Il fallut à Edmond toute la journée du vendredi pour se remettre de la fête de fin d’année. L’amusement avait un coût qu’il constatait amèrement, aussi bien dans sa tête que dans ses intestins. Un coût si exorbitant qu’il n’avait pas fini de le payer le samedi matin, se sentant encore barbouillé. Mais bon, quelle soirée !
Lorsqu’il passa voir Samantha au petit matin pour prendre des nouvelles, elle aussi semblait avoir du mal à s’en remettre, ayant même passé la veille dans son armure pour se régénérer. Et après mille remerciements envers Edmond, elle déclina l’offre de les rejoindre l’après midi boire un verre, préférant se reposer encore un peu.
Le soleil était bien haut, et l’été qui approchait à grands pas soufflait sa chaleur dans les rues. Lucie et Edmond arrivèrent un peu rougis à la table en terrasse où les attendaient déjà George et Serge, deux cafés devant eux. Le bar était plutôt plein, diffusant un des derniers matches de l’équipe local sur plusieurs écrans larges. L’un se trouvait juste au dessus d’eux.
— Pronostiques ? demanda George.
— 2-1 pour Caen, j’y crois ! répondit Edmond.
Il commanda un café tandis que Lucie demandait elle un diabolo-grenadine. L’équipe allait bientôt être dévoilée et George et Edmond parièrent sur l’équipe probable.
— Seube titulaire ?
— Seube buteur même !
Lucie leva les yeux au ciel. Sa grenadine en main, elle se désaltéra en observant les gens qui passaient dans la rue. Le soleil avait habillé les filles de robes fluides et les garçons de shorts. Ça sentait bon la fin d’année pour les étudiants et l’ambiance était détendue ; les jeunes amoureux papillonnaient à chaque coin de rue, se tenaient la main, s’embrassaient ; les groupes d’amis se retrouvaient autour des tables, comme eux, pour regarder le match ou simplement discuter autour d’une bière fraîche. Lucie n’aimait pas particulièrement le football, mais pour avoir assisté à quelques matchs au stade, elle comprenait l’attrait de l’ambiance, et la passion qui pouvait en découler. Sur l’écran, le nom des joueurs défila et elle essaya de remettre un visage dessus. Edmond et George ne regardaient même pas la composition d’équipe, concentré sur leur débat. Un flash d’information coupa soudainement la présentation, laissant Lucie plus que pantoise, la bouche grande ouverte. Elle posa sa grenadine avec fébrilité, et tapa dans le mollet d’Edmond pour attirer son attention.
Edmond ressentit une douleur cuisante dans le mollet. Il frotta sa peau, et vit la pointe du pied de Lucie près de sa jambe. Il fronça les sourcils, puis reprit sa conversation avec George. Deux secondes plus tard, il ressentit la même douleur, toujours due au coup de ballerine. Il se tourna férocement vers Lucie qui, exaspérée, fit un mouvement des yeux vers l’écran. Il ne comprit pas.
« Regarde » fit Lucie du bout des lèvres sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Elle refit un coup de tête en direction de l’écran. Le sang d’Edmond se glaça. Un flash d’information tournait en boucle :
Prise d’otage lors de l’inauguration du nouveau complexe de la MBE ; des personnes semblant avoir des pouvoirs surnaturels retiennent des haut dirigeants, dont le député Faquin, en otage dans les bureaux. La police est pour l’instant incapable de pénétrer dans les bâtiments.
Les images montraient l’entrée du complexe ; à l’extérieur, en bas des marches, se tenaient des policiers et des pompiers dans l’impossibilité d’avancer ; au moindre mouvement, un immense naissain d’abeilles et des dizaines de rats gros comme de petits chiens les attaquaient. Derrière la porte d’entrée, une personne semblait faire le guet ; on ne pouvait distinguer son visage ; sa face était comme une sorte d’image réminiscente, une flaque floue et huileuse qui semblait bouger d’elle même.
Edmond devait agir, et vite. La première chose à faire était de retrouver Samantha. Mais pour cela, il fallait trouver une excuse pour s’échapper du bar.
— Mince ! dit-il en regardant faussement son téléphone. Charlotte arrive à la gare dans trente minutes et personne n’est là pour venir la récupérer ! Désolé les gars, je vais la chercher, je reviens tout à l’heure !
