24) Le fer rouge

 

— Tu plaisantes ? s'étonna Antoine.

— Même pas, répondis-je avec un sourire en coin.

Il se leva du banc et contempla en silence les élèves qui passaient dans la cour, à travers ses nouvelles lunettes. Apparemment, l'excitation des évènements qui avaient eu lieu dans la salle de musique s'était estompée. Selon Antoine, la version officielle disait qu'Octavia, ou quel que soit son vrai nom, avait fait un malaise. L'histoire de ma bagarre avec Aurore, elle, restait inchangée. Quant aux dégâts causés dans la salle, ils avaient rapidement été réparés par Shôgi, avant son départ.

— Mais, c'est dommage, soupira-t-il.

— Comment ça ?

— Ces extraterrestres ont prévu de débarquer que dans quelques siècles... J'aurais aimé pouvoir les rencontrer.

— De tout ce que ça implique, évidemment que tu n'as retenu que ça, dis-je avec humour. Au fait, ces lunettes, elles sont aussi cools que ça ?

— T'imagines même pas ! s'exclama-t-il en se tournant vers moi. Tiens, tu vois cette fille là-bas ?

— Elle s'appelle Camille je crois, répondis-je.

— Camille Trudeau, précisa-t-il. Et en faisant une recherche avec sa photo, je tombe sur ses réseaux sociaux ! Elle était chez son oncle ce week-end et a bien profité de sa piscine. Comme son adresse mail est publique, j'ai pu retrouver tous les comptes qu'elle a créé avec. Beaucoup de forums sur les animaux, d'autres réseaux sociaux, et même un compte PayPal !

— Mouais, on peut déjà faire ce genre de chercher avec un téléphone ou un ordinateur, nuançais-je.

— Sauf que je viens de faire toutes ces recherches, en plus de la photo, en moins de deux secondes, précisa-t-il.

J'écarquillais les yeux. S'il avait pu prendre une photo assez correcte pour obtenir des résultats de recherche rien qu'en la regardant de loin, et qu'il avait pu consulter ces résultats aussi vite, il devenait le profiler ultime.

— C'est assez irresponsable de la part de Tabita de t'avoir donné ces Lenscom, grimaçais-je. Te connaissant, je ne me fais pas de soucis, mais elle, elle te connaissait pas.

— Détrompe-toi, elle nous connaissait très bien, répondit-il immédiatement. J'ai trouvé des dossiers très complets sur nous en cherchant dans la mémoire de ses lunettes.

— Quoi ?! m'offusquais-je en me levant à mon tour. Et t'as trouvé quoi ?

Il se tourna vers moi.

— J'ai découvert que j'avais été mis sous couveuse à ma naissance, parce que j'étais né un peu avant terme. Et en ce qui te concerne, j'ai appris que tu ne te séparais jamais de ton doudou lapin, à la crèche.

Le rouge me monta aux joues. Je me souvenais très bien de l'anecdote, souvent racontée par ma mère, photo à l'appui.

— Pff, et alors ? contrais-je, un brin embarrassée. Elle a enquêté sur moi et sur mes proches. Ça ne m'étonne pas.

— Pour changer de sujet, elle est bel et bien légalement mariée à Lili Walsh, mais a conservé son nom de famille. J'ai même trouvé une note qui explique pourquoi, dans les dossiers personnels qu'elle a laissé ici. (Il tapota ses lunettes) Et je te raconte pas la tonne de vidéos cochonnes que j'ai dû supprimer.

— Alors là, je suis curieuse de savoir ! Pour la raison de son nom, évidemment.

— Son nom de famille, "Shôgi", est en fait le titre donné à la personne la plus intelligente de son peuple, expliqua-t-il. Et il y a longtemps, elle pensait que "Lili" était l'équivalent de ce titre pour les terriens.

Je pouffais de rire, imaginant facilement que Lili Walsh devait lui avoir fait une blague, en lui faisant croire ça. Puis, mon regard fut attiré par Phybie et Layla, qui semblaient discuter en sortant du bâtiment administratif. J'activais alors mon Porcupine Tree, avec plus de facilité que d'habitude, grâce au fragment que j'avais absorbé. Ainsi, je pus voir la marque du cœur sanguinolent sur la gorge de Phybie. Mais ce qui m'intéressait vraiment était celle de Layla. Comme je m'en doutais, elle était porteuse d'une des marques, celle du fer chauffé au rouge. D'ailleurs, la sportive de la classe s'approcha de moi, Phybie partant dans une autre direction, un peu comme si elle m'évitait.

— Hey, Lili ! lança Layla avec un grand sourire.

Je désactivais Porcupine Tree avant de lui répondre de but en blanc :

— Hey, vassale de ma pire ennemie !

Un silence gênant s'installa, pendant lequel Antoine observait fixement Layla, commençant certainement à chercher des informations.

— Ah... Ouais, tu peux les voir, hein ? marmonna-t-elle en passant une main sur sa gorge. Je vais au dojo là, c'est la salle juste à côté du gymnase. Personne s'est encore inscrit, mais tu peux passer, si tu veux !

— Ah, tu renouvelles ton invitation de la dernière fois, remarquais-je avec un sourire en coin.

Elle prit un air grave et fit un pas dans ma direction.

— Je suis sérieuse. Je sais que tu en as après nous, alors autant régler ça, non ?

— Quand tu dis "nous", tu parles de toi et Phybie. Mais de qui d'autre encore ?

Elle afficha un étrange sourire et marqua une pause avant de secouer la tête.

— On connait pas le quatrième, répondit-elle finalement. Mais la Reine Noire parle de lui au masculin.

