Ils quittèrent le quartier général des Messagers quelques heures après y être arrivés. Ils volaient à basse altitude, dans la brume sombre. Pendant le voyage jusqu’à la côte, Théodorus ne cessa de poser des questions sur le Royaume Ailé en se montrant très curieux des us et coutumes du pays.
— Et donc, les Corbeaux ont été relégués au dernier rang ?
— Oui, c’est très rare, normalement, on ne rétrograde pas un Clan tout entier.
— Et pourquoi ?
— Généralement, un Clan représente des centaines, voire des milliers de personnes. Parmi elles, il y en a sûrement qui n’ont rien fait de mal. Ce n’est pas juste de faire une punition collective.
— Mais, je n’ai pas bien compris, pourquoi les Corbeaux ont-ils été condamnés par les Faucons et les Aigles ?
— Pour rien en fait, mais ce Clan a une très mauvaise réputation, beaucoup de ses membres sont des délinquants, des pirates, des criminels… de plus, c’étaient eux qui étaient le plus susceptibles de se révolter après le massacre des Chouettes. D’ailleurs, cette mesure n’a fait qu’attiser la rancoeur des Corbeaux, et ils ont réellement essayé de renverser le pouvoir. Mais ça n’a pas marché, et ils ont été… je ne sais pas comment dire dans votre langue… En fait, on leur a retiré le statut de Clan et ils sont devenus des Sans-Clan. C’est une première dans l’histoire, de faire ça à un Clan tout entier. Les Sans-Clan sont à peine considérés comme des êtres humains par les Aériens. Généralement, ce châtiment est réservé aux Sang-Mêlés et à leurs parents, ou à de grands criminels.
Il avait dit sa dernière phrase avec un ton amer.
— Donc… demanda prudemment Théodorus, tu es un Sans-Clan ?
— Non, parce qu’ils n’ont jamais pu m’attraper et me condamner dans leur simulacre de procès. J’ai une fausse identité fabriquée par les Messagers. Mais sinon je suis recherché dans tout le Royaume. D’ailleurs, je sais que s’ils me capturent, être un Sans-Clan serait ce qui pourrait m’arriver de mieux…
— Pourquoi ?
— Parce que s’ils m’attrapent, ils me tueront.
— C’est parce que tu es le fils de la reine, c’est ça ? fit Katy. C’est logique, puisque tu es le seul héritier.
— Pardon ?! s’exclama le scientifique. Rhyn est prince ?!
Ils expliquèrent tout au savant, qui affichait un air ébahi.
— Mais pourquoi ne pas réclamer ton trône ?
— Parce que je suis un Sang-Mêlé, et parce que, du temps des Harfangs, l’héritier n’était pas le descendant du couple royal, mais un membre du Clan choisi pour ses qualités.
— Pourquoi appeler ça un roi, alors ?
— Nous n’appelons pas ça un roi, mais le mot que nous utilisons n’a pas d’équivalent dans votre langue.
Alors qu’ils parlaient, Tempête surgit de la brume près d’eux et lança une série de hululements.
— Nous devons modifier notre itinéraire, dit Rhyn, une patrouille va croiser notre route.
— Comment sais-tu ça ? demanda Théodorus qui devait forcer la voix pour couvrir les sifflements du vent.
— C’est Tempête qui me l’a dit.
— La chouette ? Voyons, c’est scientifiquement impossible. Le langage vocal de cette espèce n’est pas assez développé pour leur permettre de transmettre des informations aussi précises. De plus, identifier les ennemis et leur position, nécessite des capacités cognitives que les oiseaux n’ont pas.
Rhyn eut un rire bref.
— Vous êtes encore plus sceptique que Katy ! Mais c’est normal. Tempête n’est pas une chouette ordinaire, c’est la réincarnation d’un ancien Sleineagyre, sans doute morte pendant les massacres.
Théodorus fronça les sourcils.
— C’est impossible ! Cela relève du fantastique !
— Pourtant c’est bien vrai, puisque Tempête de Neige m’accompagne depuis ma naissance.
— Quoi ? Mais la durée de vie de cette espèce n’est que de dix ans… mentirais-tu ?
— Mais non ! Et puis, si c’est un harfang ordinaire, pourquoi a-t-elle les yeux bleus ?
Cet argument sembla clore le bec du savant. Il se mit à regarder la chouette qui volait à leur côté avec des yeux ronds.
Ils furent interrompus par l’oiseau en question, qui poussa un cri d’avertissement.