Ses amis eurent à peine le temps de percuter ce qu’il venait de dire qu’Edmond s’était déjà levé et partait en direction du port. Il marcha normalement les premiers mètres pour ne pas éveiller leurs soupçons, et une fois qu’il ne fut plus dans leur champ de vision, il se mit à détaler comme un dératé ; il devait traverser tout le port, ce qui n’était pas une très longue distance, mais elle paraissait interminable à pied. Les passants se retournaient sur son passage, amusés. Enfin, il atteignit la porte du hangar, essoufflé, et l’ouvrit avec fracas.
Samantha, allongée sur son lit, lisait paisiblement le premier tome d’Ultime Zygouda 38. Ses longs cheveux libres ondoyaient sur son coussin, chatouillant son front à la moindre bise du ventilateur qui éloignait l’écrasante chaleur qu’imposaient les tôles en plexiglas. Son débardeur était moite, la sueur irritant sa peau blanche. Une plaque rouge s’était formée sur son ventre, dans le repli qui se formait lorsqu’elle s’asseyait. Bougre de dieu, cette chaleur était vraiment insupportable. Et dire que ce n’était qu’un début !
Samantha se redressa, replaçant ses longs cheveux dans sa queue de cheval favorite pour rafraichir sa nuque. Elle attrapa la bouteille d’eau au pied de son lit, et se réhydrata. Elle fut surprise par le bruit caractéristique que faisait la porte du hangar lorsqu’on l’ouvrait avec hargne. Elle bondit et se dirigea dans la pièce principale, sur ses gardes, pour finalement y découvrir un Edmond dans un sale état.
— Qu’est ce qui se passe ? demanda-t-elle circonspecte.
Edmond passa devant elle sans même la regarder, les yeux fixés sur l’armurerie. Il était tout rouge, dégoulinant de sueur et semblait avoir du mal à reprendre son souffle. Il se dirigea brinquebalant vers l’armurerie, enlevant sur le chemin son t-shirt qui lui collait à la peau.
— Edmond ?
Il sembla enfin remarquer sa présence dans la pièce.
— Sam ! Je n’ai pas le temps de t’expliquer ! Enfile ton armure et prends ton épée ! On a du boulot ! Vite !
Il n’en fallait pas plus pour que Samantha se précipite dans l’armurerie avec lui. Chacun dans son coin, sans observer l’autre, ils s’attelèrent a revêtir leurs panoplies. Bien que pesant son poids, Samantha enfila l’armure en à peine quelques minutes. Elle y retrouva cette sensation tiède que lui procurait l’incroyable métal (la cuirasse restait toujours à la même température, été comme hiver) ; quand elle se retourna, épée fixée sur la hanche, Edmond finissait d’ajuster son masque sur son visage, et prit son bâton scindé en deux. Ils se firent un signe de tête, puis se dirigèrent vers la supercinq qui dormait sous une bâche. Aucuns travaux n’avaient été fait dessus et elle portait encore les stigmates du dernier combat : bosses, tôles froissées, impacts de balles.
Tant pis, il n’y avait qu’elle de toute façon. Edmond rentra dedans, et pria pour qu’elle démarre. A peine avait-il tourné la clé que le moteur respira, à son grand bonheur ; le pot d’échappement avait peut-être prit un coup, car elle faisait un bruit d’enfer. Samantha ouvrit la porte arrière du hangar pour qu’il puisse sortir dans la cour. Edmond installa un gyrophare sur le toit, de couleur verte (il n’était pas sûr que cela soit légal, mais Rose l’avait mis là) et ils partirent en trombe en direction du bureau de la MBE, où se situait la prise d’otage.
L’adrénaline galvanisait Edmond, qui conduisait vite et sans accroc. En à peine cinq minutes, ils se retrouvèrent le lieu de la prise d’otage, où Edmond se gara près des voitures de police. En sortant, tous deux reçurent des acclamations inattendues du public, leur laissant un arrière goût de malaise.
— Ce sont eux ! Ceux qui se sont battus contre cette créature !
— C’est l’onde de choc !
— Et là, c’est le chevalier ?
— Qu’est ce qu’il est grand !
— Allez-y ! Sauvez les otages !
Les policiers, qui accueillirent leur arrivée comme s’ils étaient les hommes de la situation, accentuèrent un peu plus leur mal-être. Les épaules basses, Edmond et Samantha s’approchèrent du brigadier chef qui observait la situation qui lui échappait. Les pompiers, à côté de lui, paraissaient penauds ; le bras d’un de leur collègue saignait méchamment. Des rats, sur leurs pates arrière, étaient près à bondir au moindre mouvement, et un énorme naissain d’abeilles bourdonnait quelques mètres au dessus de manière menaçante.
