24 Situation de crise

Notes de l’auteur : Les derniers chapitres arrivent au compte goutte, cela me prends du temps et je n'en dispose pas de beaucoup dernièrement...

   Edmond et Samantha poussèrent la porte du hangar éreintés après plus de deux heures de recherches infructueuses dans les recoins de la ville. Lucie, assise sur le canapé, tapotait nerveusement son bras gauche avec les doigts de sa main droite. Elle se leva d’un bond à leur arrivée, se précipitant vers eux

   — Qu’est ce que c’était ? demanda-t-elle inquiète.

   — Je ne sais pas, répondit Edmond. Quelque chose de vraiment bizarre.

   Ses yeux étaient vides. Où était cette petite lueur qui brillait toujours ? Lucie tendit sa main sur sa joue qu’elle caressa. Elle n’obtint qu’un maigre sourire. Il se détourna et se dirigea vers le téléphone, la laissant plantée là. Samantha se mit à côté de Lucie, ôtant son casque, laissant cascader ses cheveux sur ses épaulières. Ses joues étaient rosies sur sa peau blanche.

   — Mais… mais qu’est ce qui s’est passé ? lui demanda Lucie étranglée.

   Samantha regarda Edmond se diriger vers le bureau.

   — Quelqu’un est mort, dit-elle solennellement.

   Lucie s’étrangla un peu plus, les deux mains sur sa bouche. Samantha posa une main gantée sur son épaule, tachant de la rassurer.

   — Mais qui ? Pourquoi ? demanda Lucie les lèvres tremblotantes.

   — Je ne sais pas, répondit sincèrement Samantha avec tout de même un détachement singulier.

   Samantha prit la main dans la sienne et l’amena jusqu’à Edmond qui composait le numéro de Rose sur le téléphone du bureau.

   — Edmond ?

   — Rose ! Rose il faut que tu reviennes. Il se passe quelque chose ici !

   — Oui, je sais, répondit Rose d’un ton calme. L’information tourne même sur la télévision allemande. Qu’est ce que c’est ? Qu’est ce que vous avez vu ?

   Edmond soupira, regardant vaguement le combiné, tordant le fil entre ses doigts.

   — C’est difficile à décrire. Il… il y avait trois personnes. Une fille et deux garçons. Chacun contrôlait un groupe d’animaux. C’était vraiment… Enfin même après la bête, c’était bizarre.

   — Des animaux ? Quelles sortes d’animaux ?

   — La fille contrôlait des abeilles. Un des hommes contrôlait des rats, le dernier des cloportes.

   Rose absorba ces mots. Contrôler des animaux ? En des années de pratique, jamais elle n’avait vu ça. Jamais elle n’avait ne serait-ce qu’entendu parler de ça. A sa droite, Hilda la regardait avec inquiétude. Rose posa le téléphone sur son épaule.

   — Tu as déjà entendu parler de personnes qui contrôlent les animaux ?

   Hilda lui lança un regard étonné.

   — Non, absolument pas. Les météores ne provoquent jamais cela. Une personne aurait hérité de ce don ?

   — Pas une, trois.

   Hilda sembla de plus en plus circonspecte. Rose reprit le téléphone en main.

   — Effectivement, c’est vraiment bizarre. Qu’est ce qu’ils voulaient ? Ils s’en sont prit au député ?

   — Oui, mais indirectement. Ils en voulaient surtout à un membre de la MBE. Jules Miasme. Je n’ai pas vraiment compris pourquoi.

   — Ok.

   — Rose…

   — Oui ?

   — Il est mort.

   Lucie redevint blanche derrière lui, et dû s’assoir sur le canapé, Samantha la soutenant à ses côtés. Rose à l’autre bout du fil, serra les dents.

   — Merde. Ils l’ont tué ?

   — La fille, avec les abeilles. Poussée par celui qui contrôle les rats.

   — Où sont-ils ?

   — Ils se sont échappés. Nous étions préoccupés par les otages et le député. Je suis désolé Rose.

   De l’autre côté du combiné, Rose réfléchissait à toute vitesse.

   — Non, tu n’as pas à l’être, tu as bien agis.

   Edmond souffla, laissant ses épaules retomber.

   — Quand rentres-tu ? demanda-t-il.

