23 — Le Manoir, partie 3

Par Rouky

Le Second Croquemitaine

 

Lucien, le souffle court, serrait son revolver. Il visa le spectre déchu de Valère, dont l’épaule blessée saignait lentement une ombre gluante. Clément s’était remis à psalmodier, les mains levées, les yeux brûlants d’une lueur mystique. Claire s’était approchée du cadavre de Jean, les yeux larmoyants.

Le comte de Malebrume, les yeux écarquillés d’effroi, rampa en arrière.

Et soudain, le sol trembla.Un grondement sourd monta des entrailles de la terre, suivi d’un hurlement qui ne venait pas d’un homme, ni d’un animal, ni même d’un démon — mais d’un esprit consumé par le feu du ressentiment.

— NON !

Le froid glaçant de la bibliothèque fut arraché d’un coup. Une chaleur insoutenable, presque volcanique, s’abattit dans la pièce, comme si l’enfer s’était substitué à l’hiver. Le feu rampa entre les fissures du parquet, les murs suintaient d’un liquide noirâtre, et la flamme de la lampe à pétrole vacilla sous cette brusque vague de chaleur.

Il apparut alors.

Silas Noxley. Son cou tordu formait un angle grotesque, et ses habits déchirés évoquaient encore un costume de scène. Il avançait à pas lents, flottant dans une lumière rougeoyante, sa bouche tordue en un rictus de haine.

— Personne… ne pose la main sur mon cousin ! hurla-t-il. Moi seul ai le droit d’achever cette farce ! Vous, petites choses, misérables figurants… Vous allez mourir dans mon théâtre, comme moi je suis mort sur les planches !

Il écarta les bras. Un bruit sourd s’éleva du sol, et un bouc à deux pattes surgit dans une gerbe d’étincelles noires. Il bondit, mugissant, et fonça droit sur Claire.

Elle n’eut pas le temps de crier.

Les cornes percutèrent son flanc, et elle fut projetée contre une étagère, qui s’effondra dans un fracas de bois et de papier. Elle gémit, sanglante, haletante… mais vivante. Les yeux noyés de larmes, elle pressa une main contre sa plaie, et dans un râle déchirant, récita la même incantation que Clément, le souffle brisé mais chargé de pouvoir :

“Silas… Noxley… in carne… redeant…”

Le spectre s’arrêta net. Il tituba. Ses yeux s’écarquillèrent, incrédules. Son corps devint plus lourd, plus dense. La gravité l’appelait à nouveau. Ses pieds touchèrent le sol avec un bruit sourd.

— Non… Non, non, non ! Pas moi ! PAS MOI !

Il chancela, tendit les mains devant lui.

— Je ne suis pas fait pour la chair ! Je suis né pour les ténèbres !

Mais c’était trop tard. Lucien bondit sur lui, et les deux s’effondrèrent dans un combat d’une violence étourdissante. Les coups pleuvaient, secs, brutaux. Le parquet se tâchait de sueur, de sang, de cendre. Silas griffait, mordait, tordait, mais il ressentait désormais chaque douleur, chaque coup porté.

— Tu n’es qu’un fou ! beugla Lucien.

— Je suis un ARTISTE ! hurla Silas. Et toi, tu n’es qu’un rat dans les coulisses de ma tragédie !

Il parvint à arracher le revolver des mains du policier et le jeta à l’autre bout de la pièce. Puis il frappa Lucien au visage, le projeta contre une table, et s’écarta. Sa respiration était sifflante. Son front saignait. Son cou lui faisait mal, atrocement mal.

— Ils m’ont pendu comme un chien, dans la panique, dans l’indifférence ! Je suis mort sous les hurlements d’une foule en fuite ! Un roi de théâtre, brisé, oublié ! Je suis l’ultime acte, et vous êtes… mes derniers spectateurs !

Il tendit alors la main vers le plafond. Un claquement sec retentit, suivi d’un sifflement.

Et la corde apparut.

La corde du pendu.

Elle tomba des ténèbres du plafond comme un serpent, sifflante, vivante. Elle s’enroula d’un seul mouvement autour du torse de Lucien, puis de ses bras, l’entravant comme un lierre infernal.

— Celle-là m’a pris la vie. Elle prendra la tienne, murmura Silas avec un sourire funeste.

Lucien fut hissé dans les airs, le dos tendu, les bras paralysés, suffoquant sous la pression de la corde. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Le bois du plafond craqua sous son poids. Il se débattait, convulsait.

Ses mains cherchaient, paniquées, un objet, une arme, n’importe quoi.

Il vit alors la lampe à pétrole, brisée au sol. Dans un sursaut d’adrénaline, il gigota, trimballant un bout de la longue corde sur la flamme, qui s’embrasa aussitôt.

Un hurlement strident fusa.

La corde prit feu, s’enroula sur elle-même dans une danse de douleur, et se décrocha du plafond en un claquement sec. Lucien tomba lourdement, à moitié étranglé, mais vivant. Il roula au sol pour étouffer les quelques flammes qui brûlaient ses vêtements.

Silas tituba.

— Ma… corde… ? Ma belle corde ?!

Ses yeux se remplirent de larmes de rage. Il tendit la main vers le plafond, mais rien ne répondait. La corde du pendu était consumée.

— Tu m’as blessé, toi… marmonna-t-il en fixant Lucien. Toi… vermine… tu as défiguré mon âme.