— Heureux que vous soyez ici, dit le policier sans savoir comment les nommer. Brigadier chef Altamar.
L’homme était imposant, ses cheveux bruns taillés courts, sa mâchoire carrée rasée de près. Il tendit une main sérieuse vers Edmond qui l’empoigna avec vigueur, Samantha l’imitant derrière lui sans piper mot.
— Vous êtes celui qui dirige ? demanda le brigadier.
Edmond resta couac quelques instants.
Putain ! Rose ! J’avais oublié qu’elle n’était pas là !
Alors que faire ?
— Nous formons une équipe avec le chevalier ici présent, continua Edmond en tachant de prendre une voix neutre.
L’homme le scanna du regard, ainsi que Samantha, et semblant satisfait, se tourna vers le bâtiment et expliqua la situation :
— Les otages sont dans le bâtiment, au deuxième étage, lui dit le policier. Nous n’arrivons pas à passer ; (l’homme pointa du doigt les rats et le naissain) plusieurs hommes ont déjà été piqués par les abeilles, ou mordus par les rats. L’eau n’y fait rien, et nos balles ne servent à rien. Nous ne savons pas quoi faire. Ils agissent de façon… non naturelle.
Edmond plissa les yeux, observant l’étrange balai que constituaient les rats et les abeilles ensemble. Effectivement, il y avait dans cela quelque chose d’anormal.
Il respira un grand coup, sentant la présence rassurante de Samantha derrière lui qui dégageait cette puissance naturelle. Il serra les mains et ressentit le métal froid de son bâton dans sa paume.
— On va s’en charger, dit Edmond d’une voix se voulant sereine, mais plus pour lui-même que pour les autres.
Il fit un pas en avant, suivit de Samantha. Le brigadier chef Altamar le retint par le bras, parlant directement dans son oreille :
— Le député Faquin est dedans. Il faut le faire sortir saint et sauf.
— Que lui veulent-ils ? C’est à cause de ce qu’a fait son fils ?
— On n’en sait rien pour l’instant.
L’homme lâcha son bras et Edmond revissa son bâton en une seule partie. Samantha se plaça à sa droite et ils s’approchèrent de quelques pas. Les abeilles se mirent à bourdonner plus nerveusement, et les rats montrèrent les crocs ; le spectacle glaçait le sang. Ils s’arrêtèrent, stupéfaits, et Edmond put observer plus en détail l’homme qui faisait le guet derrière la porte. Celui-ci surveillait la situation en dehors, un talkie-walkie à la main, mais son visage semblait toujours invisible, caché par un masque visqueux.
— Qu’est ce qu’on fait ? demanda Samantha, la main sur la poignée de son épée. On avance ?
— Est-ce que les abeilles peuvent rentrer dans ton armure ?
— Pas que je sache.
Edmond analysa quelques secondes de plus la situation, avant de reprendre :
— Bon, moi je suis moins protégé que toi, et tu as une bien plus grande puissance. Les rats et les abeilles vont nous attaquer dès qu’on va monter. Il faut y aller avec un effet de surprise. Tu fonces à la porte, je te suis ; tu vas l’ouvrir et on va assommer le gars derrière. Moi je me protège comme je peux en faisant des ondes. Ensuite, on monte à l’étage et on voit ce qui se passe. Ça te va ?
— Oui, j’aime bien ce plan, répondit Sam qui sortit son épée du fourreau et mis sa jambe droite en appui. L’homme derrière la porte vitrée porta sa radio à ce qui semblait être sa bouche.
— Alors à trois, dit Edmond. Un, deux, TROIS !