— Elle dit que la patrouille a changé de route et qu’elle se dirige sur nous ! cria Rhyn. D’après elle, ils sont six soldats et six rapaces. Je vais essayer de les éviter avant qu’ils nous repèrent.
Il vira brusquement. Sans sa nouvelle ceinture de sécurité, Katy se serait sans doute envolée, elle sentit les mains anguleuses de Théodorus lui serrer la taille et elle fit de même avec le pilote.
Ils plongèrent plus profond dans la brume à grande allure, rasant de près les pics de roche. Tempête virevoltait près d’eux, en poussant une suite de cris aigus.
— Ils ont viré vers nous en accélérant, ils nous ont sans doute repérés. Heureusement, il semblerait que ce ne soit pas des Voltigeurs, mais de simples patrouilleurs, l’informa Rhyn en manquant de faire s’écraser leur véhicule contre un rocher.
Très vite, la jeune fille perçut le bruit des moteurs ennemis. Un magnifique aigle surgit à leur droite et étudia l’équipage avant de retourner vers ses maîtres. Elle sortit l’arme que Boro lui avait fournie, un fusil de métal léger qui crachait des rayons bleus. Lorsque deux rapaces se pointèrent de nouveau, ils furent abattus sur le champ.
Elle commençait à voir les silhouettes élancées des Zireilyre quand ils atteignirent une zone de soleil où les obstacles étaient peu nombreux.
Le Migrateur accéléra dans cette zone de visibilité. Une pluie de tirs jaillit du brouillard sous eux. Les soldats furent contraints de sortir à découvert pour tirer et elle essaya d’en abattre le plus possible. Rhyn fit décrire à son engin des figures aériennes pour éviter les rayons mortels, ce qui ne facilitait pas le travail de l’Alycienne.
Une rafale balaya le fuselage, le pilote fit brusquement tourner le Migrateur. Soudain, il poussa un cri. La jeune fille vit qu’il était touché à la hanche. Sa ceinture avait été tranchée, et, avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit, il bascula dans le vide.
Le temps sembla s’arrêter. Elle tendit vainement la main pour le rattraper, tandis qu’il tombait avec une extrême lenteur vers une mort certaine, quelques centaines de mètres plus bas. Pendant un instant, elle revécu la chute de Rupert. Elle entendit vaguement Théodorus crier.
Évidemment, songea-t-elle, il fallait que je le perde lui aussi, alors qu’il était aspiré par la mer de nuages.
Hors de contrôle, le Migrateur fonça vers un pic rocheux. En voyant cela, le corps de Katy agit avant sa conscience. Elle attrapa les commandes et fit faire un brusque virage à l’Aereilyre. Du coin de l’oeil, elle aperçut Tempête qui piquait à la suite de son maître. S’en suivit un tourbillon confus pendant lequel elle essaya de ne pas percuter des masses rocheuses ou les autres machines volantes qui continuaient de les harceler. Mais ce n’était que des réflexes dans l’urgence, l’esprit de la jeune fille était parti avec celui du Messager.
Ils effectuèrent un large cercle et revinrent à l’endroit où le jeune homme était tombé. C’est alors qu’une intense lumière éclata sous la couche de brouillard. Pendant un court instant, Katy crut voir une magnifique femme aux cheveux blancs et aux yeux dorés, drapée dans une robe de soie nacrée, dont les immenses ailes d’ivoire chassaient les volutes de brume.
Quand elle cligna des yeux, cette vision enchanteresse avait disparu. À la place, elle vit Tempête, tenant Rhyn entre ses serres, qui battait furieusement des ailes pour ralentir leur chute. Katy inclina l’appareil et le Messager atterrit sur son siège. Heureusement, il était conscient et il se rétablit vite sur sa selle tout en empoignant les commandes. Katy en profita pour nouer sa ceinture à l’endroit où elle avait cédé.
La jeune fille, tout comme Théodorus, affichait un air ahuri. Elle se retint de poser des questions mais les garda pour plus tard, savourant pour l’heure le soulagement qui l’envahissait sans qu’elle n'en laisse rien paraître.
Les soldats avaient été momentanément désorientés mais ils s’étaient remis de leur surprise et fondaient de nouveau sur le trio.
— Accrochez-vous bien, lâcha Rhyn avant de lancer une série d’ordres à Tempête, qui alla se cacher dans le manteau nuageux. Le Messager fit brusquement remonter le Migrateur.
Au lieu de faire un looping ou une autre manoeuvre, il continua à pousser son engin de plus en plus vite vers l’immensité du ciel. La jeune fille sentit la puissance de l’accélération la coucher sur Théodorus. Le fusil accroché à son épaule sciait ses vêtements. Elle sentit la structure de la machine grincer dangereusement et se souvint de l’avertissement de Boro.
