qui était le cas pour Judy. C’était sûr, elle allait être sévèrement punie. Ce qu’elle avait fait était impardonnable.

— Expliquez-moi cette histoire de monocle, exigea M. Olivertown.

Judy allait ouvrir la bouche, mais Pierre fut plus rapide, plus précis et plus concis. Ce qu’elle ne pourrait jamais être aujourd’hui, avec le déferlement d’émotions qui continuait de tourbillonner, ses pensées et son nez qui gonflait, violacé au milieu de sa figure et qui, en plus de lui donner une apparence effrayante, lui embrouillait l’esprit de douleur.

— Juan l’avait au début de l’année.

— Le monocle était à Otaïla depuis tout ce temps et nous n’avons rien vu ? grommela Eustache à l’adresse de M. Olivertown. Même pas Gaétan Peterclock ?

Pierre attendit et M. Olivertown le pressa d’un geste de la main.

— C’était Kateline qui lui avait donné pour nous retrouver et voir si nous avions déjà déconnecté et combien de fois en analysant les flux de lumière, je crois.

— S’il en a fait usage, il a eu de la chance de ne croiser aucun esprit, commenta Eustache, qui s’était subitement arrêté de marcher à la hauteur d’un siège. (Et voyant le regard de M. Olivertown :) Pardon, Pierre, continue.

La légende du monocle était en réalité peu connue du grand public. Les Chaussettes étaient mieux informées qu’elles le laissaient croire. Elles savaient pour Damassieu.

— Ensuite, je lui ai volé le monocle. Et, hum, par un concours de circonstances, Juan l’a récupéré.

Pierre évita soigneusement de croiser le regard de Judy.

— Ensuite, il devait l’avoir.

— Mais il ne l’a plus, ajouta Judy. Kateline est allée voir Pierre et Juan pour le récupérer. Et Juan, qui risquait gros à ne pas le retrouver, s’en est pris à moi. Comme je suis l’amie de Pierre, vous comprenez.

— Sa position reste donc inconnue, dit Eustache, comme s’il s’agissait de longitude et de latitude. Foutu monocle, il nous aura échappé à chaque fois.

Les cartes devant elle avaient été rangées. La table en verre ainsi dénudée reflétait le plafond orné.

— Et…, toussota Judy, mon père a eu le monocle en sa possession. Une fois.

La fois de trop.

— Oui, nous savons. C’était une combine des Lombrics pour vous voler et que les enquêteurs ne se doutent de rien. Un objet de valeur de l’aristocratie d’Edel : jamais ils ne se douteront que c’était toi qu’ils cherchaient, davantage que le monocle.

— Heureux soient les Esprits, le sommet de cette aristocratie a enfin été arrêté.

Eustache se tourna vers M. Olivertown. Leur ressemblance devenait alors frappante, dans le contour de leur visage, carré, et de leur nez légèrement crochu. Néanmoins, sans savoir qu’ils étaient frères, on ne le devinerait jamais.

— Léonard, nous aurions dû insister. Gaspard serait toujours là s’il n’avait pas fait tout ce pataquès pour qu’on le laisse tranquille.

— Toujours là ? dit Judy d’une voix blanche.

— On ne sait pas s’il est mort ou non, dit Eustache.

— Vous lui avez parlé ? Quand ? Depuis quand ?

— Nous avions des doutes. C’est Hélène qui nous a trouvé, quelques heures avant son enlèvement et ta disparition. Quand nous sommes intervenus, il était déjà trop tard. Heureusement, Lunaé a croisé ta route par hasard et t’a tout de suite reconnue.

Pas Hélène. Mélaine. Son nom est Mélaine.

Ne le savaient-ils donc pas ?

Mémé leur mentait-elle aussi ? Si elle leur mentait, à qui donc de ses alliés revenait la vérité ? À qui avait-elle réellement prêté allégeance ?

— Mélaine ? tenta Judy en se râclant la gorge et en faisant abstraction de la migraine qui envahissait peu à peu tout son faciès.

M. Olivertown se leva et sa grande carrure les écrasa et se dirigea vers la fenêtre, d’un air songeur.

Aucun des deux Chaussettes violettes ne capta sa remarque. Mélaine ? Pas de Mélaine.

— Ce soir, vous ne retournerez pas chez Hélène, dit M. Olivertown. C’est trop dangereux. Vous viendrez avec nous, vous, Nathanaël, qui en sait trop pour le laisser à l’écart et Kateline, qui est un danger pour nous et qui est sans doute menacée par les Lombrics si elle ne coopère pas. Son père n’est plus là pour la protéger ou pour lui donner des ordres. Nous préviendrons les parents de Nathanaël et Hélène qui nous rejoindront. Quant à Kateline, il lui faudra établir un mensonge crédible, si elle accepte notre aide.

M. Olivertown quitta sa fenêtre.

— Allez chercher vos affaires. Nous partons pour le chalet.

Peterclock entra après avoir brièvement toqué à la porte.

— Vous tombez bien Gaétan ! s’exclama M. Olivertown. Je vais m’absenter pour une durée indéterminée. Prévoyez une semaine. On n’est jamais trop large.

Le regard intelligent de Gaétan parcourut le bureau et revint sur M. Olivertown. Il avait compris. Judy distingua le violet au-dessus de ses chaussures. Elles étaient partout à Otaïla. Même dans les bottillons de Belliver.

— Vous avez demandé à recevoir M. Concalves. Le voilà.

Judy ferma brusquement les paupières, comme si ce simple battement de cils allait ranger la présence de Juan et le canevas d’émotions négatives qu’il suscitait au statut d’hallucination. Elle fit un pas derrière Pierre et Eustache vers la sortie.