Sam bondit dans les marches, les abeilles lui fonçant dessus en s’écrasant sur le métal dans un cliquetis répété ; les rats attaquaient ses jambes, cassant leurs crocs sur la cuirasse, et Samantha les dégageait d’un coup de gantelet, du plat de l’épée, où simplement avec son pied. Dans sa lancée fulgurante, elle arriva en haut des marches et percuta la porte de plein fouet, faisant céder la serrure ; l’homme derrière n’eut pas le temps de se reculer et prit la vitre de plein fouet, se retrouvant éjecté quelques mètres en arrière. Edmond suivait Samantha, dispersant le naissain avec des ondes, ce dernier se reformant aussi sec, et protégeant ses arrières en repoussant les rats avec quelques tirs précis. Il atteint enfin la porte et il sauta à l’intérieur du bâtiment, Samantha refermant derrière lui et bloquant l’ouverture avec l’épais tapis de l’entrée et le mobilier qui s’y trouvait. Les rats et les abeilles vinrent se fracasser à maintes reprises contre le double vitrage dans un bouquant de tous les diables. Edmond et Samantha firent quelques pas en arrière et se retournèrent en direction de l’homme sonné. Allongé sur le dos, des milliers de petites bêtes grouillaient autour de lui, avant de s’agglutiner sur son corps, formant une sorte d’armure d’insectes. L’homme releva la tête, et la secoua, se remettant les idées en place. Des milliers de petits grouillants courraient sur son visage, ne dévoilant que ses yeux ; Edmond en observa qui courraient autour de lui. C’était des cloportes ! Par milliers, par millions !
Qu’est ce que c’est que ce truc ?
Il serra un peu plus fort son bâton dans sa paume, se donnant du courage, et mit en jouc l’homme qui tentait de se relever.
— Rends-toi ! lui assena Edmond en le menaçant de son bâton. Samantha fit de même avec son épée, juste derrière lui.
L’homme se contenta de se relever, l’ensemble de son être recouvert de cloportes. Un trou se dessina à l’endroit de sa bouche, les bêtes tombant comme des gouttes de ses lèvres, puis remontant sur lui par le pied.
— Je pense que vous arrivez trop tard, dit l’homme d’une voix douce et au contrario de son apparence, assez séduisante. Il temporisa en faisant un geste de la main.
« Nous ne vous voulons aucun mal, nous sommes juste ici pour vous sauver. »
— Nous sauver ? l’interrogea Edmond.
— Oui. Savez-vous réellement qui sont les pontes de la MBE ? Ce qu’ils comptent faire ?
— Je ne sais pas, et je ne tiens pas à le savoir, rétorqua Edmond. Tout ce que je sais c’est qu’on ne retient pas des gens en otages. S’ils font du mal, comme vous le dites, il y a d’autres moyens d’agir.
L’homme, agité, tendit son poing gauche comme si il allait le taper sur un mur invisible, et le serra. Des cloportes en coulaient comme de d’huile visqueuse. Cela dégoutait Edmond ; les bêtes grouillantes qui recouvraient l’homme lui donnaient l’impression qu’il les portait lui-même. Et quand il observa autour de lui, il remarqua qu’il y avait des cloportes un peu partout par terre. Une flaque était jonchée à ses pieds, et quelques bêtes grimpaient au bas de son pantalon. Samantha se faisait elle aussi recouvrir, la déconcentrant tout autant.
— Il n’y A PAS D’AUTRES MOYENS ! se mit à hurler l’homme les dents serrées. Vous ne comprenez pas ! Ils sont bien trop forts ! Leurs ficelles sont partout ! Le député Faquin est dans le coup. Toute la classe politique l’est ! Ils vont nous em-poi-son-ner !
L’homme semblait au bord de la folie, et son corps recouvert de bestioles n’arrangeait pas cette impression.
— J’en ai assez entendu ! lui répondit Edmond. Rends-toi maintenant et il ne t’arrivera aucun mal !
L’homme se mit à rire doucement.
— Il est trop tard maintenant de toute façon. Et je ne repartirais pas d’ici en tant que votre prisonnier.
Le son de millions de petites pates résonna sur les dalles marbrées du sol. Des bêtes sortaient de partout : sous les portes, à travers les ventilations, les fenêtres, le moindre interstice. Elles se dirigèrent toutes vers Edmond et Samantha, commençant à les escalader par vagues ; des milliers et des milliers de cloportes montaient sur leurs jambes, leurs poids se faisant ressentir de plus en plus. Edmond et Samantha commencèrent à les repousser avec le revers de la main, frénétiquement, obnubilés par ses parasites qui les prenaient pour un tronc d’arbre humide et accueillant. Leur panique montait crescendo, jusqu’à ce que les bêtes atteignent leur mi-cuisse. Alors, elles firent soudain toutes demi-tour et repartirent de là où elles étaient venues. Edmond releva la tête : l’homme avait disparu.