Et alors, il hurla.

— VALÈRE, FAIS QUELQUE CHOSE !

— JE N’Y ARRIVE PLUS ! cria Valère, recroquevillé. JE N’Y ARRIVE PLUS !

Silas leva les bras. Le bouc chargea de nouveau Claire.

Mais cette fois, elle le saisit par les cornes, les mains ruisselantes de sang. Elle hurla l’incantation, la voix éraillée, tremblante, dans une ultime prière au cœur du chaos.

Clément, au centre de la pièce, le visage inondé de larmes, fixait Valère. Le comte reculait, tremblait. Il ne comprenait plus rien. Ses invocations étaient mortes. Il se sentait seul, terriblement seul.

— Tu as peur, murmura Clément. Tu ne veux pas mourir, pas une nouvelle fois.

Le compte de Malebrume plongea ses yeux humains dans celui du greffier. Clément ressentit une vague glaciale, le faisant frissonner.

— Appelle ta bête ! hurla Silas, désespéré.

Mais Valère rétorqua :

— ELLE NE REPOND PLUS !

Puis un silence.

Alors, dans un râle, Lucien se releva. Il tenait la lampe à pétrole, brisée, d’une main.

— Tu voulais un final grandiose, Silas ? Je vais t’en donner un.

Il jeta le feu.

Les flammes embrasèrent Silas. Il hurla. Ses cris n’avaient plus rien d’humain. C’était le hurlement d’un homme qui revoit sa propre mort. Il se recroquevilla, tenta de rouler au sol, de se débattre, mais sa chair fumait, éclatait, rejouant la pendaison, les hurlements, les planches embrasées.

— JE NE VEUX PAS MOURIR ! PAS COMME CA !! hurla-t-il. PAS ENCORE !!!

Mais les flammes le dévoraient. Il tituba, prit feu tout entier, et dans un éclair de feu noir, il explosa en une gerbe d’ombres et de cendres.

Le silence retomba. Une odeur de chair brûlée. De bois calciné. De cendres humaines.

Lucien, à genoux, haletait. Clément restait immobile, les yeux rougis.

Valère de Malebrume, blême, recroquevillé dans un coin, gémissait.

Le bouc bipède, loyal totem de Noxley, se mit à trembler, à mugir de terreur. Des flammes rampèrent sur son pelage sombre, léchant sa peau comme des langues maudites.

Il se tordit dans un spasme grotesque, tenta de charger une dernière fois Claire. Mais ses muscles fondaient déjà. Il s’effondra à genoux. Claire, à demi allongée sur le corps sans vie de Jean Royer, leva un dernier regard vers lui. Elle sourit à travers le sang, comme une actrice saluant la fin d’un acte tragique.

— La dernière réplique est pour moi… murmura-t-elle, avant que la lumière ne quitte ses yeux.

Le bouc explosa dans un râle bestial, se désagrégeant en cendres et en un cri de bête immolée. La pièce sembla soudain plus vide… mais pas plus sûre.

Car alors que les survivants reprenaient leur souffle, un silence d’après-tempête s’installa, aussitôt rompu par un gémissement rauque.

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Talharr
Posté le 20/07/2025
Hello,
Encore moi ahaa
Alors comme ça Silas et Valère s'entraidaient. Intéressant.
Mais est-ce vraiment eux les grands méchants.
Il y a eu des morts et blessés mais ça me parait trop simple :)
Bonne chance aux survivants aha
Le bélier et la corde, eux qui ont tant tués qui apparaissent, super utilisation :)

Deux retours :
"Il visa le spectre déchu de Valère, dont l’épaule blessée saignait lentement une ombre gluante" -- j'ai pas compris le sens de la fin de phrase, tu voulais dire "lentement comme une ombre gluante" ?

Et il y a pas mal de phrases qui sont collés aux points finaux : "Silas Noxley.Son cou tordu" , "Il écarta les bras.Un bruit sourd" , "Le spectre s’arrêta net.Il tituba." , "Mais c’était trop tard.Lucien bondit" , "Lucien se releva.Il tenait" , "Il hurla.Ses cris" et "immolée.La pièce sembla"
Rouky
Posté le 20/07/2025
Salut ! ^^

Hé oui quand il s'agit de garder l'ascendant chez les morts, il y a une petite entraide qui s'effectue ^^ Merci pour la remarque sur la corde et le bouc !

Merci pour la coquille, je n'y avais pas fait attention ! Comme je copie colle depuis mon word je pense qu'il y a eu des changements inexacts que je n'ai pas remarqué, puisque je n'ai pas tendance à relire (mal m'en pris...). Je vais tout de suite corriger ça !

J'espère que le final qui approche te plaira, mais s'il te plaît garde en tête que c'est une histoire assez simple et légère, juste un truc spooky à la Chair de poule ah ah
Je précise parce qu'avec ton commentaire là je crains que la fin ne te déçoive :-(

Mais je ne t'en dirai pas plus ! Encore merci pour ton passage et ta fidélité à cette histoire, et à bientôt ! ^^
Rouky
Posté le 20/07/2025
Oh j'ai oublié de te répondre pour l'épaule blessée ! Oui c'était dans le sens de "comme" mais je ferai peut-être mieux de préciser ! ;-)
Talharr
Posté le 20/07/2025
Je suis pas aussi méchant aha j'attends de voir la fin mais je prends note que c'est une histoire assez simple et légère :)
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