Alors que l’appareil semblait prêt à se démanteler, Rhyn arrêta les moteurs.
Pendant un bref instant, ils semblèrent flotter dans un monde silencieux.
Katy balaya le panorama du regard.
Le Royaume Ailé s’étendant sous ses yeux n’était fait que d’une vaste mer de brume, percée par des milliers de pics rocheux, semblables aux piliers d’un gigantesque temple. Çà et là, des pics plus gros et plus hauts que les autres portaient des villes et des champs. Elle aperçut Aera, plus haute que toutes les autres cités, dont les pierres pâles reflétaient le soleil.
Puis soudain, une violente bourrasque les percuta, faisant virer le Migrateur. Il fut retenu de justesse par son pilote. Plusieurs rafales de vent se succédèrent sans leur laisser de répit, malmenant l’Aereilyre, qui émettait de grands grincements.
Katy ne savait pas à quelle altitude ils se trouvaient, mais elle sentait la morsure du froid meurtrir sa peau. Elle haletait, sans doute à cause du manque d’oxygène.
En jetant un oeil à leur poursuivant, elle vit qu’ils n’avaient pas quitté la protection des pics, et leur lançaient sans conviction quelques rayons bleus.
La jeune fille pointa sur eux le fusil. Il avait une plus longue portée que leurs armes et elle n’eut aucun mal à les faire s’effondrer un à un, sans qu’ils ne puissent faire quoi que ce soit. À ce moment, Rhyn fit redémarrer les propulseurs pour redescendre.
Lorsqu’ils arrivèrent en bas, Tempête sortit de la brume sans un bruit pour se placer dans leur sillage. Ils reprirent leur route.
— Nous sommes bientôt arrivés, annonça-t-il après plusieurs heures de vol.
— Comment va ta blessure ? demanda Théodorus.
— Elle est superficielle, ne vous en faites pas. Ça aurait pu être bien pire.
— Mais que s’est-il passé quand tu es tombé ?
Rhyn ne répondit pas tout de suite.
— Je ne sais pas exactement… je crois que c’est ma mère qui m’a sauvé…
— Ta mère ?!
— Oui… c’est Tempête.
Il y eut un silence.
— Tempête est l’ancienne reine ?
— Oui.
— Tu… le savais ?
— Non
Il jeta un coup d’oeil à la chouette, qui ne perdait rien de leur conversation).
— Je l’ignorais…
Rhyn ne semblait pas vouloir en dire plus, et les Alyciens n’insistèrent pas.
Une heure plus tard, ils atteignirent la côte.
— Surtout ne parlez pas, recommanda le jeune Messager, laissez-moi m’occuper de tout.
Le Messager siffla à l’intention de Tempête de Neige, qui les quitta.
— On n'a plus le droit d’élever des harfangs, alors pour qu’on ne la voit pas, je lui ai dit de faire un détour, expliqua-t-il.
Ils sortirent de la brume.
Au bord de l’eau se trouvait une petite ville qui avait pour centre une immense tour de pierre blanche. Sur sa façade était gravé un immense symbole, représentant une paire d’ailes, jointes en V.
— Qu’est-ce c’est ? glissa Théodorus.
— La Tour des Voltigeurs. Maintenant, taisez-vous.
Guidés par des signaux lumineux, ils atterrirent sur une plateforme où une dizaine de gardes les attendaient. L’un d’eux s’avança et parla à Rhyn, qui lui répondit en lui tendant des papiers. D’après les Ryluk de l’homme, il devait être un Aigle Royal.
Le soldat empoigna les feuilles qu’on lui tendait, les lut en diagonale puis releva la tête vers le trio.
Il fixa Katy de ses yeux jaunes perçants et lui posa une question en Aérien. Elle n’en comprit pas un mot, évidemment, et conclut qu’ils s’étaient trahis. Rhyn réagit immédiatement, il arracha les papiers des mains de l’ennemi pour les fourrer dans son sac et démarrer. En le voyant prendre les commandes, le garde donna un ordre bref à un de ses subordonnés, qui se mit à souffler dans un objet ressemblant à une petite flûte d’argent. Un son aigu et désagréable en sortit.
Le Migrateur s’envola. Les gardes ne montèrent même pas sur leur machine pour les poursuivre.
— Ils ont appelé les Voltigeurs, grinça Rhyn, il faut qu’on se dépêche.
Il accéléra en direction des îles qu’ils devaient atteindre.