— Merde ! invectiva Edmond dans le vide. Il nous à eu !
Il chercha l’homme autour de lui, en vain. Il revint à la raison de leur présence : les otages.
Re-Merde !
— Vite Sam, montons !
Samantha acquiesçât, et ils partirent en courant vers la cage d’escalier. Ils montèrent quatre à quatre les marches, arrivant dans un couloir qui menait à différents bureaux ; marchant alors à pas feutrés pour cacher leur présence, ils entendirent des murmures paniqués, ainsi qu’une conversation dont un membre dominait clairement l’autre, conversation masquée en partie par un bourdonnement au fond du couloir. Edmond et Samantha s’approchèrent le plus discrètement possible ; des baies vitrées permettaient d’observer ce qui se passait à l’intérieur ; un groupe de vingt personnes étaient tenues en jouc par deux individus aux visages cachés, visiblement un homme et une femme ; l’homme avait une sorte de costume en poils noirs, le faisant ressembler à un loup-garou, ou à un énorme rat ; en vue de la centaine de rongeurs qui s’agitaient à ses pieds, il s’agissait sans doute de la deuxième option. La femme avait un costume noir avec un léger duvet blond par-dessus ; des abeilles lui volaient tout autour, menaçant précisément deux hommes devant elle. De l’autre côté de la pièce, une partie de l’armée de rats maintenait le reste des otages dans un climat de terreur, crocs ressortis, redoublant d’agressivité au moindre mouvement.
Edmond observa la scène quelques instants, puis écouta à la porte ; la femme semblait confronter l’homme le plus proche d’elle ; elle pointait du doigt un dossier devant lui. Edmond comprit que l’autre homme à côté était le député, rien qu’à son allure. Samantha se concentrait sur les otages retenus par l’armée de rats ; elle se retourna vers Edmond.
— L’homme en poil les contrôle. Il faut réussir à le lui faire perdre.
— Comment ? répondit Edmond en murmurant. Il ne faut blesser personne ! On ne sait pas de quoi ils sont capables !
Samantha pointa du doigt la fille.
— Regarde ; la femme chancelle ; même si elle les menace, elle semble effrayée ; elle tremble, et elle sue ; alors que l’homme en poil, lui, est tout à fait à son aise ; cela à même l’air de le réjouir. Je pense que si nous le mettons hors d’état de nuire, la femme se rendra.
Edmond fit un signe de tête. Le résonnement de Samantha tenait la route. Il regarda du coin de la baie vitrée. Les rats n’étaient pas à une grande distance de la porte ; l’homme qui les contrôlait devait se trouver à un mètre derrière eux. Si Samantha avait bel et bien raison, ils avaient peut être une chance d’éloigner les rats et de mettre hors d’état de nuire l’homme et la fille rapidement, leur permettant de sauver les otages. De toute façon, il fallait agir.
— Occupe-toi de mettre K.O l’homme, dit Edmond. Je m’occupe des rats, et ensuite on encercle la fille.
Samantha répondit par l’affirmative, serrant la garde de son épée dans sa main gantée ; Edmond se plaça l’épaule contre la porte, la main sur la poignée. Il décompta avec ses doigts : 3, 2, 1…
Il entra avec force dans la salle pour un effet de surprise ; avec son pouvoir, il envoya paître les rats contre le mur du fond, ouvrant un passage à Sam ; elle fonça vers l’homme, qui toujours sous le coup de la stupéfaction, ne put rien faire ; elle le percuta d’un puissant coup d’épaule dans le torse. L’homme roula à terre, s’arrêtant sur le ventre complètement sonné. La chevaleresse avait vu juste : soudainement sans maîtres, les rats paniquèrent et quittèrent la salle en courant à la queue-leu-leu. La femme qui contrôlait les abeilles se crispa, provoquant un comportement plus agressif des insectes, qui protestèrent autour de l’homme en jouc en s’en rapprochant. Elle ne dit pas un mot ; on ne voyait pas son visage derrière son masque noir, mais son malaise se signifiait par une forte odeur de transpiration qu’elle dégageait. Edmond fit un pas en avant, tendu sur son arme.
— Laisse ces hommes partir. Ne fait pas de bêtises.
La jeune femme regarda Edmond et Samantha, puis ses otages, et cria :
— Non !
Les abeilles accélérèrent frénétiquement, formant le symbole de l’infini au dessus d’eux.