   Elle laissa un court silence.

   — C’est le problème Edmond. Il y a eu une tempête ici, la route est coupée. Nous ne pouvons peut-être pas rentrer avant au moins une semaine !

   Edmond eut soudain très chaud et le mal de crâne le percuta de nouveau de plein fouet. Derrière, Samantha s’occupait toujours d’une Lucie choquée.

   — Edmond, reprit Rose, tu t’en sors très bien pour l’instant. Enquête un peu sur cette histoire, cherche des indices, recoupe les informations. Je prends le relais dès que je reviens, et on se tient en courant au téléphone. Concentre toi sur cette affaire, et seulement celle-ci. Et ne commence pas immédiatement. Essayez de vous détendre, calmez vos esprits.

   — Je… Ok Rose. Reviens vite.

   Il raccrocha, laissant la guerrière pantoise. Derrière elle, Hilda, Rachid et Luigi qui les avait rejoints attendaient des informations.

   — Les choses s’accélèrent ? demanda Hilda.

   — J’en ai bien peur, répondit Rose en faisant la moue.

 

   Essayant d’apporter un semblant de détente, Samantha, la première à s’être rafraichie, installa trois tapis de Yoga pendant qu’Edmond et Lucie prenaient leur douche ensemble. Elle s’était déjà positionnée en tailleur, les poignets sur les genoux, mains en ronds, ses paupières fermées sur ses pensées. La mort de l’homme était pour elle anecdotique ; elle en avait connus d’autres, beaucoup d’autres, elle le ressentait au fond d’elle. Ce n’était pas le cas d’Edmond. Quand elle entendit leurs pas feutrés arriver, elle ouvrit un œil rouge ; le pauvre Edmond ne semblait pas être là ; du moins, pas celui qu’elle connaissait. Il s’assit de la même manière qu’elle dans son angle gauche, Lucie elle s’asseyant dans son angle droit. Elle tremblait, ses yeux inquiets fixés sur son homme. Tous trois entamèrent une méditation, déliant leurs corps de mouvements amples. Au bout d’un quart d’heure, Edmond se leva, et roula son tapis.

   — Que fais-tu ? lui demanda Samantha pratiquement en stase.

   — Je… je n’arrive pas à me concentrer. Je crois que je vais rentrer.

   Il se retourna sous l’œil ébahi de Lucie, et Samantha qui le regardait s’éloigner. Elle regarda Lucie, hochant la tête en direction d’Edmond pour qu’elle le rejoigne. Lucie se leva sans même ranger son tapis, et rejoint Edmond à pas rapides. Il remarqua son erreur et pris amoureusement sa main, l’embrassant sur le haut du crâne. Samantha les regarda sortir, et referma les yeux, retrouvant son nirvana interne.

 

   Dans le lit, leurs corps sans artifices, caresses et chatouilles s’estompèrent rapidement ; ce moment de tendresse qu’ils chérissaient tant n’avait soudain pas lieu d’être ; bisous, habiles égards, rien n’y fit : l’envie n’y était pas, pour l’un comme pour l’autre. Allongés, ils contemplaient le plafond de la chambre. Lucie réajusta la couette sur son torse frileux. Angoissée, elle se tourna vers son homme vide.

   — Edou. Si tu veux me parler, parle.

   — Moui… répondit-il sans grande conviction.

   Elle posa une main sur son torse si avare en poil, qu’elle caressa. Il avait prit un peu de seins à force de musculation. C’était assez agréable à l’œil comme au touché.

   — Tu as le droit de ressentir quelque chose. Tu sais tu as vu… un mort.

   Il soupira profondément.

   — C’est… c’est le problème. Je ne ressens rien. Lucie, j’ai vu cet homme, défiguré par l’attaque. Sans souffle. Sans vie. Je m’attendais, je m’y étais préparé, à me faire submerger par une vague d’émotion. Mais quand je l’ai vu. Je n’ai rien ressenti. Rien du tout.

   Lucie se glissa sur lui, torse contre torse, regardant son homme droit dans les yeux.

   — C’est pour ça que tu es perturbé ? Parce que justement tu ne ressens rien ?

   — J’ai l’impression d’être un monstre. De ne pas avoir la réaction qu’il faudrait.

   — Oh, Edou !

