23h30

Par Rouky

Je ne sais même pas où je vais. Je ne sais même pas pourquoi je me suis embêté à ramener Silas avec moi. J’en ai marre de courir, surtout quand j’ignore où aller.

J’aperçois alors un bâtiment qui me semble délabré, comme une vieille église abandonnée. Peut-être la même église dans laquelle Silas prétend que l’on s’est tous les deux réveillés.

La porte est entrouverte, à moitié cassée. Sans me demander si des fous furieux pourraient nous y attendre à l’intérieur, je m’y engouffre avec Silas.

Heureusement, l’intérieur est vide. Froid, sombre, éclairé seulement par la lune, mais vide.

Je lâche Silas, et me laisse tomber dans un coin poussiéreux.

— Putain, jurai-je. Je nage en plein cauchemar.

Sans un bruit, Silas s’assoit à ma gauche.

— Merci, dit-il dans un souffle.

— Pourquoi ? aboyai-je d’un ton brusque.

— Ben... pour m’avoir sauvé. Tu m’as sauvé de l’homme à la fourche, et tu m’as sauvé des flammes. Donc merci, et merci.

— J’ai juste agi par instinct, grommellai-je.

— Hmm...

Il semble peu convaincu, mais je m’en fiche. Je ferme les yeux un instant. J’essaie de me souvenir, j’essaie... Mais rien ne vient.

— Comment je m’appelle ? dis-je pour moi-même.

— Le héros, rit Silas.

— N’importe quoi... Je ne me sens pas comme un héros.

Loin de là, même. Je perds facilement le contrôle, mes poings parlent avant ma voix. Je me sens capable du pire, si je ne l’ai pas déjà fait.

— Donc tu maintiens que tu ne sais absolument rien ? demandai-je. Je ne t’ai pas donné mon nom, par hasard ?

Silas se déplace face à moi, me dévisage de son regard d’ambre.

— Je te le jure, chuchote-t-il. Je ne sais rien. Je me suis réveillé comme toi, sans savoir où je suis. Et non, tu ne m’as jamais donné ton nom. Tout ce que je connais, c’est la date.

— Quelle date ? Et comment tu sais ça, tu as trouvé un journal ?

— Non, c’est un des détraqués qui avait hurlé : “Que le 21 décembre 1620 reste un jour historique !”.

— Quoi ? m’étranglai-je. 1620 ? Mais ces gens sont vraiment fous !

Une idée me vient soudain en tête, et je me mets à fouiller mes poches. Silas dû deviner mes intentions, car il m’apprit d’un ton las :

— Aucun téléphone. Pas de moyen de communication, pas de police. Aucune personne saine d’esprit. C’est comme si on s’était téléportait dans le temps.

— Je n’y crois pas, grognai-je.

— Moi non plus je n’y crois pas. Mais je ne trouve pas de meilleures explications. On a déjà tenté de sortir de la ville, sans succès. C’est comme si la forêt s’étirait, nous interdisant de sortir.

— Je ne te crois pas, répètai-je.

— Je te comprends. Après tout, je suis redevenu un inconnu à tes yeux.

— Ce que tu disais tout à l’heure, me souvenais-je, comme quoi on a vécu des choses avant que je n’oublie tout. De quoi tu parlais ?

Silas déglutit, détourne le regard.

— De rien, s’empresse-t-il de dire. Rien d’important.

— Pourquoi tu me mens ? Tu as peur de ma réaction ?

— Non ! s’écrie-t-il en bombant le torse. Tu n’a jamais levé la main sur moi, sauf dans le parc. Mais je te fais assez confiance pour ne pas me faire de mal.

— Tu parles comme si on se connaissait depuis longtemps ! m’agaçai-je. Alors quoi, tu représentais quelque chose pour moi ? Je te connais d’avant cette nuit ?

— Non, on ne se connaissait pas avant.

Il a presque l’air déçu.

— Alors pourquoi ? demandai-je. Pourquoi tu as l’air de tenir autant à moi ?

Il fronce les sourcils, se pince les lèvres. On dirait bien que je l’ai vexé.

— Pour toi, ce cauchemar dure depuis peu. Mais moi je possède encore tous mes souvenirs. On nage dans ce délire depuis une éternité. J’ai l’impression que cette nuit dure des jours, peut-être même des mois ! C’est une nuit sans fin, je ne sais même pas si le soleil se lèvera un jour. On passe notre temps à fuir, à craindre pour notre vie, à chercher de la nourriture ! J’ai l’impression d’être une bête traquée qui doit toujours rester sur ses gardes pour ne pas mourir. Je suis tellement fatigué ! Alors oui, on se connaît depuis peu, même si le temps est relatif ici. Mais le temps que j’ai passé avec toi compte beaucoup pour moi, car tu es mon compagnon dans ce cauchemar.

J’ignore si c’est réellement l’effet de ses propos qui me touchent, mais je me sens soudain attendri envers ce jeune homme effrayé. Il doit être en effet plus facile d’avoir tout oublié, plutôt que de se souvenir de chaque seconde de cette traque interminable.

Je constate seulement maintenant ses yeux rougis, ses cernes prononcés, sa posture affalée...

Je soupire en levant les yeux au ciel.

— Tu veux dormir ? demandai-je d’un ton attendri.

Silas hausse les sourcils, mais ne répond pas.

— Tant pis pour toi, dis-je. Je vais roupi-

— Oui, me coupe-t-il. J’ai terriblement besoin de dormir.

— Alors allonge-toi. Je m’occupe de monter la garde. Qui sait, peut-être qu’à ton réveil le soleil se sera enfin levé.

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