— Non ! répéta-t-elle plus doucement. Pas avec ce qu’ils comptent faire !
A chacun de ses mots, et suivant le ton qu’elle employait, les abeilles se faisaient plus où moins menaçantes, tournant autour de la tête de l’homme figé d’effroi, se posant parfois sur lui, sans pour autant le piquer. Edmond temporisa, le moindre faux pas signifierait une catastrophe. Sans savoir trop comment, il analysa la situation ; il fallait en priorité faire sortir les badauds.
— Ecoute, dit Edmond d’une voix calme ; je ne sais pas ce qu’ils t’ont fait, mais je sais que les personnes, là, qui sont derrière moi, n’ont rien à voir là dedans.
La fille le regarda ; elle semblait avoir des yeux marron ; ses cheveux étaient bouclés. Elle était de la même taille que Rose, mais elle était bien plus charpentée. Ce n’était en rien une guerrière. Elle baissa un peu sa garde, les abeilles volant soudainement plus sagement autour d’elle. L’homme rat gisait toujours à terre, tous les rongeurs l’ayant désormais déserté. La jeune femme le regarda, et voyant qu’elle ne pouvait en tirer aucune aide, se résigna à accepter la requête d’Edmond.
— Je veux bien qu’ils sortent, dit-elle d’une voix érayée. Mais seulement eux ! Ces deux-là restent !
Les deux hommes, dont le député, s’échangèrent des regards apeurés, et regardèrent avec pitié Edmond et Samantha. Eux aussi transpiraient à grosses gouttes. Edmond ignora leurs suppliques.
— C’est très bien, dit-il à l’adresse de la fille, reconnaissant.
Il commença à faire signe à la vingtaine de personnes présente de sortir doucement, avant d’être interrompu.
— Non ! reprit la fille, accompagnée d’un bourdonnement d’abeilles. Sa paume ouverte vers eux, les insectes semblaient prêts à suivre ses ordres, s’écartant en cercle en imitant le mouvement de sa main. « Non ! continua-t-elle. Vous ne m’aurez pas comme ça ! Vous allez être deux contre moi. Le… le chevalier part avec eux ! Il les accompagne ! »
Sam regarda Edmond circonspect. Il lui indiqua que tout allait bien, en rappelant à Sam que l’homme gisait toujours à terre, inconscient. Sam fit alors un signe de tête, et de sa voix autoritaire et métallique, ordonna au groupe :
— Suivez-moi, sans vous précipiter.
Les vingt personnes sortirent en rang d’oignon, et bientôt ils ne furent plus que cinq dans la salle ; la fille aux abeilles, l’homme rat-garou, le député et l’autre homme qu’Edmond ne connaissait pas. Edmond baissa son arme, et entama une discussion avec un ton qu’il voulu le plus engageant possible.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi vous faites cela ?
La jeune fille le regarda, intriguée. Il n’était pas un négociateur ou un agent de police, loin s’en faut. Il semblait plus… réfléchi. S’intéressait-il vraiment à leur cause ?
— Sais-tu ce qu’ils ont en tête ? demanda la jeune femme d’une voix tiraillée. Ce qu’ils ont signé ? Le pourquoi du laboratoire et de leur foutue usine ?
Edmond fit non de la tête.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
La jeune fille s’emporta. Elle se précipita sur le dossier qu’elle pointait du doigt quelques minutes auparavant, l’ouvrit à la volée, et braqua son index dessus.
— Ils vont fabriquer leur putain d’engrais !
Elle jeta le dossier à la tête du député. Les abeilles volèrent avec fureur autour d’eux, dans un grand huit fulgurant. L’autre homme devint blanc, son visage se glaça.
— Leur putain de poison ! Qu’ils sont incapables d’admettre en tant que tel parce que cela leur ferait perdre de l’argent ! Et ça c’est important ça l’argent, hein ?
Elle lança un regard noir en direction des deux hommes, puis sembla se calmer aussi brutalement qu’elle s’était emportée. Ebranlée comme le présumait Sam, elle ne semblait pas avoir la poigne pour accomplir une prise d’otage. Un lourd sanglot remplit alors ses yeux :
— Les abeilles… Elles vont mourir… Si on ne les sauve pas…
Son discours était aussi confus que son esprit devait l’être. La ramener à la raison devint la priorité d’Edmond, ses abeilles se comportant de plus en plus anarchiquement.