   Elle l’embrassa tendrement, et pour la première fois ce soir, elle ressentit la tension qu’elle affectionnait et qui se manifestait contre elle.

  — Tout le monde réagit différemment ! Ce n’est pas parce que tu ne ressens rien que tu es un monstre ! C’est peut-être un mécanisme de défense. La preuve, ça te perturbe.

   Il la regarda, et elle retrouva cette petite lueur dans ses yeux qui lui fit papillonner l’estomac. Il lui caressa les cheveux et l’embrassa à son tour.

   — Tu as sans doute raison, merci.

   — Le mieux que tu puisses faire, c’est comme le dit Rose, aider à résoudre ce crime.

   Il fit oui de la tête.

   — Nous allons faire ça. Mais pour l’instant, j’ai quelque chose de plus important à faire.

   — A oui, quoi ?

   Il déposa la main sur son sein qui pointait vers sa direction. Elle esquissa un sourire charmé.

   — Voyou !

 

   Allongés de nouveau sur le dos, retrouvant leurs souffles, tous les deux se tenaient la main, des étoiles dans les yeux.

   — Contente de te retrouver, expira-t-elle.

   Il fit un simple hochement de tête. Son cerveau embrouillé semblait enfin se réveiller ; tout devenait plus clair, chacun des événements de la journée devint plus précis, leurs contours se dessinant parfaitement dans sa mémoire.

   — Par quoi on va commencer alors ? demanda Lucie.

   — Il nous faut savoir qui sont ces personnes. Ils ont forcement rencontré ce Jules Miasme.

   — C’est vaste ça Edmond. Il faudrait quelque chose de plus proche. De plus personnel.

   De plus personnel.

   — Le MP3 !

   Edmond bondit du lit et se dirigea vers son sac à dos, la virilité à l’air avec la protection remplie qui pendait ridiculement au bout. Lucie pouffa.

   — Tu pourrais déjà enfiler un caleçon !

   Il se reprit, observant son entrejambe, et se sentant d’un coup bien bête, fit d’abord un tour dans la salle de bain. Lucie se leva, s’entoura d’une robe de chambre fine et s’approcha du sac. Edmond revint nettoyé et habillé d’un caleçon vert et sortit un MP3 bleu de la poche avant du sac. Il l’observa à la lumière ; pas vraiment le dernier cri ; éraflé, l’écran rayé, il était pourtant impeccablement propre ; un nettoyage soigneux indiquant une certaine valeur sentimentale. Edmond l’alluma, et découvrit une liste de musique sans équivoque : Earth song, l’Hymne de nos campagnes, Répondez moi, etc.

   — Cette fille en pince drôlement pour la planète.

   — Cette fille ?

   — Je crois qu’il appartient à la fille abeille ; elle l’a perdu en s’enfuyant.

   — Alors on a tout ce qui faut !

   — Quoi ?

   Lucie arracha le baladeur des mains d’Edmond et s’assit au bureau, ouvrant le PC portable. Elle brancha le MP3 dessus, laissant s’ouvrir la mémoire de l’appareil, dévoilant le nom de sa maîtresse. Lucie pointa l’écran du doigt, sous les yeux ébahis d’Edmond qui n’y avait pas du tout pensé.

   — Océane.

   — On a une piste !

   Il bailla la bouche grande ouverte, la fatigue le rattrapant enfin, le terrassant. Lucie bailla à son tour.

   — On s’arrête là ce soir, dit-il les paupières lourdes. J’envoie un message à Rose, et on va se coucher.

   Lucie se contenta d’un hochement de tête, las.

   Au petit matin, elle se réveilla seule dans le lit, le matelas encore marqué par la silhouette d’Edmond. Elle émergea derrière ses cheveux blonds qui lui barraient le visage, et entendit son homme tapoter sur l’ordinateur. Il parlait à quelqu’un. Lucie se tourna sur le dos, bien reposée de sa nuit. Elle se para de sa robe de chambre, et rejoint Edmond d’un pas léger.

   — … et je pense que Laurent à raison. Il faut que tu ramasses des informations sur elle. Essaie de trouver son adresse. Bonjour Lucie.

   — Bonjour Rose, répondit Lucie avec petit mouvement de main devant la webcam.