Katy jeta un regard vers la Tour, elle vit un escadron d’appareils arborant le symbole du corps d’élite sortir en formation de leur base.
— Ils arrivent, prévint-elle en sortant son arme.
À une vitesse bien supérieure aux Zireilyre ordinaires, ceux des Voltigeurs arrivèrent sur eux pour leur barrer la route, obligeant le Messager à faire un brusque virage. Des pistolets incorporés dans les engins se mirent à les cribler. La jeune fille répliqua du mieux qu’elle put, mais les ennemis évitaient presque tous ses tirs. Rhyn poussa son engin au maximum, faisant protester la structure de métal. Il entra dans une danse effrénée, enchaînant loopings, vrilles et brusques virages afin de déconcerter leurs poursuivants, en vain. Plusieurs tirs atteignirent le fuselage du Migrateur et l’un d’eux perça un trou de la taille d’un oeuf dans la membrane d’une des ailes. Les Voltigeurs les rabattaient inexorablement vers le large, leur empêchant de rejoindre la côte et l’archipel qu’ils devaient atteindre. Katy savait ce que cela signifiait, ils ne pourraient jamais survivre seuls avec le peu de vivres qu’ils avaient, d’autant plus que leur machine allait tomber à court de carburant.
La danse aérienne des Aereilyre l’empêchait de bien viser et la plupart de ses tirs se perdait dans le ciel. Les Voltigeurs et le Messager rivalisaient entre eux, défiant la gravité, sans frontière avec le ciel et la mer. Lorsqu’enfin la jeune fille eut une fenêtre pour tirer, elle vit son rayon bleu filer vers sa cible, puis s’écraser sur une barrière invisible. Elle tenta de nouveau sa chance avec d’autres poursuivants, mais à chaque fois un mur invisible anéantissait son tir.
— Qu’est-ce que c’est ?! s’exclama-t-elle.
— Ils ont dû activer leur bouclier, confia Rhyn, ce sont des champs magnétiques qui rendent les armes inutiles. Mais comme les boucliers créent des interférences entre eux et les empêchent de tirer, ils ne les activent que rarement.
Effectivement, les ennemis avaient cessé de les bombarder, ils formaient une longue ligne qui empêchait les fuyards de chercher l’abri de la terre.
— Nous n’avons pas le choix, dit le pilote, ils nous coupent toute retraite. Il faut qu’on aille sur l’île la plus proche en espérant avoir assez d’énergie pour l’atteindre.
— Et tu sais qu’elle est l’île la plus proche ?
— Oui.
Son ton était devenu soudain sombre.
— Et quelle est-elle ?
— Sacrebleu ! cria soudain Théodorus. Dans cette région il n’y a qu’une seule île à portée de nous. C’est l’Île Maudite !
Katy avait vaguement entendu parler de la légende de l’Île Maudite. C’était, selon ce qu’elle avait entendu, une île protégée par un immense monstre noir crachant des éclairs. Un jour, des marins avaient réussi à échapper à cette mystérieuse créature et étaient parvenus jusqu’à une île enchanteresse placée sous la protection d’un arbre aussi haut qu’une montagne. Mais les marins n’avaient pas pu profiter de l’abondance de cette île car ils avaient été attaqués par des elfes. Un seul avait survécu ; c’était lui qui avait raconté ce qui s’était passé. Nombre d’explorateurs n’avaient pas cru un traitre mot de cette histoire sordide et s’étaient lancés dans la conquête de l’Île Maudite, mais aucun n’était revenu.
La jeune fille n’accordait pas foi en ces racontars. Néanmoins, Rhyn semblait être terrorisé par cette légende.
— Tu ne crois quand même pas à cette histoire de monstre cracheur d’éclairs, d’arbre-montagne et d’elfes ? demanda-telle.
— Non, dit-il d’un air surpris, je ne vois pas de quoi tu parles. Mais je sais que cette île est entourée en permanence par une grande tempête, impossible à passer. On l’appelle la Drasga Rhall, la Bête Sombre Nimbée de Foudre.
À ce moment, les Voltigeurs cessèrent de les poursuivre.
— Ils ont atteint la limite de l’espace aérien du Royaume Ailé, expliqua le jeune homme.
Tempête de Neige apparut près d’eux.
— Alors ? demanda Théodorus. Que fait-on ?
— Nous n’avons pas le choix, il va falloir essayer de passer la Drasga Rhall.
À l’horizon face à eux, Katy aperçut soudain une ligne sombre.
La bête noire cracheuse d’éclairs désignait la tempête, comprit-elle. Et nous fonçons droit dedans.