— Calme-toi, dit doucement Edmond ; respire, et explique-toi convenablement. Tu n’as pas besoin de les menacer comme cela. Et tuer n’est pas une solution.
La jeune fille baissa la tête, se tournant vers Edmond en laissant de côté ses deux otages.
— Ils vont… ils vont… Elle prit une grande respiration, qui souleva son lourd buste, évacuant un poids trop lourd pour une personne. Sa peine était palpable. Dehors, on entendit la joie du petit groupe qui venait d’être libéré, ce qui esquissa un léger sourire sur le visage de la jeune femme. Elle semblait enfin se résigner, et ses abeilles reprirent un balai beaucoup plus doux et entraînant.
— Tu as… peut-être raison.
Edmond soupira un grand coup.
— Ne l’écoute pas, tue-le !
La jeune fille sursauta, ses abeilles reprenant en un instant leur folle course. L’homme rat-garou avait reprit connaissance ; assis contre le mur, il avait ôté son masque de son visage ensanglanté. Sous l’épaisse couche écarlate, on devinait les traits d’un homme banal, dont quelques cheveux noirs dispersés peinaient à cacher le haut de son crâne. Sa voix était nasillarde, due sûrement à son nez cassé par le choc. Samantha y était allée un peu fort.
— Non ! Ce n’est pas la solution ! rétorqua Edmond, qui essayait de reprendre le contrôle.
— Si ! Fais-le ! Il t’a humilié ! Il connait les risques et pourtant, il est prêt à le faire ! Pour l’argent ! Cet homme ne mérite pas de vivre, tue-le !
L’homme à côté du député était blanc comme de la craie, sur le point de s’évanouir. Edmond pointa son arme en direction de l’homme-rat.
— Tais-toi où tu retournes dans les vapes !
Il se tourna de nouveau vers la jeune fille, espérant la garder à la raison :
— Femme abeille, écoute-moi ! Laisse-les partir !
Son désarroi était au plus haut. Tout ne tenait plus qu’à un fil. Des larmes coulaient sur ses joues. L’homme qu’elle menaçait semblait maintenant la regarder avec attention.
— Il est une tête pensante, continua l’homme qui continuait à pisser le sang. Il faut envoyer un message fort ! Nous nous battrons ! Ils arrêteront de faire succomber la Terre !
La jeune fille ne savait que faire. Elle regardait tour à tour Edmond et celui qui semblait être son chef. Ecartelée, abattue, elle semblait sur le point de s’évanouir. Une voix nouvelle transperça le silence.
— Mais je… mais je te reconnais, dit l’homme pris en otage. Tu es… tu es… la fille de la conf…
La jeune fille se figea net.
— TUE-LE ! explosa l’homme-rat.
Sous la panique, la fille ferma les yeux, puis le poing.
— NON ! cria Edmond.
Le temps s’arrêta ; les abeilles se fixèrent dans l’espace, à peine une seconde ; puis, elles attaquèrent toutes d’un coup, piquant en des milliers de reprise l’homme qui n’eut même pas le loisir de protester, sous les cris de panique du député qui sauta à terre. Ce qui suivit ne fut que chaos ; l’homme rat-garou se releva, rappelant ses rats qui revinrent dans la pièce pour attaquer le député ; Edmond reprit ses esprits à temps et bondit, repoussant les rongeurs avec ses ondes ; il échangea des coups avec l’homme, et réussit à repousser sa horde à plusieurs reprise. Mais l’homme était hargneux et tenait bon, n’abdiquant jamais, jetant encore et encore ses armées sur Edmond qui les repoussait comme il le pouvait, subissant morsures et griffures. A côté d’eux, la jeune fille restait stoïque, fixant sa victime, vidée de toute âme. L’adversaire d’Edmond lui envoya toutes ses forces, obligeant ce dernier à se replier, tombant à la renverse sous le poids cumulé des mammifères, ce qui permit à l’homme de s’échapper vers la sortie ; il s’arrêta et appela sa comparse :
— Qu’est ce que tu fais ? Viens !