   — Bon, je vais te laisser Edmond. On se recontacte vite. Fait le maximum que tu peux avant que Laurent ne rentre ; nous vous rejoindrons dès qu’on le pourra. Faites attention à vous et ne te mets pas inutilement en danger.

   Edmond hocha la tête.

   — A plus tard Edmond.

   Rose éteignit sa webcam et Edmond baissa l’écran de son ordinateur. Lucie s’adossa au bureau, le visage interrogateur.

   — Alors ?

   — J’ai eu Laurent depuis le japon, avec Rose. Il pense savoir de qui il s’agit ; avant de partir, il avait assisté à une conférence sur l’impact des produits phytosanitaires sur les abeilles. La fille qui faisait la conférence s’appelait Océane Linné.

   — Oh !

   — Et ce n’est pas tout. A cette conférence, un homme a remis totalement en question ses études. Et c’était Jules Miasme.

   — Le type qui est mort ?

   Edmond hocha la tête.

   — C’est super ça !

  Lucie devint blanche d’un coup.

   — Enfin non c’est… enfin tu m’as compris.

   Il posa la main sur ses hanches et lança un sourire amusé.

   — Il faut que j’arrive à trouver des informations sur elle.

   — Rien de plus simple !

   — Ah bon, comment ?

   — Eddy, t’as jamais fait l’espion sur quelqu’un ? Sur tes ex ?

   Il fit non de la tête, outré.

   — Rooo pousse toi.

   Elle le força à se décaler sur la chaise pour s’assoir à côté de lui, et rouvrit le PC. Elle tapa le nom d’Océane sur les réseaux sociaux.

   — Les réseaux sociaux ?  Elle doit les avoir fermé !

   Lucie tourna sa tête vers lui, les sourcils froncés.

   — Tu viens de tuer quelqu’un. Tu crois pouvoir penser à fermer tes réseaux sociaux ?

   Edmond haussa les épaules.

   — Oui, tu n’as pas tord.

   — J’ai toujours raison, dit elle en faisant un clin d’œil. Océane Linné…. Tiens, ça doit être elle !

   Lucie tourna l’écran vers Edmond pour qu’il observe mieux : profession : thèse au laboratoire BioMoPA. Relation : en concubinage.

   — BioMoPA ! Mais c’est un des laboratoires de la Fac ça je crois ! Je me demande même si cette fille ne donnait pas des cours !

   — Elle t’a enseigné des trucs ?

   — Non, pas à moi, mais il me semble qu’elle donne des cours aux masters ! Clique sur ses photos.

   Lucie s’exécuta. Ils s’approchèrent tous deux de l’écran, alors que Lucie faisait défiler les images. Balade en bord de rivière en amoureux ; fête foraine entre copines ; nettoyage bénévole de la plage ; visite de ruches et actions écologistes. A côté de ça, soirée, famille. Physiquement, Océane était une fille simple ; jolie, bien portante.

   — Elle fait si…

   — Banale ? Oui. Je veux dire, je me vois totalement faire une soirée avec elle.

   — Et elle est jolie.

   — Oui c’est vrai, répondit Edmond.

   Sans son masque poilu, Océane avait des yeux ronds, marrons ; quelques taches de rousseurs, sur un visage de poupée ; des cheveux bouclés et châtain clair. Des hanches larges, une poitrine développée, et pas plus grande que Lucie. Elle semblait sourire constamment. Océane n’avait en rien l’air d’une menace. Encore moins d’une tueuse. Alors…

   — Pourquoi ? Qu’est-ce qui l’a poussé à le tuer ?

   — Le gars qui contrôlait les rats. Il lui hurlait dessus. Il l’a poussé à bout.

   — Ah…

   Le regard d’Edmond s’éteignit, assombri par la découverte d’une jeune fille si normale. Lucie posa une main sur la jambe d’Edmond, observant la compassion qu’il avait pour la jeune femme. Elle lui dit tendrement :

   — Edmond ; je sais qu’elle semble humaine par rapport à la bête ; mais c’est tout de même une menace. Il va falloir s’en occuper.

   Il secoua la tête pour se remettre les idées en place, et plaça son pouce et son index en tenaille sur son front.

   — Oui tu as raison. Je vais essayer d’aller chez elle.

   — Comment ? Son adresse n’est pas indiquée.