Je fronçais les sourcils et me levait du banc, avant d'activer Porcupine Tree et d'observer Antoine. Il me lança un regard outré.

— Hey, franchement ?! s'offusqua-t-il.

Je voulais en avoir le cœur net, mais évidemment, il ne portait pas la dernière marque. Celle de la couronne d'araignées. En même temps, rien dans sa vie ne correspondait à la vision que j'avais eu. Je désactivais alors mon pouvoir.

— Tout va bien, les enfants ? déclara soudain une voix.

Layla planta son regard derrière moi et sembla surprise. Pourtant, elle était bien placée pour avoir vu arriver cette personne.

— Madame la proviseure, bonjour, lança Antoine, comme pour me prévenir de qui venait d'arriver.

Je me retournais un peu brusquement et reculait d'un pas.

— Oh, vous pouvez m'appeler Assia, répondit la proviseure en m'observant par-dessus ses lunettes.

D'ailleurs, en la regardant, je me fis la remarque qu'elle devait être plutôt jeune, pour quelqu'un occupant un tel poste.

— Vous... vouliez me parler ? demandais-je sous son regard insistant.

— Oui, répondit-elle. À propos de cet incident avec Aurore.

Je me crispais et sentis un frisson me parcourir. Selon mes propres valeurs morales, je n'avais rien à me reprocher. Mais du point de vue de l'éducation nationale, tabasser une autre élève, même la plus insupportable et toxique qui soit, ne devait pas être aussi acceptable que ça.

— Dites-moi, alors, comment je vais être punie, Assia ? demandais-je.

Elle eut un léger sourire crispé et soupira, avant de hausser les épaules.

— J'en ai connu, des élèves comme toi, dit-elle. Tous des garçons, soit dit en passant. Mais tu as la chance d'être une fille, je me trompe ?

— Je ne sais pas si c'est une chance, répondis-je, sans trop comprendre où elle voulait en venir.

— Hé bien, reprit-elle en passant ses mains derrière son dos. Si tu avais été un garçon, ça aurait constitué des circonstances aggravantes. (Elle eut un autre sourire crispé) Si Aurore avait été un garçon, ça aurait encore été différent. En ta faveur.

— Venez-en au fait, Assia, dis-je en essayant de prendre le ton le moins agressif possible.

La proviseure marqua une pause, puis elle leva les yeux au ciel, comme pour faire semblant de réfléchir, et ricana silencieusement.

— Une chamaillerie entre filles qui a mal tournée, fit-elle en appuyant sur le côté hypothétique de sa phrase. Elle ennuyait ton amie Octavia, tu as pris sa défense, et ça a dégénéré. En plus, la famille d'Aurore lui a plutôt reproché d'avoir cherché les ennuis une fois de plus. Si tu avais été un garçon, par contre...

— Vous semblez beaucoup insister sur ce dernier point, remarquais-je. Et alors, ma punition ?

Elle fronça légèrement les sourcils et me transperça du regard.

— Vu ce que tu as déjà subi, suite à ces évènements, et puisque personne ne semble vouloir que des mesures soient prisent, tu t'en sors avec un avertissement. Un très gros avertissement, ajouta-t-elle.

J'écarquillais brièvement les yeux et échangeais un regard interloqué avec Antoine.

— Vraiment ? demandais-je, incrédule. Si c'est Lindermark qui vous a dit de-

— Emily m'a mise à ce poste, m'interrompit-elle sans se départir de son air inquisiteur. Parce qu'elle sait que je ne ferais pas de traitement de faveur. Ni pour toi, ni pour les porteurs de marque, conclut-elle en observant Layla.

Je me tournais brièvement vers mes deux camarades de classe, puis vers Assia, sans trop savoir quoi penser.

— Merci, ça ne se reproduira plus, dis-je sans trop y croire.

— Il vaudrait mieux, répondit-elle, comme un automatisme. Bien, je vous laisse, les enfants. Il va bientôt être l'heure de manger, conclut-elle avant de tourner les talons et de s'éloigner.

Un silence s'installa, pendant lequel aucun de nous ne savait ce qu'il convenait de dire. Antoine soupira de soulagement, de ne pas avoir été mis en cause par sa seule présence sur les lieux de l'incident. Layla, elle, semblait également être soulagée du départ de la proviseure, pour une raison qui m'échappait.

— Elle me fait flipper, commenta-t-elle. On dirait qu'elle sait des trucs qu'elle est pas sensée savoir.

Je me tournais vers Antoine et lui demandais :

— Tu as eu le temps ?

— Oui, répondit-il. Elle a trente-six ans et a eu une carrière fulgurante. Elle est justement réputée pour être très renseignée sur ses élèves et tout ce qui se passe dans son établissement. Jusqu'à maintenant, elle n'a travaillé que dans des établissements "à problèmes".

Layla jura entre ses dents.

— Je l'aime pas, putain ! grogna-t-elle.

— Et toi, reprit Antoine en montrant Layla du doigt. Tu n'existes que depuis trois ans.

L'intéressée sursauta et lança un regard assassin à mon ami. Elle fit un pas dans sa direction, mais je m'interposais immédiatement.

— Garde cette énergie pour le dojo, dis-je simplement. Il dit juste ça parce qu'il n'a rien trouvé de plus ancien sur toi, en cherchant sur internet. (je tournais la tête vers mon ami) Pas vrai ?

— Heu, oui, répondit-il, un peu intimidé.

Layla serra les dents, elle avait l'air particulièrement remonté, pour une raison qui m'échappait.

— Je t'attends quinze minutes, pas une de plus, siffla-t-elle entre ses dents, avant de se diriger vers le gymnase.

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