24 - Le musée

La fin de l'exposition nous relâcha dans ce grand tableau de nous-mêmes, figures minuscules, hébétées, sur le vaste parquet ciré. Ma seule incursion dans la réalité consista à vérifier l'heure. Nous disposions encore de temps avant la fermeture. Je proposai donc à Sacha de faire un tour par les collections permanentes.

Nous entrâmes dans de vastes salles désertes qui me donnèrent l'impression de parcourir un château n'appartenant qu'à moi. Mon pas s'allongea naturellement. Sacha dut me lâcher le bras, ne parvenant pas à se maintenir à ma hauteur. Il tourna plusieurs fois sur lui-même, comme inquiet de laisser dans un angle mort les œuvres qui nous encerclaient.

Nous évoluions à présent parmi des peintures religieuses, incommensurablement plus grandes que toutes celles que nous venions de voir. Les personnages nous observaient par centaines depuis les hauteurs où on les avait fixés, l'air grave, torturé. Ce genre de toiles me poussaient toujours à me focaliser sur les figurants qui semblaient, à l'arrière-plan, ne pas comprendre la raison de leur présence dans la scène. Certains se jetaient des regards ahuris ou semblaient chercher quelque chose qu'ils avaient fait tomber ; les petits anges ne pensaient qu'à s'amuser. C’est alors que je remarquai cette étrange posture. L'un de ses bras était collé, raide, à son corps et l'autre était venu se plaquer sur le coude, tâchant de le maintenir en place ou, au contraire, essayant peut-être, en se raccrochant, de prévenir sa propre chute. La torsion pétrifiée de son cou influait directement sur ses lèvres pincées. L’énergie de ses lignes était mobilisée toute entière en direction d'une scène de ferveur dont on ne pouvait dire qu'elle lui était extérieure tant sa passion résonnait avec la brillance écarquillée de ses yeux, à l'orée de la pénombre. Je jetai brièvement un coup d’œil dans la direction de ce regard et cela me permit de confirmer que le mysticisme de l’œuvre n'était pas là où on l'attendait mais bel et bien contenu dans son être, créé par son être.

- C'est terrible, murmura-t-il, impressionné. Qu'est-ce qu'il a fait pour se retrouver comme ça ?

Il fixait un Saint-Sébastien à la belle désinvolture malgré les flèches d'Eros qui hérissaient son corps cambré.

- Il est passé sous le bureau, commentai-je.

- Pardon ? sursauta Sacha.

- La pose est ultra-sensuelle, me justifiai-je.

- Tu trouves ?

- Attends, le peintre a quand même pris un modèle hyper sexy !

Sacha cligna des yeux, choqué de mon impiété. Il percevait les peintures religieuses de la même façon que je les voyais un peu plus jeune. Cruelles et saintes, cadavériques, avec leurs nuages orageux embrasés de lumière sacrée et destructrice. Que les considérations concupiscentes de l'auteur aient pu se glisser dans la toile ne lui avaient même pas effleuré l'esprit.

Dans la salle suivante, j'entrevis une œuvre qui me fit éclater de rire et j'appelai Sacha, plus que jamais perdu dans la contemplation du saint. J'étais certain que ma trouvaille le distrairait de ses idées morbides soudain trempées d'un érotisme dont il ne savait que faire.

- Je te présente Socrate, le patron des philosophes ! m'exclamai-je fièrement, les poings sur les hanches.

- C'est ton patron ? répéta Sacha en posant les yeux sur le mauvais personnage.

- Non, pas lui, le corrigeai-je. Lui, là, avec la grosse barbe. Celui qui fait de grands gestes ridicules et qui a l'air de dire : "J'vous avais prév'nus !"

- Oh.

Sacha inclina la tête, autant pour signifier qu'il avait compris que pour saluer la représentation de Socrate.

- C'était un monsieur très drôle qui passait ses journées à aller à la rencontre de ses concitoyens et à leur poser des questions incongrues, commençai-je à expliquer.

Comme je faisais une pause pour reprendre mon souffle, Sacha en profita pour poser justement une question que je jugeai inepte :

- Du coup, c'est qui à côté ?

- Je suppose que c'est Alcibiade, répondis-je évasivement, impatient de continuer mon histoire.

Mais le tendre Sacha, que mes réflexions désabusées au sujet du Saint-Sébastien avaient essoré de son innocence, témoignait à présent un intérêt marqué pour le beau jeune homme aux cheveux bouclés.

- Il a de l’importance dans l’histoire de Socrate ? s'enquit-il, ignorant.

Je crachai le morceau un peu vulgairement, croyant être ainsi débarrassé :

- C'est son mec.