   Edmond regarda autour de lui, et aperçu sur la table du salon une pile de journaux publicitaires à jeter. Il reposa ses yeux sur l’écran et chercha une photo que la jeune fille avait posté, et qui l’avait fait tilter.

   — Elle donne des cours à l’université, dit-il en pointant l’image du doigt. Je vais bricoler une excuse pour aller demander son adresse au laboratoire.

   Lucie hocha la tête.

   — Tu sauras comment faire ?

   — J’ai ma petite idée.

  

   Le sac en bandoulière sur l’épaule droite, une grande enveloppe kraft pleine à craquée à la main, Edmond se dirigeait du pas le plus décontracté possible vers le laboratoire BioMoPa. Il traversa les longs couloirs pas vraiment peuplé en ce lundi de juin, arrangeant grandement ses affaires. Il s’approcha du secrétariat, s’arrêtant à un mètre, muni de son plus beau sourire.

   — Mmm mmm, toussa-t-il timidement. Bonjour !

   La secrétaire redressa la tête, l’air amusé.

   — Bonjour. Je peux vous aider ?

   Edmond s’avança d’un pas, les mains derrière le dos.

   — Oui euh voilà. J’ai un dossier à rendre à mademoiselle Linné et euh j’aimerais savoir si je peux lui donner.

   La secrétaire regarda l’enveloppe que tenait Edmond.

   — Mademoiselle Linné est absente aujourd’hui. Mais vous pouvez poser l’enveloppe ici et je me chargerais de lui donner quand elle reviendra.

   Edmond déglutit.

   — C’est-à-dire que…

   Il respira un grand coup, faisant le vide dans sa tête.

   — C’est-à-dire que cela ne m’arrange pas beaucoup. Je devais lui rendre ce dossier la semaine dernière ; il faut qu’elle l’ait dans les plus brefs délais. Vous n’auriez pas son adresse que j’aille le déposer chez elle ?

   La secrétaire lui lança alors un regard suspicieux.

   — Quel est ce dossier ?

   — C’est un rapport sur l’utilisation de neuroleptique sur les abeilles, répondit naturellement Edmond.

   La secrétaire leva un sourcil, puis le baissa, relâchant par la même occasion toute suspicion. Elle griffonna sur un bout de papier une adresse, qu’elle tendit à Edmond.

   — Tenez, vous pourrez déposer votre dossier dans sa boite aux lettres.

   Edmond attrapa le morceau de papier du bout des doigts, avec un grand sourire.

   — Merci beaucoup !

   En sortant de l’université, il déposa sa lourde enveloppe dans la première poubelle qu’il trouva.

   Océane habitait en centre ville, pas très loin du port. La porte de l’immeuble de trois étages demandait un digicode, et il profita de la sortie d’un de ses habitants pour s’y engouffrer. Après avoir noté le numéro et l’étage de l’appartement, il se cacha sous la cage d’escalier pour enfiler son costume enroulé en boule dans son sac. Il avait laissé son bâton au hangar, trop encombrant, même scindé en deux, optant plutôt pour un petit bâton de cuivre moins efficace mais facilement dissimulable. Bien que se sentant un peu ridicule dans son costume jaune en plein jour, il lui était nécessaire, et respirant de nouveau un grand coup, il se plaça dans la peau du personnage et se dirigea à la porte de l’appartement. C’est là que son plan s’arrêtait. Que faire ? Il leva les yeux au plafond comme s’il y trouverait une réponse, et pour provoquer le destin toqua trois fois à la porte de l’appartement.

   Merde le bâton !

   Son morceau de cuivre était dans son sac derrière lui.  Si Océane l’attaquait ?

   Ah le con le con le con !

   Ce ne fut pas Océane qui lui ouvrit, mais son petit ami Marc. Enfin, ce qu’il en restait. Edmond se mit aux aguets ; Marc écarquilla les yeux. Le blanc était parsemé de veinules rougies ; une odeur âcre mélangeant sueur et alcool s’échappait de lui, piquant les narines. Ses cheveux étaient gras, en bataille, et l’état de son t-shirt indiquait que son hygiène était au second plan depuis plusieurs jours.

   — Le… l’onde de choc… balbutia Marc tristement. Je m’attendais à vous voir. C’est à cause d’Océane ?