— Non. Judy, tu restes ici. Nous avons encore une affaire de taille à régler.

De taille. C’était le mot. Juan s’avança de toute sa masse.

— Asseyez-vous.

Judy prit place à gauche, le plus à gauche possible du large bureau, et Juan se laissa tomber à droite. Il la fixait. Derrière les rideaux, le soleil rasait la cime des arbres. Peut-être que si elle tendait l’oreille, elle entendrait les premiers chants des oiseaux, hormis le cri perpétuel des mouettes et des goélands de rivage.

— Juan, tu as été victime d’une déconnexion, commença M. Olivertown.

— C’est ce monstre, dit Juan.

Un constat, une haine qui commençait à se consumer. Une injustice marquée au fer. Judy accusa le coup. Ça faisait plus mal que le poing dans son nez.

— Ça a l’air plus complexe que ça, temporisa le directeur. Ta connexion a sans doute été fragilisée par ta colère. Juan, est-ce que c’est toi qui as initié la bagarre ?

— Non. Ce n’est pas plus complexe. C’est elle ! C’est Judy. C’est elle. J’en suis sûr.

Il avait senti irrévocablement que c’était elle si l’avait déconnecté. M. Olivertown noyait le poisson.

— Aucun être humain n’est capable de déconnecter qui que ce soit, dit M. Olivertown.

Il mentait. Il mentait. Il mentait. Il les protégeait. Ce n’était pas juste. Mais Judy ne dit rien, parce qu’il le fallait bien, non ? Elle avait surtout peur.

— Seuls les Esprits en sont capables. C’est son Esprit de l’Eau qui a voulu la protéger.

— Seuls les Esprits primitifs le peuvent, répliqua Juan, et ce n’est pas possible. C’est elle, monsieur, si je vous dis que c’est elle ! Putain !

Juan se releva et sa chaise crissa derrière lui, à deux doigts de basculer en arrière. M. Olivertwon le couva d’un regard bienveillant.

— Juan, tu dois nous parler. Pourquoi Kateline voulait récupérer cette… pièce à conviction ? Qu’est-ce que tu risquais ?

Juan semblait perdu.

— C’est eux. Pierre, là. C’est de leur faute. C’est eux qui l’ont. Ils me l’ont déjà volé.

M. Olivertown resta impassible.

— D’accord, Juan, je comprends.

Le directeur se pencha sur son bureau.

— Juan, voilà ce qu’on va faire. Tu seras exclu une semaine.

— Quoi ?

Une veine palpitait le cou de Juan. Il était fou de rage.

— Ce n’est pas juste ! C’est moi la victime dans l’histoire ! Vous ne voyez pas ! C’est elle ! Elle m’a déconnecté ! Je ne peux pas ! J’étais… C’était ma vie. Elle a détruit ma vie ! J’allais devenir le meilleur maître-dé… maître-connecté d’Otaïla. J’allais avoir une bourse. J’allais devenir garde vert. J’allais…

Sa voix se brisa. Judy n’aurait jamais imaginé pu voir Juan pleurer. Pourtant, ce n’était pas de la pluie qu’il avait sur les joues. Il y avait un temps, elle aurait beaucoup donné pour pouvoir voir cela, maintenant elle avait envie de plus exister.

— Vous pouvez m’exclure, monsieur le directeur, dit Juan. Ça ne changera rien. Je ne vaux plus rien ici.

— Qu’est-ce que tu proposes ? demanda M. Olivertown.

— Qu’elle soit exclue.

M. Olivertown prit l’air songeur et compréhensif de celui qui cherche vraiment une solution à un problème. Juan n’en pouvait plus, mais il avait trop de respect pour le directeur pour lui mettre un biface dans le nez. En avait-il peur ? M. Olivertown dévisagea Judy. L’exclure d’Otaïla serait reconnaître sa culpabilité.

— Très bien, je vous exclurai tous les deux dans ce cas.

C’était sauver les meubles. Les reconnaître les deux coupables, c’était reconnaître deux victimes. Autant dire, ni l’un ni l’autre. C’était contourner la question. Habile, mais pas moins blessant. Judy déglutit. Elle avait beau se dire que c’était mérité, qu’elle s’y attendait, qu’elle ne voulait plus vraiment étudier à Otaïla. Depuis la disparition de son père, elle avait l’impression de perdre une part d’elle-même. Était-ce à cela que ressemblait un rêve brisé ?

— Je m’occuperai de vos papiers. Vous partirez ce soir.

Pour ne plus jamais revenir, compléta Judy en pensée.

Il avait tout anticipé. Le départ pour le chalet. Comme ça, il pourrait toujours les surveiller.

Il tira vers lui un dossier.

— Vous pouvez disposer.

— Vous allez le regretter, dit Juan en se mordant les lèvres, contenant l’ouragan qu’il n pourrait plus jamais provoquer.

Promesse de vengeance. Juan recula et se retourna. La porte était déjà ouverte. M. Olivertown paraissait paisible. Il devrait avoir peur de la vengeance de Juan. Judy en avait peur.

Quand elle quitta le bureau à son tour, aussi silencieuse qu’une ombre, il avait allumé une pipe. S’il paraissait calme à l’extérieur, Judy se demandait s’il l’était réellement à l’intérieur. Parfois, elle donnerait cher pour savoir ce qu’il prévoyait de faire et ce qui le motivait à le faire. Les Chaussettes violettes semblaient avoir beaucoup à cacher pour être si bons menteurs. Qu’avaient-ils à gagner ? De toutes parts, Judy ne voyait que des pertes.

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