La fille ne bougea pas d’un pouce, et l’homme, exténué, partit, suivit par sa horde, dans le couloir. Edmond se releva tant bien que mal, faisant reprendre conscience à la jeune femme. Elle le regarda avec des yeux mouillés, et partit en courant. Edmond se releva d’un bond, et commença à courir derrière elle. Elle le remarqua et balança ses bras en arrière. Les abeilles qui la suivaient firent demi-tour, se dressant comme un mur entre elle et Edmond. Ce dernier se stoppa net devant la menace, et des abeilles commencèrent à se poser sur lui. Son sang se glaça. Allaient-elles l’attaquer lui aussi ? D’un sang-froid qu’il ne soupçonnait pas en lui-même, il ne bougea pas d’un pouce pendant plus de trente secondes, secondes qu’il décomptait dans sa tête. Aucune des abeilles ne le piqua. Pas la moindre. Elles commencèrent à le quitter, une par une, reprenant un vol normal autour de lui. La jeune fille avait évidemment disparue.
— Fait chier ! s’époumona-t-il.
Il revint dans la pièce, sous les yeux du député qui reprenait ses esprits. Edmond se précipita vers l’homme à terre, complètement boursouflé par les piqures d’abeilles, et qui ne respirait plus. Tentant sur lui un massage cardiaque, ce fut en vain : son corps était tellement rigidifié par le venin qu’il était impossible de lui gonfler ses poumons. Edmond s’assit à côté de dépit, soudainement épuisé. Il observa ce corps inerte, sans vie, horriblement déformé. A part du dégoût, il ne ressentit rien. Rien du tout.
— Je crains que cela soit trop tard, dit sobrement le député. Notre ami est mort.
Il s’assit contre le mur, sortit un mouchoir, et essuya son gros front dégarni. Le regard d’Edmond fut attiré par un petit objet bleu à terre, près de la porte, qui n’y était pas tout à l’heure. Un MP3. Il le prit et le mit dans sa veste. Il fut surprit par la présence du député derrière, et referma rapidement sa poche.
— Qui étaient ces gens ? demanda-t-il à Edmond, qui commençait à se rendre compte de ce qui venait de se passer. Le député avait du mal à respirer et pesait ses mots. « Et comment arrivent-ils à faire des choses pareilles ? Des choses… surnaturelles ? »
— Je… Je ne sais pas, répondit Edmond qui n’arrivait pas à dérober ses yeux du cadavre.
— Des… des terroristes, voilà ce que c’est !
Edmond entendit à peine la remarque. Son regard n’arrivait pas à quitter l’inconnu inanimé. Il ne ressentait toujours rien. Il se sentait vide.
— Pourquoi en voulaient-ils à cet homme ? demanda-t-il au député. Qui était-ce ?
— Lui, répondit le député en s’épongeant le visage avec son mouchoir en tissu, c’était Jules Miasme. Il était en charge du développement phytosanitaire de la MBE. Il allait être le nouveau directeur de leur toute nouvelle usine. Et cela ne plaisait pas à ces écolos.
Edmond ne tint toujours pas compte de la remarque. Le député reprit peu à peu ses couleurs, et scruta Edmond.
— Je dois avouer, jeune homme, que j’étais plutôt septique à votre égard. Je ne croyais pas à ces balivernes de suprahumains. Mais là, je dois admettre que vous êtes plutôt efficaces. Comment vous appelez vous ?
Edmond ne répondit pas tout de suite, réfléchissant.
— On m’appelle l’Onde de choc, répondit-il finalement, en se pinçant les lèvres.
— Et votre organisation ?
— Nous sommes… (Edmond toussa), l’UESH.
— Bien. Je pense qu’on va avoir besoin d’hommes comme vous si ces évènements continuent à se reproduire de la sorte.
Edmond se releva, les lèvres toujours pincées. Cela ne l’enchantait pas, mais le député n’avait pas tord. Seulement quelques mois séparaient l’attaque de la bête et celle-ci. Et la fameuse Justice qui courrait et qui serait peut-être un des leurs ? Il y avait-il un autre lien avec le député ? Son crâne commença à le faire souffrir, non seulement du fait de l’utilisation de son pouvoir, mais aussi de ce marasme. Il était temps que Rose revienne. Sa pensée fut interrompue par un cliquetis familier se rapprochant. Sam arriva en courant dans la pièce.
— Ils viennent de déguerpir de l’autre côté ! Hâte-toi si veux qu’on les rattrape !
Edmond lança un regard interrogateur envers le député, afin de s’assurer qu’il n’avait pas besoin d’aide.
— Allez-y, lui répondit-il. Je suis sain et sauf maintenant. Je leur dirais ce que vous avez fait.
Sur ce, Edmond emboita le pas derrière Sam et ils partirent à la poursuite des assaillants.