   Sa voix était morne, trainante.

   — Oui je… hum, toussa Edmond. Est-ce qu’on pourrait en parler en privé ?

   Marc soupira, non pas d’agacement, mais plutôt de soulagement, faisant oui de la tête et invitant Edmond à entrer. Edmond ne se fit pas prier et entra dans l’appartement, qui avait la même odeur que Marc lui-même. Des bouteilles d’alcool trainaient un peu partout, ainsi que des cendriers pleins à craqué. L’odeur était nauséabonde et le désordre difficile à décrire. Edmond remarqua tout de même quelques photos du couple posées ici et là, avec Océane souriante. Une photo à la plage était disposée sur la table basse, à côté d’une bouteille de whisky au trois-quarts vide. Marc s’assit lourdement sur le canapé, se remplit un verre et pointa le goulot de la bouteille vers Edmond. Edmond regarda sa montre ; 11h. Il déclina l’offre de Marc et s’assit sur le fauteuil en face ; Marc avait déjà prit une gorgée du breuvage.

   — C’est elle hein ? dit Marc en s’essuyant la bouche d’un revers de main. C’est elle qui a tué cet homme ?

   Edmond baissa la tête.

   — Oui, c’est elle, dit-il avec compassion.

   Marc remit le verre sur ses lèvres, et le vida d’un trait. Puis il jeta le verre par-dessus son épaule, qui se brisa au sol derrière le canapé. Le bruit fit sursauter Edmond.

   — Comment a-t-elle fait ? demanda Marc.

   Edmond roula la tête de gauche à droite.

   — Je ne veux pas rentrer dans les détails. Mon but en arrivant ici et de savoir où je peux la trouver, et essayer de la raisonner.

   Marc posa ses coudes sur les genoux et prit sa tête dans ses mains. Il passa ses doigts dans ses cheveux sales, les frottant frénétiquement.

   — On voulait se marier vous savez. C’était prévu. Et faire un bébé. Juste après sa thèse.

   Marc était abattu. Le grand gaillard qu’il était, avec sa carrure de rugbyman, était réduit à fétu de paille devant Edmond.

   — J’en suis désolé dit Edmond. Je comprends que votre vie vient de voler en éclat. Mais Marc, si vous l’aimez, aidez moi à la retrouver. Avant qu’elle n’inflige du mal aux autres et à elle-même.

   Sur le mot « aimer », Marc avait relevé la tête et fixa Edmond avec intensité.

   — Je… oui, vous avez raison. Mais si je vous aide, vous me promettez de ne pas lui faire de mal ?

   — Je ne suis pas de la police. Océane sera placée dans un endroit où elle ne fera de mal à personne, et où personne ne lui fera du mal. Un endroit pour les gens comme nous.

   C’était le plan de Rose en tout cas.

   — D’accord. Je préfère qu’elle soit avec vous plutôt qu’avec la justice.

   — Parfait. J’ai besoin de savoir si vous avez une idée de là où elle pourrait se cacher ?

   Marc grommela.

   — Je n’en ai pas la moindre idée. Je pensais au moins qu’elle repasserait ici. Mais je n’ai aucune nouvelle depuis cette attaque.

   Edmond soupira dans son fauteuil.

   — Vous devriez voir du côté de ses collaborateurs, reprit Marc, avec lesquels elle a synthétisé ces foutues phéromones.

   — Quoi ?

   — Les phéromones grâce auxquelles elle contrôle les abeilles. Elle en était tellement fière… Regardez où cela l’a mené.

   C’est donc ça !

   — Et ses collaborateurs ? demanda Edmond.

   — Ernest et Corentin. Ernest est son maître de stage, et Corentin l’autre thésard. Je ne les ai jamais vraiment aimés.

   Edmond releva un sourcil intéressé.

   — Pourquoi ?

   — Ils étaient assez hautains, arrogants. Ils ont monté le bourrichon à Océane. C’est eux qui l’ont mené à faire cette attaque, a tué cet…

   La phrase s’étrangla dans sa gorge. Edmond sortit un calepin de sa poche et se pencha en avant pour se rapprocher de lui.

   — Est-ce que vous pouvez me donner le nom d’Ernest et de Corentin ?

   Marc déglutit et reprit ses esprits.