Les yeux de Sacha se remirent à papillonner, m'obligeant à préciser :

- Enfin, c'est plus compliqué que ça ! Dans la Grèce antique, il arrivait fréquemment que des hommes un peu plus âgés se lient à des adolescents pour assurer leur formation… pour jouer… un rôle… éducatif.

La fin de mon explication s'était dissoute dans une illumination née sur le visage de Sacha. L'étirement malicieux de ses lèvres fit diversion ; il entra dans mes bras sans que je m'en rende compte, y prit sa place sans que je l'aie invité.

- C'est un peu comme toi et moi, résuma-t-il.

- P-pas exactement, bafouillai-je.

- Mais si ! assura Sacha, loin de s'encombrer de mon embarras. Et il énuméra : Tu m'envoies en cours, tu me fais lire des livres, tu m'emmènes au musée...

Il me serrait dans ses bras comme une grosse peluche, la tête collée contre mon torse. Soudain, il eut un élan de joie et m'en compressa la cage thoracique :

- Je suis heureux d'être ici avec toi aujourd'hui !

Sa joie était communicative et je la lui retournai une fois qu'il m'eut rendu ma liberté de mouvement.

- Moi aussi, dis-je, ému, en lui caressant les cheveux.

Nous échangeâmes un baiser.

- Tu penses qu'on a la bénédiction de Socrate ? demanda Sacha en riant.

- Il n'y a pas de doute, répondis-je sur le même ton.

Sacha était beau quand il était heureux. Plus beau que ce Saint-Sébastien lubrique, plus beau que ce prétentieux d'Alcibiade. Il dégageait une aura de couleurs éclatantes qu'il était inacceptable de laisser en pâture à un peintre d'infamies et d'existences terreuses. Je me promis d'y veiller personnellement. L'idée était séduisante de faire de lui une jeune pousse inviolable, de faire de moi le centre de son monde, de lui mon herbe folle.

Nous passâmes du musée à la nuit comme un seul être, un monstre d'affection à deux têtes, fusionnées par les lèvres. Il ne me lâcha pas dans la rue, je ne le lâchai pas dans le métro. Une main appuyée contre la vitre, l'autre passée dans une déchirure de son pantalon qui me permettait le contact avec son genou, j'escaladai depuis le mien le siège où il était pour atteindre sa bouche. Une palette d’émotions secouait la chaleur de mon corps. Je ne sus comment je composai le code pour que nous entrions dans la résidence. Je voulus le porter dans les escaliers afin de ne pas interrompre nos réjouissances mais il sentit mes muscles faiblir au deuxième palier et me cria de le poser. Jamais nous ne courûmes aussi vite à l'appartement. Il était passé devant moi et me tirait par la main, veillant à ce que je le poursuive. Je me jetai sur la porte, jetai les clés dans l'entrée et notre baiser sur le lit. Le choc de la réception sur le matelas désynchronisa nos langues qui se manquèrent. Alors, je me rappelai les services de son genou et allai l'embrasser. Ensuite, pendant que je me déposais sur sa tempe, me promenais dans son cou, il embrassa chacun des cinq doigts de ma main, découvrit ma clavicule et l'arrête de mon nez.

Au bout d'un moment, je le sentis se tortiller sous moi. Il souleva son bassin et je compris qu'il prenait quelque chose dans la poche arrière de son jean.

- Tu veux ? me demanda-t-il.

Nous n'avions pas pris la peine d'allumer la lumière et je mis quelques secondes à identifier l'objet qu'il me tendait. Entre son index et son majeur, il tenait une capote.

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Loutre
Posté le 11/03/2024
Hello !
Très sympa, cette petite virée artistique ! Les réactions de tes personnages face aux œuvres m'ont bien fait rire. Leurs interprétations divergentes révèlent des aspects de leurs personnalités ; certaines remarques m'ont moins plu, car moins naturelles, mais dans l'ensemble j'ai trouvé les échanges très prenants.
Mais la visite sert surtout de toile de fond à la relation qui continue de se développer entre les deux protagonistes. Avec les chapitres précédents, on sent une vraie bascule ; l'intimité entre les personnages devient plus sensuelle, avec des gestes tendres qui deviennent presque quotidiens, mais aussi des moments de complicité. La découverte de la capote à la fin du texte marque évidemment une vraie transition vers une dimension plus intime de leur relation, mais finalement, ce n'est que l'aboutissement de tout un processus que j'ai trouvé généralement bien amené.
Bref, la combinaison de descriptions évocatrices, de dialogues authentiques et de moments intimes marchent vraiment bien, et j'ai hâte de voir quelle direction prendra ton récit.
A bientôt, donc !
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