   — Oui bien sûr. C’est Ernest Hamelin et Corentin Latreille.

   Edmond griffonna les noms, puis releva les yeux, le bouchon du stylo au creux de la lèvre.

   — Est-ce que vous savez pourquoi ils s’en sont prit à cette homme en particulier ?

   Marc poussa un profond soupir, s’enfonçant dans le dossier du canapé, pendant ses bras autour de lui, las.

   — Cet homme, Jules Miasme, a… humilié Océane. A une conférence. Il a critiqué fortement ses travaux. Les travaux d’Océane tendaient à prouver que l’engrais de la MBE était plus destructeur qu’autre chose ; cet homme ne pouvait laisser passer ça. Mais de là à tuer quelqu’un…

   Marc reposa sa tête entre ses mains et se mit à sangloter. Edmond ne savait plus vraiment où se mettre.

   — Vous savez, la MBE, ils ont rendu leur remède contre la pagurus gratuit, ça a sauvé ma mère. Je suis tiraillé… je ne sais pas quoi penser.

   — Je la ramènerais.

   Cette phrase était sortie spontanément de la bouche d’Edmond, avec un aplomb qui le surprit lui-même. Marc releva la tête, ses yeux mouillés rivés sur lui.

   — Je la ramènerais, répéta-t-il. Du con côté. Je le promets.

   Il posa les mains sur ses genoux pour se lever. Une lueur d’espoir brillait désormais dans les yeux de Marc.

   — Merci l’onde de choc, merci !

   Edmond secoua la tête, gêné. Il se dirigea vers la sortie, accompagné de Marc. Retrouver de l’air frais faisait du bien. Le couloir baignait dans une clarté qui l’aveugla après l’appartement aux volets à demi fermé. A l’autre bout, la fenêtre laissait entrer dans sa totalité le soleil de midi, plongeant dans la pénombre une silhouette aux cheveux bouclés, qui regardait sans vie dans leur direction. Elle était petite et rondelette, et semblait comme figée.

   — Océane ? s’étrangla Marc.

   Il y eu un instant en suspension. En un geste, Océane pivota de quatre-vingt-dix degrés et fonça dans la cage d’escalier.

   — Océane, attends ! lui cria Edmond.

   Mais trop tard, elle s’enfuyait déjà. Edmond attrapa le petit tuyau de cuivre dans son sac et se lança à sa poursuite, entendant à peine le « ne lui faites pas de mal ! » que lui supplia Marc. Il sauta les marches quatre à quatre, rattrapant rapidement la longue avance qu’avait prit Océane. Ils furent rapidement dehors, éloignés alors plus que d’une dizaine de mètres l’un de l’autre. Océane n’avait rien d’une sportive, encore moins d’une coureuse, et chaque regard qu’elle faisait en arrière semblait rapprocher son poursuivant d’un bon mètre. Elle leva une main en l’air, et un premier grondement lointain se fit entendre.

   Edmond devait agir vite, et se concentrant sur sa course, respira profondément et accéléra.

   Les abeilles ne venaient pas assez vite, et Océane allait se faire attraper d’ici quelques secondes si elle n’agissait pas. Elle ne pouvait pas s’arrêter, pas après ça. Alors elle commença à renverser tout ce qu’elle trouvait sur son passage : poubelles, plantes et autres bibelots décoratif de la rue.

   Ils bifurquèrent dans une rue étroite et Edmond failli se renverser sur une poubelle mise en travers par sa poursuivie ; il l’évita de justesse en sautant par-dessus mais déséquilibré, il ne put esquiver à temps l’arbre en pot mis a terre par la jeune fille. Ses pieds se prenant dedans, il s’écroula au sol, glissant sur le gravier en s’écorchant méchamment les coudes. Il ne ressentit pas la blessure, trop amer de perdre ainsi du temps. Il se releva, énervé de la ruse grossière de son adversaire. Remarquant enfin que le bourdonnement se rapprochait de plus en plus, il reprit sa course vers la fin de la rue étroite qui donnait sur le port. Encore une fois, il fut aveuglé par le soleil qui baignait le quai et l’Orne d’une lumière estivale. Des cris de peur résonnèrent sur sa gauche. Un très gros naissain d’abeilles volait à quelques mètres au dessus du sol, faisant fuir les passants autour. Océane se tenait en dessous, courant toujours, les insectes suivant sa trace. Edmond accéléra en sa direction, rattrapant facilement la jeune fille sur ce terrain plat sans obstacle. Quand il fut assez prêt d’elle, il lui cria de nouveau :

   — Océane, arrête toi ! Je t’en pris !

   Contre toute attente, Océane s’arrêta en quelques pas, sans doute épuisée de fuir. Edmond stoppa net sa progression, a dix bons mètres d’elle. Elle se retourna lentement, le naissain formant un grand huit au dessus d’elle.

   — Arrête de me poursuivre, ordonna-t-elle d’une voix blanche, les yeux fixés sur le sol juste devant Edmond.

   Le bourdonnement se faisait menaçant.

   — Non ! répondit Edmond. Pas tant que tu ne stopperas pas cette folie ! Il n’est pas trop tard Océane !

  Elle serra les poings contre ses hanches, fixant toujours le sol.

   — Si, il est trop tard, soupira-t-elle. Nous devons finir ce que l’on a commencé.

   — Océane ! Pense à Marc ! A toi !

   La jeune fille releva la tête et le regarda avec un œil sombre. Elle leva une main et lui lança une première salve d’abeille. Edmond la dévia au dernier instant d’un coup d’onde bien placé. Les picotements ruisselaient sur son bras. L’adrénaline envahissait son corps, lui provoquant une sensation nouvelle. Comme si les picotements refoulaient à l’intérieur de sa poitrine dans une vague infinie.

   — Ne prononce pas son nom ! cria Océane sur le point de fondre en larme.

   Edmond ouvrit ses paumes de mains en geste d’apaisement.

   — Désolé, désolé.

   — Je ne te veux pas de mal. Pas à toi.

   — Je sais Océane.

   Elle faiblissait, lui lâchant un peu de terrain. C’était l’occasion. Par bluff, Edmond posa délicatement son bâton de cuivre à terre.

   — On peut discuter ? Entre personnes raisonnables.

   Océane soupira profondément. Son visage était émacié par les soucis, les épaules tombantes, sa tête penchée sur sa lourde poitrine. Comme si la gravité l’aspirait de plus en plus vers le sol.

   — Je suis… je suis désolée. Mais nous devons finir ce qu’on a commencé, sinon, rien n’aura de sens.

   — Océane, non !

   — Si.

   Elle releva le bras en l’air, et tout le reste du naissain accéléra. Edmond ouvrit de grands yeux, et se recula d’un pas. Les abeilles formèrent une flèche, pointant dans sa direction. Il recula encore de deux pas, serrant sa main sur son…

   Mon bâton ?!

   Il ne l’avait pas ramassé. Il gisait par terre à deux mètres de lui. Trop loin pour s’en saisir. L’adrénaline monta en lui comme un liquide chaud. Le naissain fonça sur lui à la vitesse de l’éclair. Il se retourna, prenant les jambes à son cou, courant comme jamais il n’aurait pu l’imaginer. Mais les abeilles le rattrapaient avec une facilité démoniaque. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche ; il ne vit qu’une solution pour ne pas finir en cactus humain ; il bondit vers l’eau stagnante du port. A l’instant où son corps tomba sur les quelques mètres qui le séparait de l’eau, le naissain plongea sur lui, avant de remonter d’une traite lorsqu’il pénétra la surface. L’eau était glacée et lui saisi l’intégralité de son corps, refoulant en un éclair l’adrénaline qui coulait en lui. Cela coupa si soudainement la respiration qu’il n’eut pas d’autre choix que de remonter aussitôt à la surface. Il n’y avait plus aucune abeille au dessus de lui ; elles avaient rejoint Océane dans un bourdonnement joyeux, à des dizaines de mètres plus loin. Edmond se maudit. Le froid l’engourdissait, et il remonta avec peine une échelle aux barreaux rouillés. Arrivé sur la terre ferme, il se mit à quatre pattes, reprenant son souffle, dégoulinant d’une eau poisseuse qui alourdissait horriblement son costume. Manquant de glisser en se relevant, il se dirigea vers son petit bâton qu’il reprit, et regarda loin vers l’horizon. Plus une trace d’Océane. Elle avait fui.

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